Texte de Porphyre

Porphyre (234 environ - 310 ) philosophe néo-platonicien.

Ce texte est extrait de : De l'abstinence,IV

Corrélation entre meurtre des animaux, luxe, guerre et injustice

Parmi ceux qui ont recueilli à la fois avec brièveté et exactitude les coutumes des Grecs, se place le péripatéticien Dicéarque. Racontant le mode de vie primitif de la Grèce, il dit que les hommes nés dans l’ancien temps et, de ce fait, proches des dieux , et a qui 1'excellence de leur nature et la perfection de leur vie a valu d'être regardés comme la race d'or, en comparaison avec les hommes d'aujourd'hui, formés d'une matière de mauvais aloi et très vile, ne tuaient pas 1'animé. Comme en témoignent les poètes, qui leur donnent le nom de race d'or : « Tous les biens », disent-ils, étaient à eux : et la terre féconde portait d'elle-même des fruits en abondance et avec profusion ; eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu d'innombrables biens. Ce que commente Dicéarque, lorsqu'il dit : voici ce qu'était la vie au temps de Kronos - s'il faut admettre qu'elle a existé autrement que par une vaine rumeur et, laissant ce qui est trop légendaire, restituer la réalité en se fondant sur la raison. En effet tout poussait spontanément, selon toute vraisemblance : car les hommes pour leur part n'apportaient à rien aucun aménagement, parce qu'ils ne connaissaient encore ni l’art de la culture ni absolument aucun autre art. C'est ce qui fit aussi qu'ils avaient une vie de loisirs, exempte de travaux et de soucis, et qu'ils ne connaissaient pas la maladie, s'il faut s'en rapporter a l’avis des médecins les plus distingués, chez qui on ne saurait trouver de plus grand précepte de santé que celui de ne pas éliminer de déchets : or, ils s'en gardaient toujours purs, ne prenant pas de nourriture indigeste, mais digeste, ni, parce qu'elle s'offrait à eux toute prête, plus que leur ration, mais d'ordinaire moins que leur suffisance, a cause de sa rareté. Bien mieux, il n'y avait entre eux ni guerres ni séditions : car nul enjeu important ne leur était proposé dont la conquête méritât qu'on soulève un tel différend. Aussi le plus clair de leur vie se trouvait-il fait de loisir, d'insouciance à l’égard des besoins nécessaires, de santé, de paix, d'amitié. Et il est vraisemblable que cette vie-là ait suscité des regrets chez leurs descendants, qui nourrissaient de grandes ambitions et sur qui les maux s'abattaient en grand nombre. On voit que la nourriture des premiers hommes était frugale et sans apprêt par le mot « assez de glands » qui fut prononcé plus tard et vraisemblablement par celui qui, le premier, voulut que cela changeât. Plus tard apparut la vie nomade ou, s'entourant déjà de biens superflus, on étendait ses possessions ; et on porta la main sur les animaux, dont on vit que les uns étaient inoffensifs et les autres nuisibles et cruels. C'est ainsi qu'on apprivoisa les uns, tandis qu'on s'attaquait aux autres et que la guerre apparut en même temps dans cette même vie. Et ces récits, dit-il, ne sont pas de nous, mais de ceux qui ont écrit l'histoire des temps anciens. Car il s'y rencontrait déjà des biens considérables que les uns avaient à coeur de conquérir, se regroupant et s'excitant mutuellement, et les autres de défendre. Le temps passa ainsi, puis, comme ils progressaient pas à pas dans la connaissance de ce qui paraissait utile, ils en vinrent au troisième mode de vie, la vie agricole.

Voila ce que rapporte Dicéarque, dans son histoire des temps anciens de la Grèce et dans sa description de la vie bienheureuse des plus anciens hommes, vie dont la moindre perfection n'était pas 1'abstinence vis a vis de 1'animal. De là venait qu'il n'y avait pas de guerre, puisque 1'injustice devait avoir été bannie ; ce n'est que plus tard, en même temps que l'injustice envers les animaux, que s'introduisirent et la guerre et les convoitises des uns envers les autres. C'est pourquoi je m'étonne de l'impudence de ceux qui font de l'abstinence des animaux la mère de l'injustice, quand 1'histoire et 1'experience montrent que c'est en même temps que le meurtre des animaux que le luxe, la guerre et 1'injustice se sont introduits.

Le respect de la justice grandit

avec la pratique de l'abstinence de chair carnée

Ainsi puisqu'ils sont de la même race, s'il apparaissait, selon Pythagore, qu'ils ont reçu aussi la même âme que nous, on serait à bon droit juge impie de ne pas s'abstenir d'être injuste envers des parents. Le fait que certains sont des animaux féroces ne rompt nullement ce lien de parenté : il est des hommes qui ne leur cèdent en rien, mais plutôt sont pires, pour faire du mal à leurs prochains et se laisser emporter à nuire à n'importe qui, comme poussés par une sorte d'inspiration venant de leur nature particulière et de leur méchanceté; cela nous conduit à les faire périr, mais non pas à rompre notre relation avec ce qui n'est pas féroce. De même, s'il y a aussi des animaux féroces, nous devons comme tels les faire périr, comme nous faisons périr de tels hommes, mais <sans> renoncer à notre relation aux autres moins féroces. Et il ne faut manger ni les uns ni les autres, pas plus que les hommes injustes. Dès lors notre injustice est grande lorsque nous faisons périr les animaux non féroces aussi bien que les animaux féroces et injustes, et que nous mangeons les premiers : nous sommes doublement injustes, parce que nous les faisons périr bien que non féroces et parce que nous en faisons un festin, leur mort n'ayant pas d'autre justification que cette pâture. On pourrait ajouter encore aux précédentes des raisons comme celles-ci : dire que le fait d'étendre aux animaux le droit détruit le droit, c'est ne pas voir qu'on ne sauvegarde pas ainsi la justice, mais qu'on renforce le plaisir, qui est l'ennemi de la justice. En tout cas quand le plaisir est la fin, on voit périr la justice. Qui ne voit clairement en effet que le respect de la justice grandit avec la pratique de l'absti­nence? Celui qui s'abstient de porter atteinte à tout être animé, même s'il s'agit d'êtres qui n'entrent pas avec lui en société, s'abstiendra à bien plus forte raison de nuire à ses congénères. Car l'ami du genre ne haïra pas l'espèce, mais plutôt, plus grande sera son amitié pour le genre animal, plus grande aussi sera la justice qu'il gardera pour la partie qui lui est apparentée. Donc qui se regarde comme apparenté à l'animal en général ne sera pas injuste envers tel animal en parti­culier ; mais qui circonscrit à l'homme le droit est tout prêt, forcé en quelque sorte dans son réduit, à renverser la barrière qui retient l'injustice. Aussi l'assai­sonnement de Pythagore est-il plus savoureux encore que celui de Socrate, pour qui l'assaisonnement de la nourriture était d'avoir faim ; pour Pythagore le sentiment de n'être injuste envers personne y ajoutait encore la saveur de la justice : car éviter de se nourrir de chair animale, c'était éviter de commettre des injustices pour se nourrir. Assurément Dieu n'a pas fait qu'il nous fût impossible d'assurer notre propre sauvegarde sans faire du mal à autrui : c'eût été en effet nous donner notre nature comme un principe d'injustices. Il semble bien que ceux-là encore n'ont pas vu le caractère propre de la justice qui ont pensé la faire venir de la parenté avec les hommes on aurait ainsi une sorte de philanthropie, alors que la justice consiste à s'abstenir de porter atteinte ou de nuire à tout être innocent quel qu'il soit. C'est comme ceci que se conçoit l'homme juste, non comme cela en sorte qu'on doit étendre jusqu'aux animaux la justice qui consiste à ne pas nuire. Voilà pourquoi elle est essentiellement domination du rationnel sur l'irrationnel, et soumission de l'irrationnel. Car lorsque l'un domine et que l'autre se soumet, c'est une nécessité absolue que l'homme ne nuise à nul être. Car lorsque, les passions étant réprimées et les appétits et les colères éteints, la raison obtient la domination qui lui revient en propre, il s'ensuit aussitôt l'assimilation au Supérieure. Le Supérieur dans l'univers est, on le sait, totalement innocent : lui, par sa puissance, était sauvegarde pour tout être, bienfaisance pour tout êtres, indépendance à l'égard de tout être; nous, par la justice, nous ne nuisons à personne, mais, à cause de notre élément mortel, nous dépendons des choses nécessaires. Prendre les choses nécessaires ne nuit pas aux plantes, quand nous prenons ce qu'elles laissent tomber, ni aux fruits, quand nous en usons après qu'ils sont morts; ni aux brebis alors que par la tonte nous leur rendons plutôt service et que nous partageons leur lait en leur donnant nos soins3. Aussi le juste apparaît-il comme voulant s'amoindrir lui-même de ce qui en lui est corporel, et cela sans injustice envers lui-même : car il accroît par l'éducation du corps et sa maîtrise le bien intérieur, c'est-à-dire l'assimilation à Dieu.

Extrait de :De l’abstinence, III