Textes de Gustave Flaubert

Gustave Flaubert ( 1821-1880) , écrivain français

Texte extrait de : Par les champs et par les grèves

Dans " oeuvres complètes de Gustave Flaubert "

C'était l'abattoir

En revenant vers l'hôtel par un de ces bons sentiers comme nous les aimons, un de ces sentiers qui montent, descendent, tournent et reviennent, tantôt le long d'un mur, tantôt dans un champ, puis entre des broussailles ou dans le gazon, ayant tour à tour des cailloux, des marguerites, des orties, sentiers vagabonds faits pour les pensées flâneuses et les causeries à arabesques; en revenant donc vers la ville, nous avons entendu sortir de dessous le toit d'ardoises d'un bâtiment carré des gémissements et des bêlements plaintifs. C'était l'abattoir.

Sur le seuil, un grand chien lapait dans une mare de sang et tirait lentement du bout des dents le cordon bleu des intestins d’un bœuf qu’on venait de lui jeter. La porte des cabines était ouverte. Les bouchers besognaient dedans, les bras retroussés. Suspendu, la tête en bas et les pieds passés par les tendons dans un bâton tombant du plafond, un bœuf, soufflé et gonflé comme une outre, avait la peau du ventre fendue en deux lambeaux. On voyait s’écarter doucement avec elle la couche de graisse qui la doublait et successivement apparaître dans l’intérieur, au tranchant du couteau, un tas de choses vertes, rouges et noires, qui avaient des couleurs superbes. Les entrailles fumaient ; la vie s’en échappait dans une bouffée tiède et nauséabonde. Près de là, un veau couché par terre fixait sur la rigole de sang ses gros yeux ronds épouvantés, et tremblait convulsivement malgré les liens qui lui serraient les pattes. Ses flancs battaient, ses narines s’ouvraient. Les autres loges étaient remplies de râles prolongés, de bêlements chevrotants, de beuglements rauques. On distinguait la voix de ceux qu’on tuait, celle de ceux qui se mouraient, celle de ceux qui allaient mourir. II y avait des cris singuliers, des intonations d’une détresse profonde qui semblaient dire des mots qu’on aurait presque pu comprendre. En ce moment, j’ai eu l’idée d’une ville terrible, de quelque ville épouvantable et démesurée, comme serait une Babylone ou une Babel de Cannibales où il y aurait des abattoirs d’hommes ; et j’ai cherché à retrouver quelque chose des agonies humaines, dans ces égorgements qui bramaient et sanglotaient. J’ai songé à des troupeaux d’esclaves amenés là, la corde au cou, et noués â des anneaux, pour nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d’ivoire, en s’essuyant les lèvres à des nappes de pourpre. Auraient-ils des poses plus abattues, des regards plus tristes, des prières plus déchirantes ?

Un garçon a pris un maillet de fer, on a poussé devant lui le pauvre veau qu’on venait de délier, il a levé son instrument dont il l’a frappé d’un coup sec sur le crâne entre les yeux. Ça a fait un bruit sourd, la bête est tombée raide morte avec de l’écume aux lèvres et la langue serrée dans les dents ; on l’a prise, on l’a remuée, elle ne bougeait pas ; on l’a hissée à la poulie pour la dépecer.

Au premier coup de couteau elle a frémi dans toute sa chair, puis est redevenue morte. L’était-elle ? Qui le sait ? Qu’en savez-vous, vous philosophes et physiologistes ? Êtes-vous bien sûrs de ce que c’est que la mort ? Qui vous a dit que pour n’avoir pas de manifestations l’âme n’avait plus de conscience, et qu’elle ne sentait pas goutte à goutte, atome à atome, la décomposition successive de ce corps qu’elle animait ? Qui vous a dit que le cadavre ne souffre pas à chaque piqûre de tous les vers qui le rongent jusqu’à ce que ses parties intégrantes étant passées ailleurs y revivent une autre vie ou continuent la même, de sorte qu’il y aurait ainsi une moitié de l’être engagée dans une existence nouvelle, tandis que l’autre demeurerait retenue dans l’existence intérieure, un peu comme le lapin que j’ai vu dévorer tout vivant par une chienne de Terre-Neuve et dont la tête était avalée quand les pattes de derrière lui gigotaient encore ?

En sortant, nous avons revu le dogue qui continuait son festin, il avait presque fini son plat de tripes crues, il se léchait les babines et on venait de lui servir pour dessert le péritoine d’un mouton ; il est très gras et a l’air farouche.

Fraternisant avec eux d’une communion

toute panthéistique et tendre

Je ne sais jamais si c’est moi qui regarde le singe ou si c’est le singe qui me regarde. Les singes sont nos aïeux. J’ai rêvé, il y a environ trois semaines, que j’étais dans une grande forêt toute remplie de singes ; ma mère se promenait avec moi. Plus nous avancions, plus il en venait : il y en avait dans les branches, qui riaient et sautaient ; il en venait beaucoup dans notre chemin, et de plus en plus grands, de plus en plus nombreux. Ils me regardaient tous, j’ai fini par avoir peur. Ils nous entouraient comme dans un cercle ; un a voulu me caresser et m’a pris la main, je lui ai tiré un coup de fusil à l’épaule et je l’ai fait saigner ; il a poussé des hurlements affreux. Ma mère m’a dit alors : « Pourquoi le blesses-tu, ton ami ? qu’est-ce qu’il t’a fait ? ne vois-tu pas qu’il t’aime ? comme il te ressemble ! » Et le singe me regardait. Cela m’a déchiré l’âme et je me suis réveillé… me sentant de la même nature que les animaux et fraternisant avec eux d’une communion toute panthéistique et tendre.

in Notes de voyage. I, Italie, Égypte, Palestine, Rhodes