Guillaume Navaud

Lycée Henri IV - Paris

Y a-t-il chez Aristote un art du spectacle ?

Aristote est-il un polémiste anti-spectaculaire, comme l’affirment des voix prépondérantes dans le champ des arts du spectacle (Florence Dupont, Oliver Taplin ou Hans-Thies Lehmann) ? ou bien au contraire le précurseur de la sémiologie théâtrale et de l’écriture de plateau, comme le soutiennent Marco de Marinis ou Elena Marino ? Si ces deux lectures incompatibles coexistent aujourd’hui, c’est que les uns et les autres tantôt ne lisent pas le même texte de la Poétique, tantôt le comprennent différemment : pour démêler cet écheveau, il convient de revenir sur l’histoire de la réception de la question de l’opsis. Dès la Renaissance italienne, les interprétations qui en font une partie intégrante du drame se sont opposées à celles qui la rejetaient comme accessoire, voire dangereuse. Ces dernières, guidées par une méfiance envers les pouvoirs du sensible issue du platonisme chrétien, s’imposèrent presque sans partage de l’âge classique jusqu’au milieu du XXe siècle, au point d’engager des corrections successives des passages où Aristote faisait droit à l’opsis dans le drame : ce n’est donc pas tant Aristote lui-même que la vulgate néo-aristotélicienne qui fait office de repoussoir pour les arts du spectacle. La prise en compte de cette histoire de la réception (par exemple par Francesco Donadi) a depuis lors permis de revenir au texte des manuscrits et, par ricochet, de repenser la place de l’opsis à la lumière de l’articulation, fondamentale dans la pensée d’Aristote, entre sensible et intelligible (voir notamment les travaux de Victor Goldschmidt et Daniele Guastini). Si Aristote admet que puisse exister un art du spectacle, il le situe néanmoins aux marges de l’art poétique proprement dit : l’absence dans la Poétique de développements consacrés aux techniques de l’opsis s’explique ainsi par la perspective philosophique spécifique à Aristote, à la fois téléologique (centrée sur le mythos intelligible considéré comme cause finale du drame) et fondée sur une subordination des techniques d’exécution à l’art du poète auquel est réservé une fonction architectonique.