Textes de Max Horkheimer

Max Horkheimer ( 1895 -1973 ) ,philosophe et sociologue allemand.

Texte extrait de : Crépuscule,notes en Allemagne .

Le gratte-ciel

Le gratte-ciel. – Une coupe à travers l’édifice de la société actuelle donnerait à peu près ceci : au sommet, les magnats des trusts des différents groupes de pouvoir capitalistes, qui dirigent mais se combattent entre eux; en dessous, les petits magnats, les grands propriétaires terriens et tout l'état major des collaborateurs importants; en dessous réparties par couches séparées , les masses des professions libérales et des petits employés, des exécutants politiques, des militaires et des professeurs, des ingénieurs et des chefs de bureau jusqu'aux dactylos; encore en dessous, les restes de petites existences indépendantes, les artisans, commerçants, paysans e tutti quanti, puis le prolétariat, depuis les couches de travailleurs qualifiés hautement payés, en passant par les ouvriers spécialisés, jusqu'aux chômeurs perpétuels, aux pauvres, aux vieillards, aux malades. Au dessous de tout cela commence le véritable socle du dénuement, sur lequel s'élève cet édifice, car nous n'avons jusqu'ici parlé que des pays du grand capitalisme; or toute leur existence est supportée par ce terrible appareil d'exploitation qui fonctionne dans les territoires à moitié ou entièrement colonisés, donc dans la partie de la terre de loin la plus grande. De vastes régions des Balkans sont une maison de torture, la misère des masses indiennes, chinoises, africaines dépasse tout ce que l'on peut concevoir. Au dessous des espaces où les coolies de la terre crèvent par millions, il faudrait encore représenter l'indescriptible, l'inimaginable souffrance des animaux, l'enfer animal dans la société humaine, la sueur, le sang, le désespoir des animaux.

On parle beaucoup aujourd'hui de « vision essentialiste ». Celui qui a « contemplé » une seule fois l' « essence » du gratte-ciel, dans les étages supérieurs duquel nos philosophes ont le droit de philosopher, ne s'étonne plus qu'ils connaissent si mal la hauteur réelle où ils se trouvent, mais ne fassent toujours que discourir à propos d'une hauteur imaginaire; il sait, et eux-mêmes peuvent le pressentir, que, sinon, ils pourraient être pris de vertige. II ne s'étonne plus qu'ils préfèrent édifier un système des valeurs plutôt qu'un système des non valeurs, qu'ils préfèrent traiter « de l'homme en général » plutôt que des humains en particulier, de l'Être tout court plutôt que de leur être propre : sinon, ils pourraient être obligés, en punition, d'aller s'installer à un autre étage, plus bas. II ne s'étonne plus qu'ils bavardent de l' « Éternel », car leur bavardage est une composante du mortier qui fait tenir la maison de l'humanité actuelle. Cette maison, dont la cave est un abattoir et le toit une cathédrale, offre en fait, depuis les fenêtres des étages supérieurs, une belle vue sur le ciel étoilé.

Du lien entre actions honteuses dans les Etats totalitaires

et cruautés envers les animaux

La façon dont l'humanité moderne achète sa vie supplémentaire, la fabrication fiévreuse de discutables marchandises de luxe et de moyens indiscutables de destruction, la génialité de la production qui ne laisse pas le temps de penser, impriment rétroactivement leur sceau sur ce qui est ainsi conquis. Avec ingéniosité et vitesse et toute l'étonnante perspicacité dont elle est capable, la société, à travers la violence sans scrupules exercée sur tout ce qui lui est extérieur, superimpose en guise d'attitude spirituelle dominante en même temps stupidité et étroitesse d'esprit, crédulité et manipulabilité à tout ce qu'on juge puissant et actuel. Il y a un lien entre l'attitude inconsciente à l'égard des actions honteuses dans les Etats totalitaires et l'indifférence envers les cruautés perpétrées sur les animaux, présente même dans les Etats libres. Les deux phénomènes s'alimentent de l'adhésion tacite des masses à tout ce qui se passe normalement. Celui que le monde a amené a regarder uniquement devant lui et à obéir à la suggestion générale, celui qui n'a pas appris à faire des expériences au-delà du champ de son intérêt propre, celui-là est prisonnier même dans la liberté et s'il échappe à la captivité extérieure ce n'est que par pur hasard. Du dépassement de la contradiction entre humanité théorique et barbarie pratique - qui gangrène cette civilisation comme une maladie honteuse, et qui l'est d'autant plus qu'il y a de richesses et de potentialités - dépend que le progrès technique amène la coopération humaine a un stade plus élevé. Une société aux moyens plus importants exige une différenciation morale plus grande. La compassion ne suffit pas, et il existe un amour pour les animaux dont la seule raison n'est autre que la haine de l'homme. La révolte contre la torture, perpétrée sans cesse et abondamment dans la société, jaillit plutôt de l'aversion pour le bonheur, acheté par des moyens déplorables, de la sensibilité envers l'infamie, de la générosité qui appartient à la vraie force. La faiblesse adhère à la vie qui est tributaire de la torture raffinée du faible. Pour finir, la vie ne pourra plus s'affirmer face a des forces plus primitives et brutales, humaines et non humaine. La culture du professeur, qui avec joie laissa voleter les pigeons défigurés, est déjà mépris de la culture et les étudiants qui le suivent ne peuvent la défendre.