Les Carnets d'Autopsie de Minuit [14]

aller voir du côté de MINUIT,

des chapitres 41 à 50

ARRÊT SUR TEXTE.


Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements.

Ainsi Gustave Flaubert fait surgir, sans signe précurseur, éclipsant pour un temps les figures récurrentes, la figure de la vieille dame : comme si elle contenait, en doublon de sens crypté, ou en simple négatif plausible, la figure d’Emma, ou celle du roman tout entier (Madame Bovary, deuxième partie, chapitre VIII). De même, plus loin,

Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et, à force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies.

La montée sur l’estrade de la vieille dame, pour la remise des médailles des Comices, figure la venue sur la scène du roman d'un personnage qui n'était pas forcément prédestiné à une telle situation. Ici, mise pour un infime laps de temps sur le devant de la scène, sur l'estrade symboliquement et physiquement au-dessus de la multitude de l'assistance, Catherine Leroux recevant les honneurs de sa médaille reste, finalement, – et ne peut que rester – elle-même, en retrait de tous et de tout :

Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude.

C’est de cette manière que se referme, au moment précis où Catherine Leroux descend de l'estrade, revient à sa nuit, ainsi se referme, comme une parenthèse, l’apparition, tout aussi brève que lourde de sens. Un texte qui, dans Madame Bovary, par sa brièveté, par la rupture pratiquée dans le fond et la forme du roman, et cependant dans la naturelle continuité de celui-ci, constitue une incision. Un geste d’écriture, voulu fort et affiché comme tel.

Il arrive à tout auteur de se sentir investi de la nécessité, à un moment ou à un autre, de détourner le regard du lit majeur du récit et, par un coup d’arrêt, un méandre inattendu, marquant à un certain point du récit une résurgence décisive, rassemblant sous une forme nouvelle ce qui a été et ce qui va venir, de pratiquer un arrêt sur texte. Comme celui qui a lieu au cinquante-et-unième chapitre, en centre légèrement déporté, de La vie mode d’emploi (LE CHAPITRE LI, selon Georges Perec), avec le personnage Valène :

Il serait lui-même dans le tableau (…) puis Il serait debout à côté de son tableau presque achevé, enfin Il se peindrait en train de se peindre,

ce chapitre LI, plus que tout autre, comme un roman à lui tout seul, en mise en abîme du romans tout entier.

Avec l’irruption de la vieille dame, Flaubert marque l’arrêt qui lui a tenu à cœur, venu de lui-même, selon une impulsion propre, profonde, naturelle. C’est une des parts de ce qui, dans le travail d’écriture, œuvre en dessous. C’est un coup d’arrêt porté sciemment, en connaissance de cause, de la rupture effective assénée au rythme, au pas, au souffle, à l'intention et à la trame projetées.

Ainsi l’auteur revient avec plaisir – et toutes proportions gardées – sur le chapitre 50 de Minuit, texte aux contours étranges, d'une écriture organique, pris dans le souffle régulier, lourd déjà, très entamé, du ballet macabre des douze, et surgissant, cependant, inattendu, contenant le filigrane de ce qui a été et ce qui est à venir.


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[le présent Carnet d'AUTOPSIE DE MINUIT, quatorzième du nom, a été divulgué par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, à Marseille et au monde, le mercredi 15 juillet 2008, à une heure indéterminée de la journée, heure de Tokyo, Japon (UTC/GMT +9)]