La face cachée d'un hobby

Passants et badauds qui fréquentez en fin de semaine certains plans du Royaume pour une promenade dominicale bien méritée, ne souriez pas de ces grands enfants qui s’affairent autour de leurs petits navires avec sérieux et détermination. Pour chacun, ce passe-temps correspond à des aspirations différentes, secrètes ou dévoilées, connues ou ignorées d’eux-mêmes. Vous seriez surpris de découvrir le chemin, rectiligne ou tortueux, qui les a menés là, manifestement heureux et comme détachés de notre monde de fureur, de vitesse et de bruit. Pour vous éclairer un peu et peut-être vous donner l’envie de fouiller dans vos souvenirs à la recherche d’un prétexte pour vous joindre à nous, voici le mien!

Fils d’un photographe rêveur et pensif, qui ne se promenait jamais sans un petit carnet où il dessinait sans cesse des croquis abscons pour inventer ce dont il avait besoin et qui n’existait pas ou bien ce qui existait mais ne le satisfaisait pas, et d’une mère passionnée et fantasque dont le caractère n’avait d’égal que sa vie échevelée, j’ai l’habitude de dire que je suis né une valise à la main !

De mon père, disparu très tôt durant mon adolescence, j’ai hérité une curiosité sans bornes pour les sciences, les mécanismes, les processus divers et la musique classique. Lui, autodidacte, qui pouvait tout démontrer en s’aidant de son petit carnet, de la fusion nucléaire à la conjecture de Fermat, bricoleur et modéliste insatiable, constructeur/pilote d’un Pou du Ciel (il fallait oser en 1939) et marin émérite (sur le canal ?), m’a convaincu que seules des études en sciences appliquées combleraient ma fringale d’explications et je lui ai dédié à titre posthume mon diplôme d’ingénieur civil.

De ma mère j’ai reçu le goût des voyages et l’envie inextinguible de connaitre, outre le comment des choses, légué par mon géniteur, le pourquoi des gens, des pays et des cultures. Au-delà de cela, elle m’a transmis la force, la détermination et la certitude que quand on voulait vraiment quelque chose on pouvait l’obtenir.

En bon petit Bruxellois, j’ai connu la mer à Duinbergen, puis au Coq, j’ai vendu des fleurs en papier contre des coquillages, je me suis fait plaies et bosses en cuistax (le premier d’une longue série de tonneaux avec des véhicules divers et variés) et j’ai engouffré des monceaux de gaufres chantilly avec force lait russe au Lekkerbek. Déjà les mouettes, l’iode, et les moutons des tempêtes de septembre avaient trouvé le chemin de mon âme.

Puis à onze ans, j’ai vécu l’émigration aventure, la vraie, celle qui vous laisse tout de go orphelin d’un pays froid et triste, vous emmène sur un vieux paquebot grec de Venise à Beyrouth en passant par Alexandrie, Athènes et Chypre vers un univers de senteurs, de soleil et de parfums d’Orient et vous fait renaître en gamin avide de découvrir, goûter, sentir et aimer un autre monde.

Une adolescence méditerranéenne, douce comme l’étaient ces années là au Proche-Orient, bien avant que la folie des uns et des autres les jettent dans une guerre sans fin, a continué à construire dans mon for intérieur cet édifice nautique, ou à tout le moins aquatique, commencé dans les brumes du Nord. Malheureusement, elle fut brutalement écourtée et un retour douloureux vers la Mère (et malheureusement pas Mer) Patrie me fit jurer, que mon diplôme obtenu, je repartirais aussi sec à l’aventure, n’importe où, ailleurs, loin et si possible au bord de l’eau.

Muni de mon précieux parchemin, je franchis une fois de plus les océans et débutai ma carrière à Téhéran. Peu d’eau là bas, si ce n’est la Caspienne, lointaine, calme, brumeuse et peuplée seulement de pêcheurs d’esturgeons montant des barques rouillées munies de vieux hors-bords poussifs. Pas de quoi faire progresser beaucoup la cathédrale marine qui habitait mes entrailles.

Mais après deux ans au hasard d’un projet, j’eus la chance d’être nommé à Alger. Là, au lieu de me mettre en quête d’un endroit où dormir, je sus tout de suite que la priorité serait l’achat d’un voilier. Il m’attendait et n’avait subi le joug de ses 23 premiers propriétaires, que pour mieux m’accueillir : les écoutes choquées, la grand voile haute, le foc battant au vent, la barre alanguie et la ferme intention de rendre indélébiles, les traces nombreuses, que l’océan avait déjà imprimées en moi.

Ce vieux Corsaire en contreplaqué marine (voir photo à gauche), fut mon professeur, le plus patient, le plus attentif, le plus indulgent de la terre. Pas toujours bon élève, (je barrais d’une main en tenant le Cours des Glénans de l’autre), je lui en fis voir de toutes les couleurs: des empannages chinois et des virements de bord ratés, des prises de ris en catastrophe et des déferlantes mal négociées. Je crois même que quelques appontements ratés le raccourcirent de plusieurs centimètres. Mais bon prince, il ne m’en voulut jamais, il s’était sacrifié pour m’inoculer le virus de la navigation. Je sortais par tous les temps, tous les jours, car à l’époque je travaillais la nuit de 21h à 5h du matin. Il m’attendait sagement tirant sur ses amarres et vers midi, nous reprenions chaque fois la leçon de la veille avec quelques nouveautés. Il représenta un vraie révélation dans ma vie, j’étais né pour être sur l’eau à la barre d’un quelconque engin à voile et tout le reste n’avait pas d’importance. Après six mois, nanti de ma science toute neuve, je décidai un peu ingratement de m’en séparer, non sans lui avoir promis un 25ième skipper à la hauteur de sa pédagogie. Le Corsaire, troqué contre un Challenger Scout (presque 2 mètres de plus mais sans le charme du bois), coula (sans jeu de mots) des jours heureux sous mes fenêtres (à l époque, j’habitais carrément dans la marina) et j’en profitai pour me lancer en solitaire à l’assaut des Baléares. Que d’inconscience, sans GPS, sans VHF, avec une vieille carte et un loch à l’ancienne, Neptune m’épargna en me laissant arriver à Minorque sans encombres après 37 heures de près serré. J’avais néanmoins prévu le coup en le baptisant Inch’Allah, histoire de ne pas offenser toutes les divinités à la fois.

Le voici (photo à droite) retrouvé toujours vaillant 27 ans après en Algérie. Depuis ce jour je choisis mes contrats au bord de l’eau et ne partis jamais en mission, sans une planche à voile, un catamaran ou tout autre objet flottant identifié.

Mais rassurez-vous, je ne suis pas ici pour vous débobiner en dix pages mon CV nautique et Dieu sait pourtant si j’en ai parcouru, des milles, sur mes voiliers, ceux des autres, en course (Fastnet, Semaine de Cowes, Bol d’Or, Rome Carthage, San Francisco Bay Regatta) ou en balade, en Nouvelle Zélande, dans le Pacifique, en Méditerranée, à Ste Hélène ou en Atlantique. Vous aurez compris que déjà en Algérie (c’était il y 32 ans), la messe était dite, j’étais irrécupérable et plus jamais un seul jour de ma vie, je ne me lèverais sans jeter un coup d’œil dehors, pour observer le ciel, voir d’où vient le vent et estimer en une fraction de seconde si la journée est navigable ou pas !

Trente ans après, douze mille milles et plus de 100 pays parcourus, je revins un jour vers mon pays natal ,ensorcelé par la beauté ténébreuse d’une sirène exotique. Après tout, depuis Ulysse, les marins ont des excuses d’être charmés. L’amour était tel que mon dernier bateau (Jinn le petit diable en arabe ci-dessous dans toute sa splendeur) fut vendu tambour battant et je me retrouvai au point de départ à Bruxelles en ayant beaucoup navigué, tirer des bords de folie et connus des surfs époustouflants au milieu des poissons volants.

Allais-je devoir faire mon deuil de ma passion et refermer la chapelle intérieure dédiée à Eole ?

Las, dans sa grande clairvoyance et son non moins grand amour, ma jolie compagne comprit tout de suite le spleen du marin et un jour de mars 2007, me convainquit très finement d’aller faire un tour au Salon du Modélisme.

Là-bas, au Heysel, je ressentis à nouveau la fièvre du début. Les yeux brillants je tournais autour des voiliers exposés en m’imaginant à la barre de l’un d’eux. Peu importe qu’ils soient petits, ils portaient en eux l’élégance qui m’avait tellement touché dans le passé.

Une semaine après, j’étais à Pede au bord de l’ étang, manœuvrant laborieusement mon premier IOM d’occasion. Après un mois, j’osai une première régate, non sans rater de nombreuses bouées, la parallaxe à distance nécessitant un peu d’expérience. Mon enthousiasme légendaire me fit également voler quelques départs (il semblerait qu’après deux ans, je sois encore coutumier du fait, toujours la parallaxe ?). Très vite, comme pour le vieux Corsaire, j’arrivai au bout de son potentiel et je changeai de monture pour La Vie en Rose II, un magnifique Kite rouge Ferrari. Frappé par le double choc de la navigation et de la compétition retrouvées, je consacrai de plus en plus d’après midi à naviguer : à Mons au Grand Large avec de temps à autres le frisson de la houle des quarantièmes due aux frimeurs en jet ski, à Boisfort aux Pêcheries à traquer la brise évanescente entre les cygnes hargneux et les canards en famille, souvent miraculeusement sauvé d’un calme ou d’une panne électrique par un modéliste avisé ayant construit une réplique d’une vedette de la Société Nationale de Sauvetage en Mer, à Bernissart pays des iguanodons pour un marathon estival, à St Pieters Leeuw sur un étang caché, bucolique à souhait et même sur le canal, seul refuge non gelé quand les frimas nous volent provisoirement nos si chers terrains de jeux. Aujourd’hui, la Vie en Rose II cède le pas à Black Butterfly, dont la quille noire trépigne dans sa boite avant de retrouver pour la première fois son élément favori

Mais me direz-vous, aussi idylliques qu’elles soient, comment ces pratiques de marin d’eau douce ont-elles pu me consoler d’un mouillage forain à Sao Tomé et Principe, d’un bord de spi lourd par force 7 dans le Solent au milieu de 50 autres concurrents acharnés, de la première traversée de nuit en solitaire entre Sidi Ferruch et Mahon sous la lueur brillante de la Voie Lactée, du passage du Fastnet (photo à gauche sur un X-332) dans la brume du petit matin,

du cabotage estival dans les Cyclades entre Naxos et Paros, Meltem et ouzo, de la ballade dans le Golfe d’Hauraki à la poursuite des Classe America néo zélandais à l’entrainement, des sauts de vagues à Hawaï et des surfs aux îles du Cap Vert, des runs de vitesse en planche au Venezuela (ci-dessous aux îles Margarita),

du championnat du monde Hobie Cat à Mombasa au Kenya, des escales Grenadines avec rhum et steel bands, d’une régate mémorable sous les tours embrumées du Golden Gate à San Francisco, d’une navigation surréaliste sur un lac des Andes à plus de 3.000 mètres d’altitude, des Bols d’Or genevois où l’on passe de risée en risée en retenant son souffle, de triangles disputés au Cap sous la Montagne de la Table (photo ci-dessous à la barre d'un Farr 40) et de toutes les promenades simples dans la baie de Tunis ou les seuls bruits audibles sont le chuintement de l’eau sur la coque et l’appel à la prière chanté par le muezzin ?

En vérité, après avoir écumé les mers, océans et lacs de la planète, dont les réminiscences ornent mon sanctuaire intime des ors du souvenir, j’ai enfin découvert l’essence des choses. Dans le voyage, ce n’est pas tant le but qui compte mais le chemin ! Et ce retour dans mon pays, que je croyais très gris s’est avéré bien plus riche et lumineux que je ne l’aurais jamais imaginé, d’abord grâce au beau papillon noir, mais aussi à la magie des voiliers miniatures et de son monde confidentiel et chaleureux.

J’y ai rencontré d’autres marins dans l’âme pour qui, même si ils ont parcourus quelques milles de moins, la même passion est au rendez-vous. Certains d’entre eux me rappellent mon père, tout entier dédiés au souci du détail et à la perfection d’une maquette, d’autres me rappellent ma mère, enthousiastes, intarissables et dévoués au bien commun. Tous connaissent la poésie des gréements, la finesse des réglages, l’éloge de la lenteur, la perfection des sillages, la patience des risées et le profond bien-être que nous procurent nos frêles esquifs au soleil couchant.

Voilà une bien belle histoire! Il ne tient qu’à vous, passants et badauds, de prendre le youyou en marche, de sauter dans l’embarcation et de vous jeter à l’eau si j’ose dire.

La voile en grand, en moyen ou en petit m’a tellement apporté que je me sens le devoir et l’envie d’être prosélyte. Beaucoup de mes camarades pensent comme moi.

Alors rejoignez-nous et découvrez la pureté esthétique des coques qui glissent et le calme intérieur que les regarder procure, loin de la foule déchainée…vous ne serez pas déçus!

Serge BERTRAN

BEL 19

PS 1 : Toute ressemblance avec des personnages, situations, évènements et lieux ayant réellement existés est purement délibérée et engage totalement l’auteur de ce petit libelle.

PS 2: Vos témoignages sont les bienvenus (envoyez les moi à serge.bertran@gmail.com)

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La boucle est bouclée!