Monument aux morts de l'École de médecine : un avenir en suspens …
Par Karl Feltgen
Par Karl Feltgen
Au lendemain d’un conflit mondial dévastateur qui, au cours de cinq années, fit plus de 1.3 millions de morts en France, l’Ecole de médecine et de pharmacie de Rouen, décida d’organiser, en deux temps, une grande cérémonie funèbre pour commémorer la mémoire des étudiants ou confrères disparus pendant la Grande-Guerre.
C’est le jeudi 30 octobre 1919 que la cérémonie eut lieu, débutant à 10h30 par un service funèbre célébré en la cathédrale de Rouen. Le Docteur Brunon et tous les professeurs, en robe, reçurent à l’entrée les nombreuses personnes qui se pressèrent pour assister à l’Office. Parmi elles, on comptait, outre M. Lucien Valin, maire, plusieurs personnalités civiles et militaires et de très nombreux membres du corps médical et pharmaceutique.
Le catafalque, dressé au haut de la nef, était orné de couronnes. La cardinal Dubois, archevêque de Rouen, présidait la cérémonie et la messe fut célébrée par le chanoine Lesergeant, archiprêtre de la Cathédrale, accompagnée d’un programme musical approprié à la circonstance.
La messe finie, l’abbé Georges Tamigi, sous-intendant et premier vicaire de la Cathédrale monta en chaire pour prononcer un discours qu’il débuta en citant le nom de 48 héros morts pour la France : étudiants et anciens étudiants de l’Ecole, médecins ou pharmaciens non élèves de l’Ecole ou encore fils de médecins ou de pharmaciens.
Vint ensuite la lecture émouvante de la correspondance, des carnets de route, des journaux familiers des médecins, pharmaciens et brancardiers afin d’illustrer « la belle âme qui animait ces jeunes gens ». Après le sermon, l’absoute a été donnée par le cardinal Dubois et la foule s’est écoulée.
Toute l’assistance s’est retrouvée ensuite au jardin Sainte-Marie jouxtant l’Ecole, pour l’inauguration de la plaque sur laquelle avaient été gravés les noms des 48 victimes à honorer. En réalité, la plaque n’était que provisoire, car en ces temps de pénurie de métaux, le bronze commandé n’avait pu arriver à temps. Cette deuxième phase de la cérémonie débuta par un discours du Pr Raoul Brunon, Directeur de l’Ecole de médecine, avec ces premiers mots :
« Les devoirs de ma charge me créent la douloureuse obligation de prendre la parole. Mes préférences eussent été pour un salut muet devant cette plaque commémorative.
Les meilleures pensées sont celles qu’on n’exprime pas.
Nos paroles seront toujours inférieures aux actes de nos jeunes étudiants. »
Après avoir évoqué le lourd tribut payé par le corps médical durant cette guerre, le Dr Brunon termina ainsi son discours :
« Ici, à l’Ecole de Médecine, cette plaque commémorera les noms de nos vaillants élèves et les accolera aux noms éternels de Guise, la Marne, la Somme. Saint-Quentin. Berry-au-Bac, Hauts-de-Meuse, Sapigneul, Verdun, les Dardanelles. Ils faisaient partie intégrante de cette infanterie française dont on ne devrait évoquer les hauts faits qu'à genoux ! comme devant des demi-dieux. Le sang français charrie des vertus guerrières issues du Gaulois fougueux, du Romain méthodique et du Franc discipliné.
Enfants, jeunes camarades et vous aussi, confrères ou collaborateurs, nous vous saluons comme des héros auxquels nous devons la Vie et la Liberté. »
La parole fut ensuite donnée à un étudiant en médecine, interne à l’Hôtel-Dieu au moment de la déclaration de guerre : Adrien Vignal, médaille militaire et croix de guerre. En termes émus, il parla au nom des élèves et salua la mort de ses camarades :
« Nous qui avions pu les apprécier durant nos années d'études, nous osions espérer les retrouver après la guerre et nous ne voulions pas supposer que les sacrifices réclamés par la Patrie serait si lourd pour notre école et pour nos hôpitaux. »
Vint ensuite le tour de M. Lucien Valin, maire de Rouen. Il déplora les pertes considérables et irréparables qui décimèrent la jeunesse du corps médical et insista sur l’indispensable reconnaissance que la Nation lui doit :
« Le corps médical au cours de cette guerre a été peut-être plus qu'aucune autre corporation grandement éprouvée. C'est par centaines que sont tombés les jeunes médecins auxiliaires qui suivaient les vagues d'assaut. Combien d'entre vous ont été dans les postes de secours des premières lignes, déchiquetés par les obus !
Les braves, dont les noms figurent auréolés d'une immortelle gloire sur la stèle qui fera connaître leur sacrifice à la postérité, étaient la fleur de notre jeunesse, ils étaient l'espoir des maîtres qui les avaient formés. »
Cette plaque commémorative, installée dans le jardin Sainte-Marie, à côté de ce qui était alors l’Ecole de médecine et de pharmacie, est restée au même endroit pendant plus d’un siècle. Jusqu’à peu elle demeurait visible dans un écrin architectural monumental. En effet elle se trouvait insérée au centre d’un monument en briques comportant trois arcatures encadrées par quatre colonnes avec chapiteaux à volutes, le tout surmonté d’une imposante composition sculpturale qui n’est autre que l’original du couronnement du portail de l’Hôtel construit à partir de 1717 par Jean Jacques Martinet pour le premier Président du Parlement de Normandie, Nicolas Camus de Pontcarré. On y voit deux anges glorificateurs encadrer un cartouche avec les armoiries de la Normandie. Une copie de ce portail, réalisée en 1888, trône toujours à l’Espace du Palais, rue Saint-Lô, seul vestige de ce que fut l’Hôtel de la première Présidence.
Longtemps, ce monument et cette plaque sont restés oubliés et les noms ont été en grande partie effacés par le temps et masqués par la végétation. Certains médecins s’en étaient émus, comme le Dr Germain Galérant, historien érudit, qui tenta d’alerter, en vain.
A partir de 2006, le Conseil départemental de l’Ordre des médecins, sous l’impulsion de son Président, le Dr Jean-Luc Maupas, décida d’intervenir, obtenant que la ville nettoie le jardin et coupe les ronces qui envahissaient le monument, et entreprit de raviver le souvenir des confrères disparus. Les représentants du Conseil départemental de l’Ordre prirent alors l’habitude, avec les Autorités locales, d’honorer ces glorieux disparus lors d’une cérémonie officielle avec dépôt de gerbes, chaque 11 novembre. Afin de faire perdurer le souvenir de ces victimes au sein de la faculté de médecine et de pharmacie, le Conseil départemental de l’Ordre des médecins œuvra ensuite pour faire apposer deux nouvelles plaques qu’il finança. En accord avec le Doyen de la faculté de médecine et de pharmacie et les conseils régionaux de l’Ordre des médecins et des pharmaciens, ces plaques furent ainsi installées au premier étage du bâtiment administratif de la faculté. La première plaque reprend 46 noms de ceux existant sur la plaque d’origine et la deuxième plaque est dédiée au « dévouement manifesté par les si nombreux étudiants rouennais en médecine et pharmacie, tant dans les circonstances exceptionnelles que dans le cours de leur vie professionnelle quotidienne. »
C’est à l’occasion des commémorations du centenaire de la Grande-Guerre que ces nouvelles plaques furent inaugurées, le 30 octobre 2014, lors d’une cérémonie officielle, avec des discours du Doyen Freger, des présidents des conseils départemental et régional de l’Ordre des médecins : les Drs Jean-Luc Maupas et Gérard Lahon, et celui du Pr Philippe Hecketsweiler, Président du Groupe d’Histoire des Hôpitaux de Rouen, en présence de l’ancienne maire de Rouen et ministre : le Dr Valérie Fourneyron.
Le monument et la plaque inaugurés en 1919 étaient quant à eux restés en place dans le petit jardin Beauvoisine jouxtant le musée des Antiquités. Depuis 2023, le Muséum d'Histoire naturelle et le musée des Antiquités sont concernés par un vaste projet de rénovation architecturale et muséographique, dont les collections vont fusionner progressivement dans un équipement unique de la Réunion des Musées Métropolitains et dont l’ouverture est prévue en 2028. C’est dans ce cadre que, récemment, en septembre 2024, le monument aux morts de l’école de médecine avec sa plaque furent démontés.
La question se pose donc maintenant du devenir de la plaque d’origine qui précise les dates et lieux de décès de toutes ces jeunes victimes de la Grande-Guerre. Il serait du devoir de tous les représentants du corps médical rouennais d’œuvrer à la sauvegarde et à la restauration de ce témoignage historique, en gardant à l’esprit, cent cinq ans après, ces mots du maire de Rouen, Lucien Valin, lorsqu’il évoquait le nom de ces « braves auréolés d'une immortelle gloire sur la stèle qui fera connaître leur sacrifice à la postérité ».
Karl Feltgen
Pour en savoir plus :
Ecole de médecine et de pharmacie de Rouen - Liste des morts de la grande guerre
À la mémoire de nos confrères de l'École de médecine de Rouen morts pour la France il y a cent ans - Karl Feltgen - Conseil Départemental de la Seine-Maritime N° 22 .- Février 2016