Royer

Il est dommage que Royer (1803-1875), auteur de plusieurs livrets -- les mieux connus étant les versions françaises de Lucie de Lammermoor et de La Favorite -- ne nous ait pas laissé une analyse de quelques vers de Quinault. Il exprime son admiration pour notre poète dans son Histoire de l'opéra :

"En choisissant Quinault pour écrire ses libretti, Lulli montra une grande sagacité. Il donnait chaque année à son poëte quatre mille livres pour un ouvrage nouveau. Quinault produisit quatorze opéras, qui rendirent son nom immortel, malgré les diatribes de Boileau."

ROYER, Alphonse. Histoire de l’opéra

Paris, Bachelin-Deflorenne, 1875

Ch. 1, Époque de Lully (p. 7-36), p. 25

Du côté du théâtre parlé, Royer nous a laissé des page intéressantes sur les comédies (La Comédie sans comédie, La Mère coquette) et sur les tragédies, surtout Astrate. Il situe Quinault entre le « grand Corneille » et le « tendre Racine », en insistant sur « la ressemblance qui existe entre la manière de Quinault et celle de Racine ».


Chapitre XXVII

[…]

RACINE ET LES TRAGIQUES DE SON TEMPS.

I.

Quinault rival de Racine.

 

L'auteur qui marque le mieux la transition du grand Corneille au tendre Racine (sobriquets populaires conservés jusqu'à nous), c'est Philippe Quinault, plus célèbre pourtant par ses opéras que par ses autres œuvres dramatiques. Quinault était le coryphée des poëtes de tragédie quand Racine débuta, en 1664, par la Thébaïde ou les Frères ennemis. Dès 1653, Quinault avait vu réussir sa comédie des Rivales, qu'il produisit à dix-huit ans, et qui précéda l'Amant indiscret ou le Maître étourdi, la Comédie sans comédie et la Mère coquette, son meilleur ouvrage. Les années suivantes mirent le comble à sa gloire par le succès de ses tragédies intitulées: La Mort de Cyrus ; Le Mariage de Cambise ; Stratonice ; Le Feint Alcibiade ; Amalasonte ; Agrippa, roi d'Albe. Toutes ces pièces furent acclamées par le public. La Muse historique de Loret dit que l'on courait à Amalasonte comme au feu, et l'Hôtel-de-Bourgogne y trouva l'occasion de grosses recettes.

Nul doute que Quinault, malgré l'infériorité relative de son talent, n'ait servi sinon de guide, du moins d'exemple à Racine, quand celui-ci descendit des sommets cornéliens qu'il avait voulu d'abord escalader, sans trop de bonheur, avec la Thébaïde et Alexandre, et quand il entra dans la passion amoureuse, qui lui offrait en même temps un ordre d'idées différent de celui de Corneille et une affinité plus grande avec son esprit. Cette prise de possession du domaine de l'amour, où régnait sans rival Philippe Quinault, et que Racine conquit en maître par le seul fait de la représentation d'Andromaque, décida de l'avenir de cet auteur illustre.

En attribuant à Racine le domaine de l'amour au théâtre, il est bien entendu que je ne lui accorde, pas plus qu'à Quinault, l'invention de ce puissant ressort dramatique, qui, bien avant eux, avait produit la Juliette et la Desdémone de Shakespeare, et qui en France, tout récemment encore, venait de nationaliser d'une façon si brillante la Chimène espagnole.

Racine n'a rien inventé ; son travail a été uniquement l'épuration du fonds des idées communes, dont il s'est approprié la substance avec un goût et un tact merveilleux. Quinault, dont on venait pourtant d'app plaudir avec frénésie le Bellérophon, le Pausanias et surtout l'Astrate, se vit tout à coup dépossédé de la faveur publique par la prise de possession de Racine. Quinault s'était arrangé une espèce de petite royauté dans ce pays de l'amour, où il trônait depuis douze ans déjà, quand Racine, jaloux de la concurrence le chassa du théâtre et de sa propre personnalité, et le contraignit à s'aller incarner, comme une divinité indienne, dans un genre nouveau, qui vint fort à propos d'Italie se naturaliser en France sous le nom d'opéra.

Après avoir détrôné Quinault, il fallait le plonger dans un éternel oubli pour imposer la nouvelle idole, et le terrible Boileau travailla de toutes ses forces à prouver au public que jusqu'à ce jour il s'était trompé en prodiguant à Quinault des faveurs dont il n'était pas digne :

[…] Avez-vous lu l'Astrate ?

C'est là ce qu'on appelle un ouvrage achevé.

Surtout l'anneau royal me semble bien trouvé ;

Son sujet est conduit d'une belle manière,

Et chaque acte en sa pièce est une pièce entière.

On eut beau répondre plus tard à Boileau que l'épée de Phèdre, empruntée à Sénèque, valait bien peut-être l'anneau d'Astrate ; que, contrairement à ce qu'il avançait, l'action de l'Astrate était une et se suivait parfaitement, la petite invention du satirique n'en est pas moins restée et fait foi même aujourd'hui contre Quinault, car pour la réfuter il faudrait avoir lu l'Astrate. Moi, qui ai lu l'Astrate, j'en veux citer quelques vers qui donneront une idée de la ressemblance qui existe entre la manière de Quinault et celle de Racine :

Hé bien! Madame, hé bien ! il vous faut obėir,

Et pour tarir ce sang qui vous est si funeste,

En montrer à vos yeux le déplorable reste.

Ce dernier fils d'un Roi par votre ordre égorgé,

Ce fils par son devoir à vous perdre engagé,

Cette victime encore à vos jours nécessaire,

Ce malheureux vengeur d'un misérable père,

D'une maison détruite et d'un sceptre envahi,

Enfin cet ennemi tant craint et tant haï,

Dont nous cherchions la perte avec un soin extrême,

Qui l'eût pu croire, hélas ! Madame, c'est moi-même !

(Astrate, acte IV, scène iv.)

Le tour de cette période n'est-il pas racinien ? Si l'on élimine le sceptre envahi et le soin extrême, le style de tout ce morceau n'est-il pas assez soutenu pour un auteur condamné par Boileau ?

Le Journal des Savants publia un vif éloge de ce qu'on appela le chef-d'œuvre de Quinault, et cette pièce le maintint longtemps en réputation, malgré les triomphes successifs de Britannicus, de Bajazet, de Mithridate, d'Iphigénie et de Phèdre. Boileau ne lâcha pas prise, même après qu'il eut banni le pauvre Quinault de l'Hôtel-de-Bourgogne, et il le poursuivit jusque sur la scène de l'Opéra, où pourtant il ne put entamer sa nouvelle gloire.

Racine n'avait besoin que de son talent pour éclipser tous ses rivaux ; il se donna le tort d'employer la cabale contre Quinault : la cabale lui rendit la pareille en malmenant sa Phèdre, en 1677, si bien que le public lui opposa très-sincèrement la très-médiocre Phèdre de Pradon. C'est au chagrin que donna cette aventure à Racine, bien plus qu'à ses scrupules religieux, qu'il faut attribuer sa retraite du théâtre, à l'âge de trente-huit ans, et ce silence de douze années qui sépara Phèdre d'Esther.

 

p. 220-223

VIII.

Les auteurs comiques contemporains de Molière.

 

Philippe Quinault, dont la renommée est due surtout à ses opéras, fut moins un concurrent de Molière que de Racine sur les affiches des théâtres, car il ne fit représenter que quatre comédies, tandis qu'il donna onze tragédies et tragi-comédies. De ses comédies, une seule, la Mère coquette ou les Amants brouillés, s'est maintenue au répertoire.

La Mère coquette est une peinture de mœurs de l'école de Molière. Elle fut représentée à l'Hôtel de Bourgogne en octobre 1665, année où le directeur du théâtre du Palais-Royal donna Don Juan et l'Amour médecin, et où Racine fit jouer, au mépris de ses engagements, Alexandre sur les deux scènes rivales. De Visé réclama la paternité du sujet de la Mère coquette, qu'il prétendit lui avoir été volé par Quinault. La pièce de Visé fut jouée au Palais-Royal quelques jours après celle de Quinault et sous le même double titre. Quinault prétendit avoir tiré son sujet d'une comédie espagnole ; Visé, de son côté, affirma qu'il avait raconté sa pièce dans un salon en la présence de Quinault. La Mère coquette de Visé eut dix-huit brillantes représentations ; celle de Quinault, qui d'abord obtint peu de succès, lui a survécu. L'œuvre de Quinault est très défectueuse dans son plan, mais elle contient des traits de caractère, et quelques-unes de ses scènes sont spirituellement écrites. Les Rivales pièce romanesque qui a beaucoup de ressemblance avec les Pucelles de Rotrou, l'Amant indiscret et la Comédie sans comédie, demeurent pour la renommé [sic], comme pour le mérite, bien loin de la Mère coquette. L'Amant indiscret rappelle beaucoup trop l'Étourdi de Molière, et Cléandre et Philipin sont trop proches parents de Lélie et de Mascarille. La Comédie sans comédie, jouée sur le théâtre du Marais, se compose de quatre tableaux différents : une pastorale, une comédie, une tragédie et une pièce à machines. Cette pièce à machines, dont le personnage d'Armide est le sujet, fut plus tard trans formée en opéra par l'auteur. Le premier acte, prologue avec musique, met en scène divers comédiens alors en réputation. On voit d'abord Jodelet l'enfariné, jouant du théorbe et chantant cette romance grotesque au clair de la lune :

La nuit, qui verse à pleines mains

Ses doux pavots sur les humains,

Fait sommeiller le bruit et ronfler la tristesse;

Et le soleil, ce grand falot,

Est allé plus vite qu'au trot,

Chez Thétis son hôtesse,

Dormir comme un sabot...

Après cette contrefaçon du style de Scarron, paraît sur la scène Hauteroche, l'acteur-auteur, puis Lafleur et La Roque. Lafleur déclame contre la comédie, et refuse de donner ses trois filles à des comédiens. Pour convaincre Lafleur de l'excellence de la comédie, on lui exhibe la triple représentation annoncée par le prologue. Au dénoûment, voyant sa fille Armide enlevée dans un nuage, il se précipite tout alarmé sur la scène ; mais bientôt, rappelé à la réalité de la vie, il reconnaît que la pièce a été fort bien jouée par tous les comédiens, et il accorde la main de ses filles à leurs trois amoureux.

Les tragi-comédies sont un compromis entre tous les genres et un acheminement vers l'opéra, que va bientôt créer Philippe Quinault. Son traité d'alliance avec Lully a consacré sa renommée. Nous les verrons bientôt à l'œuvre, poëte et musicien, lorsque l'auteur de Pausanias et d'Astrate sera contraint, comme un autre Enée, d'aller chercher des rivages plus cléments que ceux de la tragédie et de la comédie. Outre qu'il fut un poëte à la mode, Quinault passa longtemps pour un homme à bonnes fortunes. Il était d'une taille élevée et bien fait de sa personne. Il avait des yeux bleus à fleur de tête, surmontés de sourcils noirs ; son front était élevé, large et uni ; sa physionomie, aimable et honnête, prévenait de premier abord en sa faveur. Somaise, dans son Dictionnaire des Précieuses, assure pourtant qu'il était fort noir de visage ; qu'il avait la bouche extraordinairement fendue, les lèvres grosses, « et la tête belle, grâce au perruquier, qui lui en fournissait la plus belle partie. » Au reste, ajoute Somaise, « on le prendrait presque pour Adonis l'aîné. »

ROYER, Alphonse. Histoire universelle du théâtre

Paris, A. Franck, 1869-1870. 4 vol.

T. 3 (1870), p. 105-109, 230-223