Les Carnets d'Autopsie de Minuit [9]

aller voir du côté de MINUIT,

des chapitres 21 à 30

À LA LISIÈRE DU SENS.

L’auteur dépose le mot. Délicatement. Du bout des doigts. Comme si le fil de sa vie en dépendait. Ne tenait qu'à un fil. Une goutte d'eau. Un pétale, flottant à la surface de l'eau. Juste à côté du sens : pas vraiment dedans, pas dehors non plus.

L’auteur lui-même se trouve à cette situation privilégiée, comme sur un promontoire, sur lequel il s'est déterminé à prendre position, comme au-dessus d'un précipice : à la lisière du sens.

Il frôle le sens – parfois de multiples sens. Le rapport devient ambigu, tendu, quelquefois vertigineux, la torsion jusqu’au dernier degré, à la limite de la rupture, entre le mot et le sens. S’ils ont été correctement choisis et mis en rapport – s’il s’avère qu’ils vibrent à l’unisson, peu ou prou selon la même fréquence –, alors le sens et le mot entrent en résonance.

Dans un paragraphe de Trois heures trente à feu vif (chapitre 47) – paragraphe qui lui a été une sorte de révélation à l’écriture –, l’auteur relève :

… à l’aune de l’air livide qui descend sur les toits, coule sous le ciel, gravide, l’amas où se pressent les monceaux de suie...

Il mesure combien résonne plus intensément la formulation, sur le fil du rasoir, à la limite de déchirer la peau du sens, avec, à la lecture, une perception plus physique qu’intellectuelle, plus de l’ordre du ressenti que ne l’aurait fait une périphrase difficile, à peu près comme : "… annonçant l'orage, les nuages noir de charbon se serraient les uns contre les autres en un amoncellement lourd, tandis que, ou plutôt de même que la grisaille descendait sur les toits …"

De même tordant la syntaxe – comme ici le segment coule sous le ciel, gravide dont on ne sait vraiment à quel terme de la phrase il se rapporte : s’il s’agit de celui qui le précède ou celui qui le suit –, l’auteur pousse la structure de la phrase jusqu’à son point de résistance ultime, là du moins où il pense qu’elle n'est pas loin de rompre. Dans un cas comme dans l’autre – qu'il s'agisse du mot ou de la syntaxe –, l’auteur opère, en toute connaissance, un détournement de sens. Kidnappe le sens original d’une expression et l’amène là où il ne devait pas aller.

Il est des mots qui semblent attendre, posés au bord d'une pente glissante, semblant ne demander qu'à y basculer, attendant seulement que quelqu'un, passant par là, les frôle, les frôle seulement, et qu'ils glissent du côté qui ne leur était pas (pré-)destiné : là où ils n'étaient pas attendus. Il est des glissements pour lesquels un rien, un tout petit rien, ne serait-ce qu'une pousse légère, suffit à les transformer en de puissants maelstroms. Dans une moindre proportion, dans Minuit, au moment du passage des douze par la trappe rouillée donnant sur la berge : Pour passer de l’autre côté, ils n’iront pas par quatre chemins : ils rentreront par la petite porte (chapitre 26). Puis, à ce même instant, lorsque les douze retirent leurs couvre-chefs, pour la bonne raison que ces éléments vestimentaires se seraient révélés tout aussi encombrants qu’inutiles après le passage à la trappe (chapitre 27). Ou encore avec Numéro Dix, lequel devient tout à coup l'exécuteur des basses besognes, simplement parce qu'il est recroquevillé sur lui-même, au niveau de la petite trappe, s’employant à en faire céder la serrure…

Mais attention, gros balourds prétentieux, à la main lourde, s'abstenir : d'aucune façon il ne s'agit de martyriser le texte. Tout est permis à celui qui sait s’arrêter à point. Il faut être dans la précision et s’appliquer à y rester, ou tout au moins dans une mesure de tous les instants. Pas de discours intempestif, racoleur, grand-guignolesque, prétendument expérimental ou avant-gardiste, lesquels ne fonctionnent qu’à vide, plus dans le non-sens que dans le sens, et n’apportent rien, sinon la marque facilement reconnaissable de l’imposture, grossière, de l’incapacité de leurs auteurs, et, au bout du compte, la marque des médiocres – celle de ceux à qui l’auteur, saisissant l'opportunité, consacrera un Carnet ultérieur –, la marque, fatale, rédhibitoire, toute en condescendance, du mépris adressé à l’intelligence du lecteur.


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[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, neuvième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, le mercredi 18 juin 2008, 12 heures, 12 minutes et 12 secondes, heure de Reykjavic, Islande (UTC/GMT +0)]