Les Carnets d'Autopsie de Minuit [6]

LE LIEU DU CRIME.

L’auteur revient sur le lieu du crime. Qu’il soit peintre, cinéaste, écrivain, musicien, architecte, sculpteur, quel que soit son art, l’auteur revient toujours sur le lieu de son crime.

Sans relâche, de bon ou de mal gré, l’auteur porte ses pas sur le(s) même(s) territoire(s). Qu’ils soient avoués, conscients, reconnus par lui comme tels, ou – pour l’heure – enfouis, agissants en retrait, inconscients ou inavoués, c’est vers ces territoires que l’auteur porte ses pas : ils sont le(s) lieu(x) de prédilection de son crime.

C’est pourtant le propre de toute forme de création que de s’aventurer sur les territoires inexplorés. C'est ce que fait l'auteur, mais il le fait en prenant garde de poser le pied sur des contrées sûres – celles qui ont été le mieux explorées, avant lui. Il peut aussi se tourner vers des territoires qui ont déjà été explorés, par d'autres que lui, mais de manière incomplète, précisément pour en achever une certaine cartographie et, de là, s'il n'en résulte pas une impasse, aller au-delà, vers ceux qui ne l’ont jamais été – ou peu –, là où l’attire l’inconnu. Ceux vers lesquels, justement, il s'aventure.

S'il revient toujours sur le même lieu du crime, s'il le peut l’auteur le fait avec un regard à chaque fois nouveau. Il en cherche de nouveaux points de vue. Il tente d’en extraire une matière qui, jusque là, lui avait sans doute échappé, qu'il a sentie proche, toute proche, lui a finalement, et peut-être déjà à plusieurs reprises, glissé entre les mots. Il faudra, bien sûr, attendre l'auteur là où il a déjà laissé maintes traces, mais peut-être les traces ne seront-elles pas reconnaissables, peut-être feront-elles quelques détours inattendus. L'auteur aura autre chose à tuer.

Comme tous les auteurs, l’auteur d'AUTOPSIE DE MINUIT a ses territoires de prédilection. Ce sont ses territoires conscients et reconnus comme tels : le temps, essentiellement, l’espace, et ce qui, par la force des choses, leur est concomitant : le souvenir, la mémoire, l’oubli. Et, en indéfectibles tenants et aboutissants, le corps, les formes, l’enfance, les sensations et – il a failli l'oublier – le rêve.

L'auteur n'est pas forcément le premier à se rendre sur le lieu du crime. Avec ses deux paragraphes consacrés au jardin d’hiver de la Villa M., le treizième chapitre de Minuit met à l’œuvre un territoire dont l’auteur n’a pas encore identifié tous les contours. Bien sûr, il en reconnaît quelques bornes qui lui sont propres : il reconnaît, dans la volonté de foisonnement baroque, vertigineux, dans la montée en puissance, progressive, des sensations, dans les termes, dans leur contamination constante, par touches légères – tabac, caféier, pavot, muscs, trop-plein, tentation, tiédeur, débauche, venin, poison… –, un enchevêtrement de formes qui ne lui sont pas inconnues. Il les a relevées et aimées chez Zola, très particulièrement, et entre autres, au chapitre V du Ventre de Paris, dans un passage connu sous l'appellation de "symphonie des fromages". L’auteur en est venu à porter ses pas à l'intérieur de ce même territoire, qu'il pense être strictement le même territoire, qu’il a transporté à Minuit. Il devait, absolument, passer par là – ou se montrer, à lui-même, qu’il pouvait passer par là.

Dans le même temps, avec le jardin d’hiver de Minuit, l’auteur ressent quelque chose à l'œuvre, "chose" qu'il n'a pas encore déterminée : c'est la mise en concurrence, ou en opposition, ou en contradiction – il ne sait pas encore de quel terme qualifier cette manière – de la flamboyance, de la luxuriance, de la beauté de ce qui est, initialement, une jungle de boudoir, avec, au final, la puanteur, le cloaque, l’infection sournoise, l’ordure d’une cacophonie des bas-fonds. À cet endroit du texte, l’auteur tourne autour d’une intention – ou la laisse tourner autour de lui –, une intention qu’il n’a pas tout à fait maîtrisée. Cette intention résulte d’un choix – tout ou partie – inconscient, et il ne fait aucun doute qu’elle lui reviendra et, peut-être, un jour, se présentera-t-elle sous son vrai et entier visage. Alors, il en dessinera les contours : ce seront les limites d'un territoire et, chemin faisant, il en commencera – ou plutôt : poursuivra –, en de subtils, légers, frêles, timides et sans cesse réitérés tâtonnements, la lente exploration. Ce sera la nouvelle extension du lieu de son crime.

Peut-être que, le jour où il l'aura touché du doigt, l'auteur fera tout pour ne pas laisser filer ce nouveau territoire. Peut-être, à l'inverse, après tant de temps passé à le chercher, après avoir enfin mis la main dessus, pouvant enfin l'embrasser d'un seul regard, peut-être l'auteur le jugera-t-il peu digne d'intérêt, et il s'en détournera sur-le-champs. Il est vraisemblable aussi que quelqu'un s'emparera de ce territoire, et, le prenant à son compte, en poursuivra l'exploration, exploration qu'il mènera à son terme, à moins qu'elle ne se poursuive avec les pas d'un autre.

À sa grande surprise, l'auteur a trouvé dans l'Épilogue de Minuit, sans la chercher, une manière telle qu'il ne l'avait jamais éprouvée. L'auteur avait conscience, à l'instant où il écrivait les dernières lignes du récit, il savait à l'instant même qu'il s'agissait d'un territoire sur lequel, sans le moindre doute, bientôt, il porterait ses pas.


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[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, sixième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, le mardi 2 juin 2008, à 17 heures et plus d'une seconde, heure de Saint-Merd-de-Lapleau, France (contrairement aux apparences UTC/GMT +2)]