Les Carnets d'Autopsie de Minuit [2]

POURQUOI PARLER DE SES PROPRES COMPOSITIONS ?

Minuit est mort. Minuit est mort de sa belle et douloureuse mort.

L'auteur est harcelé par une image lancinante, revenant sans relâche devant ses yeux : lui, debout, le regard fixe, les bras ballants, immobile, à ses pieds le cadavre de Minuit, gisant, le cœur ouvert, arraché, saignant, déchiré, dans le liquide épais, tiède, visqueux, odorant, d’une abondante hémorragie qu'il n'a même pas tenté de contenir.

Le roman Minuit a vu le jour en mars 2004, au terme d'une pénible et heureuse gestation de près de deux années. L’auteur n'envisageait pas forcément un roman appelé à faire de vieux os, mais il le promettait à un avenir étincelant. Discret, mais étincelant. Le fait est que, après trente-six mois de vaines pérégrinations, d’épuisement et d’humiliante mendicité, de guerre lasse, Minuit s’est éteint. Il respirait encore, faiblement, au cœur de l’hiver 2008. Il a rendu son dernier souffle, et lorsque son auteur s’est penché sur le cadavre, il était encore chaud.

Minuit aura fait long feu : son cœur s’est arrêté de battre au soir du 29 février 2008. Dans un silence assourdissant. Après maints assauts courageusement repoussés. Sur le coup d’une dernière émotion, d’une violence inouïe, impossible à réprimer.

Pourquoi ce texte-ci, plutôt qu’un autre, était-il voué à n’être que mort-né ? Sans même connaître la moindre opportunité d'aller au devant du lecteur ? L’auteur lui-même aurait-il procédé, à son insu, à la mise à mort, le roman étant porteur d’un héritage congénital auquel il n’aurait pu survivre ? Minuit est-il réellement mort d’épuisement ? N'aurait-il pas succombé au fait d’avoir trop donné ? D’avoir reçu trop d’insultes, de regards condescendants ? De marques de mépris ? Somme toute Minuit n'est-il pas mort que de s’être tu, de ne pas avoir rendu, à la juste mesure, les coups reçus, son auteur n’ayant pas pris le parti de sa défense ?

Sachant que toute œuvre est un objet existant a priori, qu’en conséquence elle est supposée se suffire à elle-même, qu’elle est de ce fait apte à se passer de tout commentaire, l’œuvre littéraire, et a fortiori le roman, n’échappant pas à la règle,

sachant à l’inverse que l’œuvre est une part de la création, donc de la vie, qu’elle est la vie, et qu’en tant que telle, comme l’a fait Georges Perec, pour nous aider dans sa bonne lecture, elle n’a rien à perdre à être livrée avec son mode d’emploi,

sachant le nombre considérable d’œuvres littéraires que nous n’aurions pas lues, d’œuvres visuelles que nous n’aurions pas vues, sans leur parfois minimal, et néanmoins indispensable mode d’emploi, parce qu’elles sont, précisément, des œuvres, n’étant pas, de ce fait, démonstratives, et ne déployant leurs précieux atours que dans la discrétion, loin, bien loin du tape-à-l’œil et du tapageur, si bien que c’est injustice, voire insulte, lorsque l’on passe devant elles, indifférents, hautains, sans leur prêter le moindre regard, ni la moindre écoute…

sachant que l’auteur de Minuit n’est pas animé par le désir fou de figurer au Panthéon des Illustres, sachant pour autant qu’il préfère laisser à un autre, plutôt qu’à lui-même, l’insigne privilège de devenir, de la littérature, le soldat inconnu ; sachant en somme ce que sont ses limites, l’auteur fait sien, bien volontiers, le juste propos de Paul Valéry (Littérature), penseur passé à l’implacable moulinette de la fin du XXe siècle et au statut peu enviable d’illustre inconnu :

les livres ont les mêmes ennemis que l'homme :

le feu, l'humide, les bêtes, le temps... et leur propre contenu ;

sachant par ailleurs qu’il ne sert à rien de s’apitoyer indéfiniment sur son sort et que toute parole, pour peu qu’elle soit prise, constitue en puissance un temps et un espace de liberté ; sachant, ceci étant, qu’un peu de publicité ne nuit pas et que l’auteur ne voit pas pourquoi celle-ci devrait rester le domaine réservé d’une sombre – et désormais pontifiante – idiocratie, quand est donnée à tout un chacun la faculté de s’exprimer par soi-même : sachant que l’on n’est pas toujours mieux servi par les autres…

sachant que les couloirs des maisons d’édition, dites grandes ou petites, sont hantés par une quantité non négligeable d’esprits aussi divers que variés : éditeurs en mal de reconnaissance personnelle, écrivains autoproclamés, célébrités de l’image, gentes de la presse et de la politique en attente d’un adoubement littéraire – les uns et les autres se fondant dangereusement, et ce de manière de plus en plus récurrente, en une seule et même personne,

sachant enfin que lesdits esprits, pour aussi divers et variés qu’ils sont, ont en commun d’être aussi peu recommandables qu’il est possible de l’être : personnes imbues de leurs indispensables personnes, prétentieux psychopathes, faiseurs et poseurs animés par la seule et farouche volonté de satisfaire l’appétit, insatiable, de leur incommensurable ego,

l'auteur n’étant pas encore passé de vie à trépas, mettant judicieusement à profit cet heureux concours de circonstances, et plutôt que de devenir la proie d'un remords dévorant, l’auteur se propose de se pencher sur le corps de feu Minuit. Désormais il n’aura de cesse de porter sur le cadavre une attention soutenue, toute médicale, aux seules fins de l'examen post-mortem : dépose des membres et extirpation des viscères ; ablation du scalp, ouverture de la boîte crânienne et dépose du cerveau ; pesée, dissection et analyse quantitative. L’objectif, unique, étant de déterminer la cause de la mort : l'auteur n’aura d’autre but que celui de procéder à l’autopsie, ne se trouvant pas dans l'obligation, dans le cas présent, de demander son consentement au géniteur, jouissant lui-même de ladite condition.

En conséquence, l’auteur exposera le corps de Minuit, en livrant une à une les parties de l'anatomie. À chacun, au vu des parties, et à la lecture des notes consignées dans les Carnets successifs, de juger sur pièces, et de tirer ses propres conclusions.

D’aucuns objecteront, non sans raison, que l’on ne peut être à la fois juge et partie. Ce à quoi l’auteur s’empressera de rétorquer, à sa décharge, et par un habile effet de revers de manche, qu'à tout prendre, il préfère ne prendre que les fleurs. Et quitte à rendre justice, plutôt que de verser dans les affres immondes de l'auto-flagellation, l'auteur se plaira à se tourner vers autrui et, venus les moments opportuns, à distribuer les baffes. À qui de droit. Et à bon entendeur.

aller sans détour et sans honte au Carnet suivant

[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, deuxième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, très exactement le mercredi 21 mai 2008, peu avant 17 heures, heure de Bamako, Mali (UTC/GMT +0)]