Les Carnets d'Autopsie de Minuit [19]

Le message, c’est le média.

Marshall McLuhan, 1968

LES MOTS DE LA FIN.

Il est des boutons si discrets, si ténus, si graciles, que l’on a peine à croire qu’ils peuvent être le prélude à l’éclosion de fleurs volubiles, parées de couleurs luxuriantes, au parfum expansif.

L’auteur croit avoir tout dit de ce qu’il devait ou pensait devoir dire, à un certain moment et à un certain endroit : ici et maintenant. Feu Minuit n’aura pas été l’objet de la convoitise d’une entreprise d’équarrissage. N'aura pas fait les frais d'un dernier voyage. Et à plus forte raison d'une oraison funèbre. Désormais, et ce jusqu’à la fin des temps, Minuit resplendit dans l'insolite clarté du soleil de minuit. Par ailleurs, n’ayant en aucune manière l'intention d'entraver la marche inexorable de la justice des Hommes, l’auteur ne dira pas, pas plus qu’il ne les laissera entendre, les soupçons qu'il a formés sur l’identité du (ou des) assassin(s). L’auteur ne fera pas appel. L’auteur ne réclamera ni ne pratiquera une seconde autopsie, encore moins une autopsie d’AUTOPSIE DE MINUIT. L’auteur en restera là. Il n’en dira pas plus, sachant pour autant – du moins ose-t-il l’espérer – que le débat est loin d’être clos.

Tel était le but premier d’AUTOPSIE DE MINUIT : s'il le fallait, insuffler la vie au texte de Minuit. Quant au moteur d’AUTOPSIE DE MINUIT, il n’aura pas été autre chose qu’une colère. Le sort infligé à Minuit a laissé une cicatrice dont l'auteur, longtemps, a pensé qu'elle ne se refermerait jamais, une colère en lieu et place d'une cicatrice douloureuse, chevillée au corps, tenace, de tous les instants.

Une colère qui ne trouve pas sa voie d’expression et se retourne fatalement contre celui en qui elle a élu domicile. Elle fait à l’intérieur de la personne un incessant travail de sape, laminant jusqu’à l’implosion. Qu’il soit donné à chacun de se préserver des affres de l’aigreur, et, à aucun instant, de ne pas prêter le flanc au ressentiment. Et, chaque fois que c’est nécessaire, et quand c’est de l’ordre du possible, que chacun soit à même de livrer bataille. Toute révolte véritable naît et s'enracine sur une volonté farouche de retrouver la dignité perdue. Aller de l'avant, être debout, marcher la tête haute, et ne demander à personne de le faire à sa place.

Il semblerait que l’auteur ait cru avoir entendu présumer, de source sûre, et ce jusqu’à plus ample informé dans les milieux autorisés, que selon toute vraisemblance Minuit serait mort : mais a-t-on déjà vu un mort prendre les armes ? À la veille de l’ébauche d’AUTOPSIE DE MINUIT, l’auteur était en passe de ne devenir que colère, et c’est sous les piques du salutaire aiguillon que se sont écrits les Carnets successifs. Il y avait des baffes, et bien plus encore, qui se perdaient. Et quelques figures, par inadvertance venues au mieux essuyer leurs pieds, sinon déféquer sur l’auteur, quelques figures édifiantes ont fourni le matériau idéal d’un plaisant et salutaire jeu de massacre. Jeu de massacre en bonne et due forme, dont lesdites figures ne pouvaient qu’être les cibles désignées : l’auteur, très longtemps – c'est tout à son déshonneur –, l'auteur longtemps s’est tu. Il a paré les coups les plus bas. Longtemps, trop longtemps. Puis, à son tour, enfin, un jour, n'étant pas lesté d'un penchant masochiste, sans même s'en rendre compte, l'auteur en est venu à serrer les poings. Puis il a lâché un coup. Puis un autre. Et un autre coup encore. Puis une volée de coups. Taper, et taper encore. Ne pas y aller de main morte. Le plus fort possible. Jusqu'à l'extinction du feu de la colère.

Si fort et si bien – l'auteur ayant si peu boudé son plaisir – qu'aujourd’hui, pour lui, les pendules sont remises à l’heure, les comptes réglés, et, en prime et pour solde de tout compte, chacun est remis à sa place – l'éditeur, en premier lieu, à sa place de collectionneur entiché de son catalogue –, et Minuit et son auteur heureusement ayant quitté les eaux troubles pour refaire surface. Sachant, enfin, qu'il n'est jamais inutile, à intervalles plus ou moins réguliers, de secouer le panier de crabes. Sinon, de lui administrer un coup de pied.

Il est des fleurs si volubiles, parées de couleurs si luxuriantes, au parfum si expansif, que l’on se prendrait à rêver qu’elles sont la promesse de fruits admirables, d’une chair à la saveur exquise.

L’auteur a tout dit. Tout sauf l’essentiel : ce qui reste à dire constituant justement l’essentiel. Car l’essentiel est toujours à faire. Un discours qui essaie de s’adresser à l’intelligence soulève souvent autant – sinon plus – de questions qu’il n’en élucide. Là est l'essence de la générosité : que le discours dise, une seule fois, que sa tâche est, une fois pour toutes, achevée, et il devient dans l’instant même un discours nul et non avenu : mort. La littérature est un accomplissement permanent de l’inachevé. Recommencer, faire, toujours faire, faire et refaire, défaire, chercher, toujours, trouver, un temps ne plus considérer, puis remettre à l’ordre du jour, et chercher, et faire et défaire encore.

L’essentiel, c’est encore ce que l’auteur ne sait pas avoir dit, ce qu’il a quand même – peut-être – dit, en partie, malgré lui, et dont le lecteur fera lecture, tout ou partie, entre les lignes de mots posés en toute conscience. Quand cette part cachée, involontaire, n’est pas présente, c’est que le texte n’est pas un texte littéraire. Et l’auteur, lorsqu’il a vocation à être un auteur, quel que soit son art, bâtissant son discours de la manière la plus maîtrisée qui soit, l'auteur laisse bien volontiers cette part cachée lui échapper et aller à l'autre de ses propres ailes.

Il est des fruits dans lesquels on mord à pleines dents, des fruits si admirables, d’une chair à la saveur si exquise, que l'on est en droit de se demander quelles fleurs ont pu les précéder. Des fleurs que l’on se surprend à rêver plus admirables encore que les fruits qu’elles ont engendrés. Des fleurs que l’on n’a jamais vues, ou bien que l’on croit n’avoir jamais vues, dont on se demande si on n’a pas déjà eu à les admirer, ou bien devant lesquelles il nous est sans doute arrivé d'être les passants, juste à côté, tout près, une fois au moins, sans même les voir.

La diffusion a été, est, demeurera le nerf de la guerre de toute création. Pour mémoire, et aussi loin qu’il se souvienne, l'auteur entrevoit la littérature comme s'étant constamment déployée vers des formes nouvelles, se les appropriant, les nouvelles formes n’excluant pas les précédentes, au contraire les incluant. Avec l’invention de l’écriture, la littérature a vraisemblablement perdu quelque chose du chant et de l’oralité ; avec la typographie, quelque chose s’est perdu de la calligraphie : et pourtant, à aucun moment de ses métamorphoses, cela n’a pas empêché les œuvres de faire surface…

L'auteur s'attache à garder présent à l’esprit que les vecteurs de la lecture, ne serait-ce que pour le papier, les vecteurs n’ont jamais été uniques et immuables, et, comme par le passé, dans le présent et le futur il n'y a aucune raison pour qu'il en soit autrement. Madame Bovary dans la Revue de Paris. Zola en feuilleton, dans la presse quotidienne. Sans a priori, sans snobisme, sans préciosité, sans convoitise. Ne jamais oublier, c’est se souvenir aussi que Proust, un temps dédaigné par une jeune et – déjà – respectable et auguste maison d’édition, a édité à compte d’auteur, d’abord dans Le Figaro, puis au sein des éditions Grasset, les premiers chapitres de ce qui allait devenir une certaine… À la recherche du temps perdu : faut-il pour cela que s’abatte aujourd’hui sur lui le jugement des médiocres bien-pensants ? Quant à La vie mode d’emploi, fleur tout aussi précieuse de la littérature universelle, refusée en son temps par la plupart des maisons d’édition, quant à lui le romans de Perec ne doit son salut, finalement, qu’à une maison d’édition – Hachette, pour ne pas la nommer – dont aujourd’hui il est de bon ton de dire qu'elle est peu recommandable. Georges Perec n’en est pas moins devenu le fonds de commerce réapproprié, revendiqué, lucratif, de ces mêmes maisons d’édition aux très honorables pignons sur rues – pour la plupart d'immodestes et peu scrupuleuses raclures participant à ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'économie du livre. Ces œuvres comme tant d’autres illustrant la nécessité selon laquelle seule compte la possibilité d’un support, ou medium, comme on voudra, vecteur quoi qu’il en soit pourvu d’une certaine pérennité et dépourvu du prisme déformant de la censure, affichée comme telle ou, pire encore, larvée. Le reste n’étant que foutaise.

Un temps, comme tout un chacun, l'auteur a pris à son compte la figure imposée qui consiste à participer benoîtement au concert de louanges – parfois au chœur de pleureuses – adressés à l'éditeur. Longtemps l'auteur n'a pas entendu – ou fait mine de ne pas entendre – les – pourtant multiples – coups d'avertisseurs. L'auteur sait désormais qu'il n'a rien à attendre de l'éditeur – pas plus de ceux qui en sont les soutiens benêts et inconditionnels : désormais on ne le reprendra plus à prendre les vessies pour des lanternes.

Personne, si ce ne sont même pas ses créateurs, et encore moins ceux qui s’en font leurs revenus, n’est le dépositaire exclusif de la création. N’en déplaise en premier lieu au pré carré bien-pensant, la gangrène pontifiante, pompière et méprisante, des bonnes gensdequlture, celle qui piétine chaque jour ce que le lecteur a de plus cher.

En somme il n’est jamais inutile de rappeler à l’esprit les vérités élémentaires, au nombre desquelles celle-ci, qui paraît aujourd’hui plus vraie que jamais : sans écrivain, il n’y a pas d’éditeur ; et, à l’inverse, sans éditeur, du moins tels que nous les connaissons, il y aura toujours des écrivains, et, comme elle a toujours été, la littérature sera toujours. AUTOPSIE DE MINUIT, c’est l’histoire, au début du XXIe siècle, de la reprise en main, par l’auteur, de son œuvre. Reprise en main de l'œuvre qui appartient, en premier lieu, au lecteur et à l’auteur. Le propos n'étant que de faire en sorte d'interposer aussi peu que possible, entre l'auteur et le lecteur, la parasitaire figure de l'éditeur. Ou bien, quand l'hautaine figure est inévitable, comme un mal nécessaire, faire qu'entre l'auteur et l'éditeur le rapport soit le moins torve possible et dépollué des gargarismes moralisateurs et bien-pensants : accord conditionnel et, quand il y a rapport de force, si prédominance il y a, que ce soit celle de l'auteur, et non du pouvoir économique de l'éditeur.

Car au fond la question de fond est : quelle est, en dehors de sa capacité économique à produire le support livre, quelle est la légitimité réelle – morale, sociale, artistique, intellectuelle – de l'éditeur ? Quelle est sa légitimité dans le fait de s'interposer entre l'auteur et le lecteur, avec droit de vie et de mort sur le texte – légitimité relayée et amplifiée par le fait que les instances culturelles publiques ou simili-publiques apportent leur soutien prioritairement aux auteurs édités à compte d'éditeur, délégant – abandonnant – ainsi leur propre capacité à évaluer les œuvres à ces mêmes éditeurs ?

Qui n'a jamais entendu, au moins une fois, le discours d'un éditeur pérorant, en une coutumière provocation de donneur de leçon, et indiquant ce que, pour lui, doit être la littérature, et ce qu'il attend de l'auteur ? Curieux tableau que celui qui met en scène un cul-de-jatte-né, au mieux un sempiternel sédentaire aux pieds pantouflés, dictant à celui qui n'épargne aucun de ses efforts et donne tout de sa personne, au prix d'immenses sacrifices, pour essayer de devenir un honorable coureur de vitesse, le cul-de-jatte-né ou le sempiternel sédentaire donnant les consignes du geste parfait...

Quelque chose est en train de changer. AUTOPSIE DE MINUIT est, tout simplement, un début. Au bout du compte AUTOPSIE DE MINUIT aura – pour sa part très modestement – concouru au début de l’histoire, désormais sérieusement entamée, d’une rupture consommée. Capacité à dire et à être entendu, jusqu’à l’autre bout du monde : une voix d’une portée inouïe, une force de frappe sans précédent, comme elle n’a jamais été. L’auteur ressentant une jubilation certaine, à grand-peine contenue, à songer qu’à tout moment, quelque part dans le monde – ici, peut-être, parmi les effluves suaves de café de la cuisine d’un appartement du cinquante-troisième étage d’une tour de Kuala Lumpur, ou là, à Istanbul, assis près d’une rive bruyante du Bosphore – est-ce du côté de l'Orient, ou du côté de l'Occident, qui sait ? –, ici encore, à Baden-Baden, allongé de tout son long sur une méridienne des Thermes de Caracalla, là encore, à Reykjavik, au pied de l’horloge quadricéphale de la cathédrale Hallgrímskirkja –, à tout instant, quelque part dans le monde, une personne, et quand bien même elle ne serait qu’une seule personne, une personne peut être en dans l’action de lire une page de l’auteur. L’auteur retire de cet état de faits, fût-il potentiel, une satisfaction incommensurable, à tel point incommensurable qu’elle entre de plain-pied, et c’est peu de le dire, dans le territoire très fermé de l’indicible. L’auteur se prend à jubiler. Que sa joie demeure et que l'ivresse l'enivre encore. Satisfaction d’autant plus entière qu’elle n’a pas eu à côtoyer – c'est là peut-être sa plus grande joie – la moindre once de compromission : via le média électronique, et nul autre, l’écriture s’étant départie des nauséabonds conservatisme et rigorisme de rigueur.

Nul doute qu'il se trouvera mauvaises langues à foison pour dire l’auteur pétri d'une doucereuse naïveté. Mais l’auteur n'est pas ici pour réciter : il ne fait que constater. Le processus est en cours et, inéluctable, quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, quelles que soient nos gesticulations, il suivra de lui-même son cours, jusqu’à son aboutissement. Et ici, à présent, comme toujours en pareille situation, la question ne se pose pas en d’autres termes ni autre alternative : veut-on être dedans et acteur, ou bien rester en dehors et spectateur – en cela ressemblant, à s'y méprendre, à la vache qui, faisant l'autruche, enfouit sa tête pour ne pas voir passer les trains ? C'est de l'ordre du fait, et gloser indéfiniment autour de ce fait est en pure perte de temps : il faudra s'y habituer. Quant à ceux du très réservé pré-carré des qultureux qui diront en une sorte de mépris que l'auteur s'auto-édite par le biais électronique, celui-ci leur demande seulement le droit, si ce n'est pas trop demander, de faire porter et entendre sa voix : l'auteur ne demande qu'à être connu.

Il est des boutons floraux dont nous ne savons même pas qu’ils sont des boutons. Dont nous pensons, en les savourant, qu’ils sont des fruits. Des boutons dont a fortiori il ne nous sera jamais donné de connaître, sinon par accident, la fleur volubile, parée de couleurs luxuriantes, au parfum expansif.

L’œuvre n’est pas de l'ordre du consommable. Si elle est une œuvre, elle est une part d’éternité. L’œuvre donne sans compter. Loin de l’auteur de dicter le dogme de prétendues supériorités intellectuelles : la création est potentiellement présente partout. Et ce n’est pas parce qu’une création est inintelligible qu’elle dit forcément quelque chose. Dans la très grande majorité des cas, la soi-disant complexité est le masque grossier du vide. Et bien des créations qui sont d’un abord léger n’en restent pas moins des chef-d’œuvres. Comme ces architectures, des plus sommaires aux plus improbables, architectures à l'intérieur desquelles s'épanouissent nos vies, la littérature est faite pour être habitée : c’est au lecteur, et à lui seul, et à sa manière – comme il l’entend –, que revient le droit naturel et imprescriptible d’être l’occupant des lieux.

Les textes sont cette fleur d'étrangeté dont chacun nourrit son désir, dont quelquefois, rarement, quelquefois sans en avoir pleinement conscience, nous approchons le bouton, tout aussi éphémère, mais autour duquel nous ne ferons jamais que tourner : la littérature est cette fleur rare que chacun cherche, sans relâche et sans la connaître, et qui – parce qu’au début était le verbe – précède toute forme d’humanité.

Les formes de la littérature viennent à la vie, se travestissent au gré d’une nécessité couvée de longue date, qui se fait jour sans crier gare, dans un instant unique, à l'intérieur d'un repli inattendu, s’éteignent, reviennent à la vie à la faveur d’une fulgurance, amenée par une affinité ou une répulsion. L’apparition de la littérature – ou de tout autre art – est dans la manière la plus anodine qui puisse être, sans avoir la conscience pleine et réelle de son état : sans se connaître ni se vouloir, ni se prétendre comme telle :

La seule chose que l’on pouvait apercevoir, d’en bas, c’était le lustre. Un vieux lustre de plastique moulé comme l’on en fabriquait par centaines dans les années cinquante pour donner à leur propriétaire l’illusion d’habiter un appartement cossu.

C’est ainsi, précisément, ce que dit d’elle-même, du seul fait de sa présence – sans l’intention préconçue de le dire –, la nouvelle Le guetteur de la place des Charmilles, de Gilles Moraton : en dehors de toute contingence, la littérature est. Elle se manifeste dans une variété de formes dont seuls les simples d’esprit – quelquefois, pour aussi bizarre que cela puisse paraître, parés de la toge professorale –, des formes infinies dont seuls les simples d’esprit disent connaître les limites. La littérature est, et c’est tout. Et, étant, la littérature ramène sans cesse aux questionnements essentiels. Comme les premiers signes des peintures pariétales, à ce que l’Humanité a de plus essentiel. De ce fait transgressant les non-dits, quels qu'ils soient, et ramenant à la forme la plus achevée de l'universalité : au questionnement de l'Homme face au monde : l’avant et l’après Humanité :

À force de frustration, de passages anodins sur la place à n’importe quelle heure de la nuit, à force d’interrogations, il avait fini par se décider à espionner la fenêtre une nuit entière pour savoir si seul le hasard faisait qu’elle était toujours éclairée quand il passait ou si réellement elle restait allumée toute la nuit (Gilles Moraton, Le guetteur de la place des Charmilles).

La littérature est dans une poursuite de tous les instants : celle qui a pour but de découvrir ce qui fait sens et, incessamment, immanquablement, se dérobe, s’occulte, se glisse derrière le voile de la réalité : la littérature est dans le défi permanent aux apparences :

En haut, sous les toits, un dégagement de la charpente permettait l’accès à l’appartement. Celui de la fenêtre. Il resta là un long moment, l’index en suspens à quelques centimètres de la sonnette tandis que la tempête se déclenchait dans sa poitrine (Gilles Moraton, Le Guetteur de la place des Charmilles).

L’auteur, quant à lui, parce qu’il est dans la recherche, incessante, du paradis perdu des mots ; parce qu’il se met à dos, par la force des choses, tous les conservatismes – à commencer celui de ceux qui passent le plus clair de leur temps à se déclamer progressistes –, parce qu’il est l’objet, quelquefois des foudres, quelquefois d’une condescendance amusée, au mieux d’une irritation envieuse, de suspicion, d’une curiosité maladive ou d’une admiration dévote, attitudes diverses et parfois concomitantes, également teintées d'agacement et d'incompréhension, lui venant non de tous, loin de là, mais de bon nombre de ses congénères ; parce qu’enfin il ressent la nécessité de se placer de lui-même à l’écart du monde pour mieux en entendre les bruits, l’auteur est un exilé à demeure. C’est à la fois son chemin de croix et l'admirable ligne de vie que lui assigne sa bonne étoile.

Il n'en reste pas moins qu'au même titre que les pires, les meilleures choses ont une fin. L’auteur a déjà composé une suite de mots comme : quand on n’a rien à dire, il faut se taire. Se trouvant enfin dans la situation de celui qui n’a plus rien à dire, l’auteur prend aussitôt l’attitude de celui qui n’a pas mieux à faire que de se retirer, se mettant pour le coup à l’écoute des autres et du monde. Et même, même si AUTOPSIE DE MINUIT est fini, à livrer, l’auteur a encore de beaux restes. L’auteur enterre la hache de guerre. Fort de l’expérience nouvellement acquise dans l’art subtil de la maltraitance du mépris et de la bêtise, il enterre la hache de guerre à petite portée de main : se vis pacem, para bellum, comme dirait l'Antique dans le texte. Il ne tardera pas à refaire surface, cette fois, puisque la guerre est finie, morte et enterrée, et s’il revient avec le fusil, ce sera avec la fleur au bout du fusil. L’auteur se retire avec armes et bagages, non sans déplaisir – il se sera plu à disserter sur lui-même à la troisième personne, considérant sa tierce personne toujours sous la lumière la plus flatteuse, arborant le masque de l’objectivité si chère à nos chers donneurs de leçons, qui sont aussi nos censeurs.

Et puisqu’il en est arrivé au dernier mot de la fin, l’auteur s’en saisit pour dire qu’il n’a pas encore dit son dernier mot. En effet, même si, on a pu le constater, cela peut devenir une partie de plaisir, distribuer les baffes, même à des têtes à claques, distribuer les baffes n’est pas une activité de tout repos. Ainsi, avant de quitter enfin l’assidu lecteur, en partie désireux de ne pas finir en mocheté, en partie soucieux aussi de ne pas correspondre en tous points à l’une des figures esquissées par Balzac, en guise d’épilogue, dans un vingtième et dernier Carnet, l’auteur ne manquera pas de notifier les remerciements d’usage, remerciements par lesquels AUTOPSIE DE MINUIT jouera les prolongations.

aller sans détour et sans honte au Carnet suivant

s'en remettre à l'un des rares auteurs (encore) vivants cités dans AUTOPSIE DE MINUIT :

Gilles Moraton

[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, dix-neuvième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, le mercredi 24 septembre 2008, 19h19, heure de Mostaganem, Algérie (UTC/GMT +1)]