Les Carnets d'Autopsie de Minuit [3]

Nel mezzo del cammin di nostra vita

mi ritrovai per una selva oscura

chè la diritta via era smarrita.

Dante Alighieri, La Divina Commedia, Inferno, Canto Primo

aller voir du côté de MINUIT,

CHAPITRE 1

AU DÉBUT ÉTAIT LE VERBE… [I]

À l’origine de Minuit, il y a un bout de papier. Aujourd’hui, c’est un papier jauni, collé au dos de la première page d’un cahier à spirales, petit format. Les signes y sont nerveux, plus griffés qu’écrits. D’emblée, l'auteur reconnaît la marque d’une écriture qui a été précédée par une recherche fébrile. Il essaie d'en déchiffrer les premiers mots :

Minuit : vingt-quatre hommes, affublés de longs imperméables noirs, vingt-quatre de ces hommes…

Il remarque aussi – ce qu'il avait oublié – que le nombre de protagonistes qui seront finalement retenus pour entrer en scène n’est pas celui qui est inscrit ici. Tout de suite après, dans ce premier texte, il relève, à la volée, les mots patibulaire et maléfique.

Au bas du bout de papier, l'auteur relève encore :

Voyez plutôt : à cette heure avancée de la nuit, le premier des H…

Ça s’arrête là. C’est ce qui sera appelé à devenir, sous cette forme ou sous une autre, l’incipit de Minuit.

L’incipit, c’est l’avènement de la parole. Dans le silence, l'irruption, soudaine, de la parole. Quelque chose qui s'ouvre, infini. Comme le langage a marqué le début de l’Histoire. Précisément ce que fait chaque livre, à son commencement. À chaque livre, à chaque texte, un nouveau commencement.

Lorsque l'auteur entame une lecture, il se met à l’arrêt, dans un temps plus ou moins long, sur les premiers mots du texte : à l'affût, dans l'attente de quelque chose qu'il ne connaît pas encore, et qu'il devrait, selon toute attente, débusquer. Puis, au fil de l’avancée dans l'épaisseur du texte, le lecteur revient à l’incipit, et il essaie de mesurer, ou plutôt de ressentir, tout ce que le texte disait par anticipation, qu'il a su, ou peut-être pas, entendre. Et, en toute logique, après le mot de la fin, avant de refermer le livre, le lecteur revient une dernière fois à l’incipit, essayant ainsi d'embrasser, d'une seule impression, l’étendue qui le séparait du mot de la fin : celle du territoire que le texte lui a fait traverser.

Le texte est une respiration. L’incipit, c’est cette première respiration, celle à laquelle il est primordial de prêter la plus grande attention, comme est essentielle celle du nouveau-né. C’est pourtant celle sur laquelle, habituellement, chacun tend à ne pas s’attarder, comme on ne prête pas attention à la berge à partir de laquelle on va poser le pied sur l’embarcation. On se situe dans cette zone singulière où le regard se transporte vite, très vite, trop vite sans doute, se laisse irrémédiablement glisser vers l’inconnu. Parce que le regard, tout naturellement, est irrésistiblement attiré vers ce qui est à venir, l'océan, sans mesure, du texte à venir. C’est une loi universelle, incontournable, celle de la gravitation, qui dit que les corps s’attirent – ici le corps du texte et le corps du lecteur. Un lecteur happé par la masse brute du texte.

L’incipit, c’est le texte tout entier contenu comme en germe dans son ouverture. Il serait cette cellule souche, unique, de laquelle découleraient, selon des modalités pré-établies, secrètes, invisibles, inconnues de l'auteur lui-même, toutes les autres cellules, comme autant de variations de la première.

L’incipit se revêt de simplicité. C'est le caractère originel d'une première respiration (Diderot, Le neveu de Rameau) :

Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal.

Même caractère – pour ne pas dire critère – de simplicité, sinon d'évidence, le texte ne pouvant commencer d'une autre manière, en ouverture aux mots incontestable, claire, nette, ici, entre autres points, avec un Je qui se dit d'emblée, tel quel, chez Marcel Pagnol (La gloire de mon père) :

Je suis né dans la ville d'Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers.

L'incipit étant parfois si simple qu’il en devient anodin, voire anecdotique, ne laissant – intentionnellement ou non – presque rien ou rien du tout percer de ce qui est en passe de surgir à sa suite :

Longtemps, je me suis couché de bonne heure.

À la lecture de l'incipit d'À la Recherche du temps perdu (Du côté de chez Swann), le lecteur ne peut se représenter qu'avec difficulté la somme qui sera amenée à se déployer à la suite de la si anodine petite phrase, et si Proust lui-même avait conscience de la portée initiale, sa puissance dans l’infime, sans ambages ni aucune recherche d’effet. On ressent, une fois de plus, avec l'annonce du sommeil, non pas l'antichambre d'un repli, mais, au contraire, une longue, lente, précautionneuse, scrupuleuse, une minutieuse descente dans les méandres, les épaisseurs, les replis du souvenir. L’instant, privilégié, exclusif, du retour nécessaire sur soi. Toute cette immensité, dans son entier, contenue dans cette simple, courte, et si anodine toute petite phrase.

Jusqu'où enfin Dante a-t-il projeté d'entraîner dans les traces de ses pas, son lecteur, à la suite des vers

Au milieu du chemin de notre vie

je me retrouvai par une forêt obscure

car le droit chemin était perdu.

– les trois premiers vers du premier des cent chants du poème La Divine Comédie, en un incipit – une sorte d'incipit de tous les incipit ? – à la fois crypté, laconique, et cependant lourd de significations, prélude à la longue, périlleuse et vertigineuse descente aux enfers ?

L'auteur se souvient comment, avec les Postulats de Trois Heures Trente à Feu Vif, puis avec le premier chapitre de Minuit, combien il a aimé jeter en quelques coups de crayons impulsifs, fulgurants, presque malgré lui, vifs, précis, incisifs, les traits de ce qui constituera le corps du texte à venir : d’abord le coup d’œil d’ensemble, plus tard le détail. Ainsi font irruption dans le roman tous – ou presque – les protagonistes (non plus vingt-quatre, comme inscrit initialement, mais douze, pour l’instant de vagues figures affublées de couvre-chefs et de pardessus sombres) ; font irruption à leurs côtés le moment et le lieu – du moins le lieu principal – ; enfin la tonalité exacte de ce qui va suivre.

L'auteur tente, après coup, de définir cette tonalité : si c’était possible, l'incipit de Minuit aurait, d’une musique, à la fois le mode mineur et le mode majeur : le mode majeur, un pôle positif, parce que l'auteur ressent tout de suite, avec le lecteur, une assise solide, l’ordre de marche d’une mécanique bien ordonnée, quelque chose qui va de l'avant sans donner le moindre signe de défaillance ; mais, en même temps, il y a une part d’indéfini, quelque chose de l’ordre du flottement, du frein, la présence, sournoise, d’une faille que l'on soupçonne d'être déjà à l'œuvre, ou imminente. Il découle de la juxtaposition des deux modes, mis en présence l’un à l’autre, en un contrepoint improbable, un effet de tension.

Comment les premiers mots griffés sur le bout de papier sont-ils devenus l’incipit dans sa version définitive de juillet 2003 ? C’est une question à réponse multiple. Les voies de l’écriture sont tortueuses. Elles suivent un cheminement qui leur est propre, creusent dans la masse compacte du sens un réseau inextricable de galeries, font marche arrière, obliquent d’un côté, tendent vers l’autre, montent, descendent, rencontrent à plusieurs reprises une galerie creusée précédemment, créant ainsi une somme de carrefours : et à vouloir en retrouver le bon ordre, pour l'auteur lui-même il s'agit de les parcourir pas à pas. Mais c’est au risque de se perdre à l'intérieur de l'objet de sa propre création.

En revanche, l'auteur se souvient très précisément de la manière dont lui est parvenue la formulation définitive de la première phrase. C‘était dans le cœur de la nuit, chez lui, à une fenêtre. La rédaction de Minuit avait progressé. Et pourtant, l’ouverture du roman, telle que l'auteur l’avait griffonnée plusieurs mois plus tôt, l'ouverture ne le satisfaisait pas. Elle tournait dans sa tête, allait et venait : elle tournait en tous sens, autour du sens. L'auteur laissait cette pâte, comme un matériau tangible, aller et venir, la malaxait, la pétrissait pour en extraire le contenu. Mais, depuis de longs mois, ce contenu n’apparaissait pas. Puis, cette nuit-là, au moment où il s’y attendait le moins, il lui est venu et s’est imposé comme une évidence :

Minuit : la nuit coule sous le sens.

L'incipit s'est présenté comme indiscutable. C'était ça, exactement ça, et désormais il ne pouvait plus en être autrement :

Minuit : la nuit coule sous le sens.

Pourquoi la nuit coulait-elle sous le sens ? Comment la nuit pouvait-elle couler sous le sens ? Pourquoi cette nuit-là, à l’endroit et au moment où l'auteur se trouvait, cette nuit-là plutôt qu’une autre ? L'auteur se souvient de la présence de cette caractéristique tout à fait ordinaire : le bruissement lointain de la ville, de jour si affleurant, si nerveux, si tendu, si électrique, à cet instant, au contraire, une fois la nuit venue, dans une respiration si sereine. Très ordinaire : et pourtant, c’est cette nuit-là qui lui a sauté aux yeux. Parce qu'il était, lui, à ce moment-là, disposé à la recevoir. Parce qu’elle était là, devant lui, autour de lui : elle s’exposait à lui, éternelle, la nuit universelle, et elle coulait de source, comme un fait indubitable, indiscutable.

Ce sentiment – ou un autre – peut être ressenti par chacun à un moment où à un autre. La nuit elle-même s’était imposée à l'auteur, comme une évidence. Il se souvient d’être retourné rapidement à son cahier et, pour ne pas les perdre, avoir retranscrit fébrilement les mots qui relevaient de la formule, heureux de ce qui venait de lui arriver, qu'il jugeait à la fois clair, limpide, fulgurant, qualités dignes de son incipit.

Mais il reste que chacun voit – et verra toujours – minuit à sa porte. Et si le lecteur n’a pas vu ce minuit-là, cela tient peut-être au fait que l’auteur n'a pas su l’amener à lui...

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[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, troisième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, le samedi 24 mai 2008, aux alentours de 18 heures, 3 minutes et 15 secondes, heure de Novossibirsk, Russie (UTC/GMT +7)]