Jal

   Auguste Jal (1795-1873) consacra la plus grande partie de sa carrière et de ses écrits à la marine, dont il fut conservateur des archives de 1852 à 1862. Son Dictionnaire critique de biographie et d’histoire. Errata et supplément pour tous les dictionnaires historiques d’après des documents authentiques inédits est d’une richesse extraordinaire, surtout en ce qui concerne les documents d’archives qu’il put consulter avant leur destruction en 1871. La première édition parut chez Plon en 1867, la seconde en 1872. Je donne ici le texte de cette seconde édition.

   Il y a néanmoins quelques erreurs. Il écrit "Bonnet", par exemple (comme beaucoup d'autres), au lieu de "Bouvet", et "Adraste" au lieu de "Astrate". Quant Quinault fut reçu à l'Académie française en 1670, ce n'était pas à cause de ses opéras, dont le premier date de 1673. D'après mes recherches, c'est la veuve de Quinault, pas le poète, qui acheta des armoiries en 1697.

   De toute façon, comment critiquer l'auteur d'une phrase aussi belle que "Et la fontaine continua à couler sous le buste du poëte, abondant et limpide, dont Lulli aimait les vers énergiques ou galants, mais toujours harmonieux" ? Il est vrai que les eaux de la fontaine de Felletin sont moins abondantes, moins limpides, que les vers de notre poète.

   Jal a ajouté deux paragraphes assez ironiques sur la question de la naissance de Quinault à Felletin dans la préface de son Dictionnaire.

QUINAULT (Philippe). 1635-1688

Le 11 janvier 1852, la municipalité de Felletin (Creuse) inaugura un monument public, élevé sur une des places de la petite cité. Ce monument, une fontaine, était surmonté d'un buste en pierre, ouvrage de M. Jules Salenson, donné, en 1851, aux Felletinais, par M. Léon Faucher, alors Ministre de l’Intérieur. Il y eut des discours, une fête, et toute la journée, dans toutes les maisons de la ville, on redit le nom du héros du jour, Philippe Quinault, le poëte, l'ami et le collaborateur de Lulli, et, pendant un temps, le but des épigrammes de Boileau. Qu’était venu faire Quinault – je veux dire son buste – à Felletin ? Sous quel prétexte dressait-on dans la Creuse, plutôt qu'ailleurs, un monument à la mémoire de l'auteur d'Atys, d'Armide, d'Alceste, et d’autres opéras ? C'est que, selon les chroniqueurs de Felletin, trompés par un biographe mal instruit, Philippe Quinault naquit à Felletin. J'avertis M. le maire de Felletin qu'on s'était trompé à la mairie ; que Ph. Quinault naquit à Paris et non dans l'ancienne province de la Haute-Marche ; M. le docteur Léonard me fit l’honneur de me répondre le 17 août 1853 :

S'il est un fait hors de doute, non-seulement pour moi, mais pour toute la population de Felletin, c'est que Philippe Quinault, né le 3 juin 1635, a pris jour dans nos murs. Le plus jeune enfant montrerait sans hésitation la maison de Quinault et la rue qui, de temps immémorial, porte son nom. Comment une telle croyance a-t-elle pu se former jusqu'à nous ? Evidemment parce qu'elle reposait sur des titres incontestables. La mort de Quinault n'est pas d'ailleurs tellement ancienne (26 nov. 1688) que plusieurs de nos contemporains n'aient pu voir des hommes qui l'avaient parfaitement connu, On montrait, il y a peu d'années, une lettre qui a été longtemps annexée à son acte de baptême, par laquelle Quinault invoquait sa qualité d'enfant de Felletin...

   Je répliquai à cette lettre en adressant à M. Léonard un extrait des actes de naissance, de mariage et de décès de Philippe Quinault, que j'avais été assez heureux pour trouver, après bien des recherches. M. le maire de Felletin vint ensuite lui-même vérifier sur les Registres de l'Etat civil de Paris les mentions que j'avais eu l'honneur de lui communiquer, et vit que l'erreur des Felletinais était complète. Et la fontaine continua à couler sous le buste du poëte, abondant et limpide, dont Lulli aimait les vers énergiques ou galants, mais toujours harmonieux, qui se prêtaient complaisamment aux volontés du musicien. Il serait fâcheux que Ph. Quinault descendît du piédestal où l'a monté une tradition erronée, mais, après tout, fort innocente. Comment cette tradition s'est-elle accréditée ? Le père de Quinault était-il de Felletin ? Il était boulanger, et la Marche était en possession de donner à Paris des maçons et des boulangers. Ph. Quinault alla-t-il visiter le berceau de ses aïeux, quoiqu'il tînt peu à se rappeler l'état de son père, celui peut-être de son grand-père ? Je ne sais. Furetière, dans un de ses Mémoires contre l'Académie française, lança à la tête de Quinault, le pétrin d'où il était sorti, et cela blessa profondément le poëte1. Le Menagiana (1693) reprocha ce trait de mauvais goût à Furetière :

Depuis que Plaute a esté le valet d'un boulanger, comme on le sait, ce n'est pas un grand deshonneur ny une tache essentielle à un poëte d'en estre descendu. Les poëtes ne tirent leur extraction que de la beauté de leurs ouvrages, et c'est là qu'il faut aller chercher leur noblesse.

Cela est fort bien dit ; mais l'abbé d'Olivet, par complaisance pour les descendants de Quinault, et le Moréri pour un motif analogue, eurent tort d'imputer à Furetière, comme une calomnie, ce qui n'était qu'une méchante plaisanterie, fondée sur un fait vrai. Voici, en effet, les actes qui, sans disculper Furetière d'un tort qu'un homme de goût n'aurait pas dû avoir, justifie son imputation :

Le dimanche 26e jour de febvrier mil six cents trente quatre, furent fiancés Thomas Quinault et Prime Riquier, tous deux de cette paroisse, en présence de Pierre Hierosme, cousin dud. fiancé, Charles Charton, cousin dud. /p. 1028/ fiancé. Jean Riquier, frère de laditte fiancée, Salomon Joly, beau-frère de lad. fiancée et autres tesmoins. Espousez, le lundy 27 e jour desd. mois et an, avec publication de bans. (Reg. de St-Merry.)

Thomas Quinault quitta le quartier St-Merry pour la paroisse de St-Eustache et la rue de Grenelle St-Honoré :

Du lundy 50 juin 1635, fut baptisé Philippe, fils de Thomas Quinault, Me boulanger, et de Prime Rittier (sic) demeurant rue de Grenelle, le parin (sic), Philippe de Lhuine, fils de Jean de Lhuine, commissaire des saisies royales pour toutte la France, la marine (sic) damoiselle Marguerite Sagot, fille de feu maistre Claude Sagot, vivant huissier en la cour de parlement. (St-Eust.)

Venons tout de suite au mariage de Quinault.

Ledit jour, 27e avril 1660, permission donnée à Philippe Quinault, fils de feu Thomas Quinault et de Prime Riquier, et à Louise Goujon, veufve de feu monsieur Bonnet, nos paroissiens, pour se marier à St-Jean en Grève.

Le jeudy vingt-neufviesme d'avril mil six cens soixante... les fiançailles faictes le jour précédent, ont esté mariez Me Philippes Quinault, advocat en parlement, natif de Paris, fils de deffunct Thomas Quinault vivant (ici le rédacteur de l'acte avait écrit : Me Bou... mais pris d'un scrupule, ou averti par quelqu'un de la noce, il ratura : « Me » et surchargeant «  bou »  d'un B majuscule, en fit : «  Bourgeois de Paris »)  et de Prime Richard (sic) et Louise Goujon, veufve de deffunct Jacques Bonnet, vivant marchand et bourgeois de Paris.

La veuve Bonnet était jolie et n'avait que 27 ans quand son mari en avait près de 35 ; c'était beaucoup, mais trop peu encore ; elle apportait à son mari cent mille écus, selon l'abbé d'Olivet. Le ménage Quinault demeurait rue de la Grande-Truanderie, quand Louise Goujon, le 23 mars 1661, mit au monde Marie-Louise, fille de « Ph. Quinault, escuyer, valet de chambre du Roy ». (St-Eust.) Il était écuyer, comme valet de chambre de Louis XIV. (Voy. Etat de la France de 1676, où cela est expliqué.) Quinault, sans changer beaucoup de quartier, changea de paroisse, et, le 16 nov. 1665, fit baptiser, à St-Josse, Marguerite-Geneviève. Quinault perdit, rue St-Martin, un fils, Philippe, le 12 avril 1666. Cet enfant, présenté à St-Josse, fut porté ensuite à St-Séverin pour y être inhumé. L'abbé d'Olivet a dit qu'à l'occasion de son mariage, P. Quinault « prit une charge d'auditeur des comptes et cessa de travailler pour le théâtre de la comédie ». Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, l'abbé d'Olivet fut mal informé. Cinq ans après son mariage, Quinault donna la Mère coquette, puis, en 1664, Agrippa, tragédie plus oubliée qu'Adraste (1665), dont quelques vers de la 3me satire de Boileau ont conservé le souvenir. Quinault fut reçu à l'Académie, en 1670, à cause de ses opéras et malgré Boileau. Ce ne fut qu'en 1671 qu'il acheta sa charge d'auditeur des comptes. Il alla s'établir ensuite – je ne sais au juste à quelle époque – à l'ile St-Louis. Il y demeurait quand il maria sa fille aînée :

Furent mariés Mr Me Charles Le Brun, conseilr du R. auditeur en la chambre des comptes, fils de feu Nicolas Le Brun, peintre ordre du R. et de dlle Jeanne Humbelot... de la paroisse de St-Nicolas du Chardonnet, et damoiselle Marie-Louise Quinault, fille de Mr Me Philippes Quinault, conseilr du R., auditeur en sa chambre des comptes et de dame Louise Goujon, de cette paroisse, en présence de M. Charles Le Brun, escuyer, premier peintre du R., et M. Jean-Bapt. Tuby, sculptr ord. du R., et Mr Me Philippes Quinault (le père de la mariée) et dame Louise Goujon... et Mad. Susanne Butay, espouse de M. Ch. Le Brun... (Signé Le Brun (le marié), M. L. Quinault, Le Brun (Charles), Quinault (c'est Philip.), L. Goujon, Bapt. Tuby..., François Verdier, G. Boffrand, A. Quinault. (Reg. de St-Louis en l'Ile, 19 sept. 1685.)

La signature de Ph. Quinault, au bas de cet acte, est ainsi faite :

Le 26 nov. 1688, Quinault mourut, et, le 28, il fut inhumé à St-Louis, en présence de ses genres Le Brun et Gaillard. Celui-ci avait épousé Marie, une des filles de Philippe dont je n'ai pas vu les baptistaires. Pierre Gaillard, avocat, était fils d'on échevin de Paris ; il épousa Marie Quinault, le 13 février 1688. (St-Louis.) — Le marquis de Dangeau nota, dans son Journal, la mort de Ph. Q. :

Quinault est mort ce matin à Paris. Il estoit dé l’Academie françoise et de la petite Académie pour les médailles du Roy (Acad. des inscript. et belles-lettres). Il a fait plusieurs comédies et plusieurs operas, et s'était mis depuis deux ans dans une grande dévotion.

Je lis dans le Ms. Supl. Fr., no 1643 (Bibl. Imp.) ce passage d'une lettre du 27 avril 1686 :

Le Roy a exempté Quinault qui est de l'Academie, de faire les operas dont il se faisoit scrupule depuis longtemps. Il lui continue les douze mille liures de pension. Il va travailler à faire les inscriptions de la galerie de Versailles et on efface toutes celles qui y sont.

En 1685, Quinault avait fait Armide, et ce fut sans doute le succès de cet opéra, où la passion parle un furieux langage, comme on disait, y lui donna à réfléchir et le porta à supplier le Roi de chercher un autre poëte pour Lulli. On lit dans le Journal de Dangeau :

Mercredy 12 déc. 1685. Monseigneur dina avec Madame la Dauphine, puis s'alla promener à pied, dans les jardins et, au retour, il lut avec Mad. la Dauphine l’opera que Quinault fait pour cet hiver. Le sujet est Renaud et Armide.

— Mad. Quinault mourut, le 5 mai 1710, âgée de 77 ans ; deux fois veuve. (Reg. de St-Nicol. du Chardon.) — Ph. Quinault avait pris des armoiries, comme tout le monde ; il portait « d'azur au chevron d'or accompagné de trois soucis tigés et feuillés de même. (Bibl. Imp., Ms. Boîtes du St-Esprit et Armorial de Paris.) — Thomas Quinault n'eut pas d'enfant que Philippe ; il eut Martin, baptisé, le 14 oct. 1637, à St-Germ. l'Auxer., et Barbe, née, au faub. St-Antoine, le 14 mai 1642. (St-Paul.) Peut-être en eut-il d'autres, dont j'ai vainement cherché les traces. — Furetière dit que le père de Ph. Quinault était « boulanger de petits pains » ; erreur, il était me boulanger vendant les pains de toutes pâtes. Les boulangers qui faisaient particulièrement des pains mollets avaient bien soin de le dire dans leurs actes ; ils constituaient une sorte d'aristocratie parmi leurs confrères. Je vois que, le 4 janv. 1638, « Denis Clincart, me boulanger de petit pain », fit baptiser une fille à St-Eust. Le 13 nov. 1639, « Simon Le Large maistre /p. 1029/ boulanger de petit pain, rue des Escrivains », fit baptiser un enfant à St-Jacq. de la Boucherie. Le 29 sept. 1652, « Charles Moreau me boulanger de petit pain », se maria à St-Merry. —  Quinault eut trois filles que je n'ai pu connaître. Il parle, dans de jolis vers adressés au Roi, des cinq filles qu'il lui faudra pourvoir ; j'ai nommé Marie-Louise et Marguerite-Geneviève, mais n'ayant pu suivre Quinault dans ses nombreux déménagements, j'ai vainement couru après leurs trois sœurs. — Quinault vendit sa charge de Valet de chambre du Roi, en 1683, et eut pour successeur Jn-Baptiste Chauderlos de Laclos, un des aïeux de l'auteur des Liaison dangereuses. (Arch. De l’ Emp., Z. 1342). —  Avant d'appartenir au Roi par une des charges de la chambre, Quinault était un des « domestiques », ainsi qu'on disait, de la maison de Lorraine. Je vois qu'il prit le titre de « gentilhomme de M. de Guise », le 9 avril 1656, au baptême du fils de Philippe Maréchal, maître écrivain, rue des Gravilliers. Il demeurait alors à l'hôtel de Guise, rue du Chaume. (Reg. de St-Nicol. des Champs) — Au Reg. E. 11, 474, des Arch. de l'Emp., je lis Dud. sr de Bartillat la somme de 1,012 l. 10 s. pour le parfaict payement de l'opéra d'Athis et du Bourgeois-Gentilhomme ; an. 1683 ». Du même registre, je tire ce fait que l'opéra d'Athis fut répété 16 fois et joué 11 fois, du 1er déc. 1681 au 9 fév. 1682, à St-Germain en Laye.


Note

1. Je n'ai jamais compris ce sentiment de Quinault ; à la vérité j'ai de bonnes raisons pour penser qu'il n'y a pas à rougir de descendre d'un boulanger. J'ai dans mes ascendants trois hommes de ce métier, mon grand-père, mon bisaïeul et mon trisaïeul, boulangers à Roanne (Loire) ; et, comme il m'a été impossible de remonter plus haut dans ma généalogie, je ne sais pas si un quatrième Jal n'était pas dans la boulangerie, avant le bisaïeul de mon père. Mon père n'était pas resté à Roanne; il était courtier de commerce à Lyon quand je naquis dans cette ville, le 13 avril 1795 [le 12 selon les errata; ndlr].