Les Carnets d'Autopsie de Minuit [18]

aller voir du côté de MINUIT,

épilogue

[seconde moitié]

LE CERVEAU DE L’AFFAIRE.


Dans chaque affaire se profile l’ombre inquiétante d’un cerveau. Et en matière de littérature, ce n’est pas une autre affaire : il ne s’agit que de rechercher l’instigateur, celui par qui arrive la mise en ordre des mots, celui auquel est revenue de droit la mise en ordre de marche du texte, et la mise au pas du sens.

Si la longueur des phrases avait une quelconque incidence sur leur intelligibilité, cela se saurait. Certaines phrases, courtes – parfois même constituées d’un seul mot –, sont totalement inintelligibles. D’autres, longues, très longues, excessivement longues, tout à fait intelligibles. Et inversement. C’est simplement une question de contexte : l’agencement, ou l’adéquation du discours et du sens. Sans compter qu'un gouffre ne sépare pas la phrase dite longue de celle dite courte, la ligne de démarcation entre les deux n’étant pas aussi définie que celle, sans appel et sans détour – ou presque –, à simple titre d'exemple, celle qui se dessine avec la raie culière.

Mais la question est peut-être ailleurs : elle réside dans le fait que l’on ne dit pas – architecte, peintre, musicien, ou écrivain –, on n’exprime pas, on ne développe pas le même sens au moyen de plusieurs unités courtes comme on le ferait dans une seule – longue. Si bien que la somme de plusieurs petites phrases est plus étirée, pour un même contenu sémantique donné, qu’une seule phrase longue.

Le fait est que la phrase longue, de construction complexe, requiert un niveau de maîtrise qui n’est pas forcément nécessaire pour les phrases courtes : la maîtrise des outils que constituent les mots et la syntaxe, cette maîtrise devient plus aiguisée, plus pointue, de même qu'elle est plus essentielle pour l’architecte qui conçoit de grandes élévations, plus qu’elle ne l’est pour élever un édifice de plain-pied.

Les phrases longues elles seules établissent des circonvolutions autour du sens à atteindre, se déploient en de savantes volutes, le temps qu’il faut, et lorsque enfin, après les lentes et méticuleuses et patientes pérégrinations, lorsque enfin elles atteignent le sens, elles le font en lâchant, d’un seul coup d’un seul, toute leur puissance, le lecteur ayant été dûment conformé, devenu de fait le réceptacle idéal d’une communauté secrète de sonorités, et préparé à la recevoir. Marcel Proust (À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann) ne dit pas autre chose, posant un instant son regard sur la mélomane Madame de Cambremer :

Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d’un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu’à crier – vous frapper au cœur.

Au fond, si la phrase est un assemblage d’éléments linguistiques selon une norme – celle d’une communauté de langage –, apte à représenter une idée, elle est aussi, et heureusement, une manière. La phrase courte est une manière, et la phrase longue en est une autre. C’est aussi une question de mise en pondération du rythme et du sens. Comme le pas, le rythme est propre à chacun. C’est lui qui donne au discours sa cadence. Faisant de la phrase l’unité de base de la pensée.

Une nouvelle fois, l’auteur croit entendre s’élever au loin une rumeur contraire. La rumeur, toute aussi naïve que péremptoire, qui dit qu’il faut s’en tenir aux seuls textes dont les phrases sont simples et courtes, constituées d’un sujet, d’un verbe et d’un complément, sans rajouts inutiles, et tenant cette forme pour la seule et exclusive expression de la vraie littérature. On s’en serait douté : ayant paré son discours de maintes et minutieuses précautions, essayant de maîtriser l'avancée de sa réflexion, tempérant celle-ci des nécessaires nuances et contradictions, qui plus est ne donnant pas de leçon en une matière dans laquelle il exerce, pas plus qu’en aucune autre, l’auteur n’aspire pas à recevoir de leçon, d’autant plus lorsqu’elle lui vient sous la forme obtuse d’une simpliste et martiale sentence, proférée par le premier crétin tombé de la dernière pluie. À ladite rumeur, l’auteur se contentera d’opposer le fait que l’enfant, en première instance adepte des babillages monosyllabiques, l’enfant élabore la phrase au fur et à mesure qu’il avance avec l’âge et le sens. Et si, le temps œuvrant, si la phrase se complexifie encore au profit d'unités plus longues, ce n’est certainement pas sans raison : c’est, tout naturellement, parce que cette même phrase ramène à elle, englobe, enserre, annexe, digère, traduit, restitue, dans sa forme, la complexité de la conscience et de l'être au monde, pour ce faire faisant usage, chaque jour un peu plus, d'une plus grande liberté. D’où la recommandation expresse de Georges Clemenceau, en avisé rédacteur en chef du quotidien L’Aurore :

Les journalistes ne doivent pas oublier qu’une phrase se compose d’un sujet, d’un verbe et d’un complément. Ceux qui voudront user d’un adjectif passeront me voir dans mon bureau. Ceux qui emploieront un adverbe seront foutus à la porte.

Enfin l’auteur relèvera que celui qui œuvre avec des outils – mots et syntaxe – en nombre insuffisant et de qualité inférieure, qui plus est maniés de manière imprécise et maladroite, celui-là a mis peu de chances de son côté pour s’adresser à autre chose que sa propre médiocrité. Qu'en l'occurrence, s'il élève un haut monument, ce ne sera qu'un monument à la gloire de sa petitesse. Et une phrase comme celle de Georges Simenon, aussi courte et aussi rudimentaire fût-elle – du moins en apparence : elle est en réalité beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît –, la phrase en question n’appartient, justement, qu’à... Georges Simenon… Car, en somme, la phrase est ce qui est propre à chacun et qu’il revient de trouver, unique, ce que chacun a de plus intrinsèque, et qui n’est pas autre chose, en littérature, que le cerveau de l’affaire.

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[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, dix-huitième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, le mercredi 17 septembre 2008, midi moins une, heure de Baden Baden,, Allemagne Allemagne ((UTCUTC//GMTGMT ++22))]