Les Carnets d'Autopsie de Minuit [17]

aller voir du côté de MINUIT,

épilogue [première moitié]

LES MOTS DE LA FAIM.


À l’instant où le lecteur s'est engagé dans l’épilogue de Minuit, tandis que s’approche à pas de velours le dernier Carnet d’AUTOPSIE DE MINUIT, tout naturellement l’auteur en vient à soulever la question de la fin, à peu près en ces termes : qu’est-ce qui fait la différence entre un récit qui est pourvu d’un épilogue, et un récit qui en est dépourvu ? Ou : que se passe-t-il au juste avec l’épilogue ?

La fin est déjà advenue : au chapitre 60 de Minuit, les douze, plus précisément onze d’entre eux, sont sortis de la scène de leur entreprise, ont quitté la cage de l’escalier peu avant que ne sonne l’heure : onze franchissant le rideau de feu de la tenture de velours, dans le désordre de la débâcle – Numéro Onze à l’avant, suivi de Numéro Six, à l’arrière Numéro Douze –, passant sous la grande horloge du hall avant que ne soit frappé le coup unique. Voilà un point qui ne souffre aucune contradiction : le dénouement a bel et bien eu lieu, en l’occurrence sous la forme d'une faillite, passés aux pertes et profits la fin et les moyens de l’entreprise commune. Et pourtant, pourtant le récit continue : c’est qu’il doit encore advenir autre chose. Alors, de quelle nature est cette autre chose ? L’auteur répond sans hésiter une seconde : à chaque fois qu’il a fait l’expérience de la lecture d’un épilogue, ce qu’il a ressenti, c’est l’autre pendant du récit, ou, très exactement : l’envers du décor.

Dans Le vallon, Agatha Christie touche à la perfection, si elle existe, du moins au sublime en littérature. Les premiers mots du roman imprègnent le lecteur de la sensation insidieuse, inscrite en filigrane, sournoise, d’une indéfinissable et diffuse tension. Le drame couve. Inéluctablement, le drame fait surface et se révèle au grand jour. Les personnages alors sont aux prises avec eux-mêmes et avec la tourmente. Une tourmente sur laquelle chacun pense pouvoir avoir une certaine maîtrise. Et l’un d’eux, Henrietta, plus que tout autre, ayant prétention à enrayer le cours du drame qui se joue, faisant en sorte que celui-ci ne déploie pas ses effets dévastateurs. Mais le drame s’abat, implacable. Enfin, au début du trentième – et dernier – chapitre, en épilogue qui ne dit pas son nom, alors que tout s’est dénoué, quand tout est achevé, quand le moment est venu de tourner la page et de passer à autre chose, pour Henrietta, qui a traversé le temps du récit dans un perpétuel état de tension et de fièvre, parce quelle avait eu une tâche à accomplir, une tâche impérative, pour Henrietta l’heure de la relâche est arrivée, et avec elle, immanquablement, celle des questions :

Mais maintenant c’était terminé… Avait-elle réussi ? Avait-elle au contraire échoué ? Il était permis de se poser la question, de peser le pour et le contre. Mais, de quelque côté que penche la balance, elle en avait fini. Et, le contrecoup ne s’étant pas fait attendre, l’abattement la touchait de plein fouet.

Que d'espace, que de temps, que de chemin parcourus – pourtant sans jamais quitter le huis clos du 11 rue Simon-Crubellier, depuis les premières lignes de La vie mode d'emploi (Georges Perec), jusqu'à ce vendredi du 15 août au matin, dans l'étroite chambre de bonne où repose le peintre Valène, seul enfin, et pour toujours, près de lui, posée à côté de la fenêtre, la toile portant les lignes de son dernier épilogue !

La toile était pratiquement vierge : quelques traits au fusain, soigneusement tracés, la divisaient en carrés réguliers, esquisse d'un plan en coupe d'un immeuble qu'aucune figure, désormais, ne viendrait habiter.

Dans Le château de ma mère, à l’inverse, Marcel Pagnol prend un tout autre parti, bouleversant et cruel : il fait surgir la tragédie à la fin de l’idylle qui a cours de manière quasi ininterrompue depuis le tout début de ses Souvenirs d’enfance, le drame s’abattant avec la lourdeur d’une chape de plomb, sans le moindre signe précurseur, au moment précis où le livre est en passe d'être refermé. Il laisse le lecteur sur la sensation de ce brutal couperet, livré à lui-même, seul et désemparé. Un lecteur abandonné à son triste sort, recevant le point d’orgue assourdissant, comme un bourdon, occultant le bonheur si longuement, si durablement construit et mis à l’œuvre. Dans le même temps, paradoxalement, au moment où il le retire du récit, brutalement, Marcel Pagnol place ce même bonheur sur le devant de la scène, comme à aucun moment il ne s'y est trouvé : il souligne par là ce que le bonheur a de plus fragile, d’éphémère, et pour le coup de précieux, alors que tout avait porté à croire qu’il serait éternel. C’est l’irrévocable et dur rappel au réel :

Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins.

Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces. On emportait notre mère pour toujours.

Car la fin, au bout du compte, la fin peut ne pas être une fin en soi : elle marque le début de cette autre chose, à lire, à voir, à appréhender, à vivre différemment, avec le poids – et la force conférée – de ce qui a précédé. Ce n’est donc pas un hasard si Honoré de Balzac clôt Le père Goriot sur les mots de Rastignac, resté seul dans le cimetière où la dépouille du père Goriot vient d'être mise en terre, Rastignac, depuis cette hauteur, lançant un regard sur la ruche bourdonnante de Paris, et prononçant les mots : "À nous deux maintenant !" suivis du Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen. C’est, en somme, en guise de fin, un extraordinaire saut en avant. Une fin en trompe-l’œil, en manière de début : l’envers du décor.

Avec Minuit, l’auteur voulait toucher du doigt cette chose à venir, bâtie de ses propres mains : un récit dont le corpus se construirait autour de minuit – ce moment précis de la journée où la nuit coule sous le sens –, mais aussi dans minuit : commençant et se terminant par le mot minuit. Minuit, premier et dernier mot du corpus : le corps du texte enserré, comme le bijou serti dans l’anneau, dans ce seul mot, qui n’a été dit à aucun autre moment. Ici, plus qu’un procédé, c’est une manière de voir, chère à l’auteur, qui est mise à l’œuvre. Elle ne consiste qu’à boucler la boucle. Elle a eu lieu, entre autres, dans Trois heures trente à feu vif, où un innocent percolateur à peine énoncé dans l’ouverture du roman (Postulats), non loin de deux belles caisses de tomates et une marmite d’eau bouillante, un innocent percolateur réapparaît soudainement, là où on ne l’attendait pas (chapitre 45), revenant après une longue absence, dans le rôle du percolateur concupiscent, lequel se révèlera déterminant pour la fin du récit.

Pour l’auteur, certains moments de l’écriture, souvent âpre, ont été source de jubilation. À plus forte raison peut l'être la fin. D’abord, comme cela est le cas pour toute entreprise, quelle qu'elle soit, entamée et poursuivie, parce qu’elle est synonyme du travail accompli. Dans Minuit, ne dérogeant pas à la règle, l’épilogue, tout en faisant la somme de ce qui a précédé, l’épilogue rompt avec ce qui a précédé. Une fois passé le corpus, l’épilogue ne livre l’issue des douze qu’après le fatidique coup de une heure, en dehors, donc, du temps et de l’action de leur entreprise commune : chaque protagoniste montré sous un point de vue nouveau – comme une deuxième vérité de chacun d’eux – la vérité n’est pas une (Minuit, chapitre 60) –, chacune des figures, d’abord transparentes, resurgissant enfin auréolée de son humanité : avec ses forces et ses faiblesses, avec ses certitudes et ses doutes, et avec son tissu de contradictions. L’épilogue, c’est aussi, après l’ordre et le silence de l’entreprise commune, le désordre et le bruit. Et, partant de là, une écriture au style délié, comme délivrée du joug de l’entreprise à accomplir.

La fin, c’est aussi, vérité simple à rappeler, quelque chose que l’on va quitter. La volonté d’écriture d’un épilogue, annoncé comme tel ou non, doit tout simplement comporter quelque chose qui relève d’une intention secrète, plus ou moins sciemment dissimulée, de reculer l’inéluctable moment de la fin : repousser l’instant fatidique où le lecteur, le texte et l’auteur devront se quitter. Hormis peut-être cette crainte, pas plus que celle de commencer, ni de poursuivre, l’auteur ne connaît l’angoisse, ni la moindre réticence, à finir le récit – pas même le vague sentiment d’être passé à côté de quelque chose, de ne pas avoir tout dit, d’avoir, par omission, ou par paresse, ou par négligence, menti à l’intention première, sinon d’avoir dévié de sa teneur – les maux de la fin… Quoi qu’il en soit, l’épilogue de Minuit aura été, pour l’auteur, un cadeau inespéré. Au bout de son long travail, quand tout est bien qui finit bien : l’émergence de quelque chose de totalement inattendu, d’un nouveau territoire de son écriture : une nouvelle manière. Comme il l'a déjà dit, l’auteur y portera certainement à nouveau ses pas, presque comme malgré lui, comme sur le nouveau lieu de son crime…

Pour l’auteur, enfin, qu’elle se fasse jour d’une manière inattendue ou non, la fin doit couler de source ou ne pas être du tout. Et s’il arrivait un jour à l’auteur de ne pas pouvoir écrire une fin, ce serait, tout simplement, qu’il aurait failli dans tout ou partie de ce qui précède. Que la fin n’aurait pas été amenée de la manière la plus appropriée, à savoir : surgissant d’elle-même, indiscutable, comme sur un plateau. L’auteur ne s’étant attelé à la tâche qu’avec un réel appétit – avec l’envie de croquer, à pleines dents, et de ne pas en démordre, veillant cependant à exclure sans le moindre remord tout ce qui aurait pu se révéler être de l’immonde boulimie, n’étant passé à table qu’avec le cœur de l’envie au ventre : avec les mots de la faim – et, ceci étant, sur la table de travail à la trame déjà dûment formée, ne se refusant, à aucun moment, aucune saute intempestive de l’ordre de la pure gourmandise…


aller sans détour et sans honte au Carnet suivant

[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, dix-septième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, le jeudi 11 septembre 2008, à 20 heures et 20 secondes, heure d'Istanbul, Turquie (UTC/GMT +2)]