Textes d'Alphonse De Lamartine

Alphonse De Lamartine (1790-1869)

La chute d'un ange (Septième vision. Le prophète)

Or ces hommes, enfants ! pour apaiser leur faim,

N'ont pas assez des fruits que Dieu mit sous leur main;

Leur foule insatiable en un soleil dévore

Plus qu'en mille soleils les bois n'en font éclore.

En vain comme une mer l'horizon écumant

Roule à perte de vue en ondes de froment :

Par un crime envers Dieu, dont frémit la nature,

Ils demandent au sang une autre nourriture;

Dans leur cité fangeuse il coule par ruisseaux !

Les cadavres y sont étalés en monceaux.

Ils traînent par les pieds, des fleurs de la prairie,

L'innocente brebis que leur main a nourrie,

Et, sous l'œil de l'agneau l'égorgeant sans remord,

Ils savourent leurs chairs et vivent de la mort !

Aussi le sang tout chaud dont ruisselle leur bouche

A fait leur sens brutal et leur regard farouche.

De leurs cœurs que ces chairs corrompent à moitié

Ils ont comme une faute effacé la pitié,

Et leur œil qu'au forfait le forfait habitue

Aime le sang qui coule et l'innocent que l'on tue.

Car du sang de l'agneau qui suce l'herbe en fleur

À celui de l'enfant il n'est que la couleur :

Ils ont à le verser la même indifférence;

Ils offrent l'un aux sens et l'autre à la vengeance,

À la haine, à l'amour, à leurs dieux, à la peur.

Pour le verser plus tiède en se perçant le cœur

Ils aiguisent le fer ennemi de la vie,

Le fer qui fait couler le sang comme la pluie,

En haches, en massues, en lames, en poignard.

De l'horreur de tuer ils ont fait le grand art,

Le meurtre par milliers s'appelle une victoire :

C'est en lettres de sang que l'on écrit la gloire.

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Comment de ne pas voir dans l’état de boucher

quelque chose de l’état de bourreau ?

Ma mère s’inquiétait très-peu de ce qu’on entend par instruction ; elle n’aspirait pas à faire de moi un enfant avancé pour son âge. Elle ne me provoquait pas à cette émulation qui n’est qu’une jalousie de l’orgueil des enfants. Elle ne me laissait comparer à personne ; elle ne m’exaltait ni ne m’humiliait jamais par ces comparaisons dangereuses. Elle pensait avec raison qu’une fois mes forces intellectuelles développées par les années et par la santé du corps et de l’esprit, j’apprendrais aussi couramment qu’un autre le peu de grec, de latin et de chiffres dont se compose cette banalité lettrée qu’on appelle une éducation. Ce qu’elle voulait, c’était faire en moi un enfant heureux, un esprit sain et une âme aimante ; une créature de Dieu et non une poupée des hommes. Elle avait puisé ses idées sur l’éducation d’abord dans son âme, et puis dans Jean-Jacques Rousseau et dans Bernardin de Saint-Pierre, ces deux philosophes des femmes, parce qu’ils sont les philosophes du sentiment. Elle les avait connus ou entrevus l’un et l’autre dans son enfance chez sa mère ; elle les avait lus et vivement goûtés depuis ; elle avait entendu, toute jeune, débattre mille fois leurs systèmes par madame de Genlis et par les personnes habiles chargées d’élever les enfants de M le duc d’Orléans. On sait que ce prince fut le premier qui osa appliquer les théories de cette philosophie naturelle à l’éducation de ses fils. Ma mère, élevée avec eux et presque comme eux, devait transporter aux siens ces traditions de son enfance. Elle le faisait avec choix et discernement. Elle ne confondait pas ce qu’il convient d’apprendre à des princes, placés au sommet d’un ordre social, avec ce qu’il convient d’enseigner à des enfants de pauvres et obscures familles, placés tout près de la nature dans les conditions modestes du travail et de la simplicité. Mais ce qu’elle pensait, c’est que, dans toutes les conditions de la vie, il faut d’abord faire un homme, et que, quand l’homme est fait, c’est-à-dire l’être intelligent, sensible et en rapports justes avec lui-même, avec les autres hommes et avec Dieu, qu’il soit prince ou ouvrier, peu importe, il est ce qu’il doit être ; ce qu’il est est bien, et l’œuvre de sa mère est accomplie.

C’est d’après ce système qu’elle m’élevait. Mon éducation était une éducation philosophique de seconde main, une éducation philosophique corrigée et attendrie par la maternité.

Physiquement, cette éducation découlait beaucoup de Pythagore et de l’Emile. Ainsi, la plus grande simplicité de vêtement et la plus rigoureuse frugalité dans les aliments en faisaient la base. Ma mère était convaincue, et j’ai comme elle cette conviction, que tuer les animaux pour se nourrir de leur chair et de leur sang est une des infirmités de la condition humaine ; que c’est une de ces malédictions jetées sur l’homme soit par sa chute, soit par l’endurcissement de sa propre perversité. Elle croyait, et je le crois comme elle, que ces habitudes d’endurcissement de cœur à l’égard des animaux les plus doux, nos compagnons, nos auxiliaires, nos frères en travail et même en affection ici-bas ; que ces immolations, ces appétits de sang, cette vue des chairs palpitantes sont faits pour brutaliser et pour endurcir les instincts du cœur. Elle croyait, et je le crois aussi, que cette nourriture, bien plus succulente et bien plus énergique en apparence, contient en soi des principes irritants et putrides qui aigrissent le sang et abrègent les jours de l’homme. Elle citait, à l’appui de ces idées d’abstinence, les populations innombrables, douces, pieuses de l’Inde, qui s’interdisent tout ce qui a eu vie, et les races fortes et saines des peuples pasteurs, et même des populations laborieuses de nos campagnes qui travaillent le plus, qui vivent le plus innocemment et les plus longs jours, et qui ne mangent pas de viande dix fois dans leur vie. Elle ne m’en laissa jamais manger avant l’âge où je fus jeté dans la vie pêle-mêle des collèges. Pour m’en ôter le désir, si je l’avais eu, elle n’employa pas de raisonnements ; mais elle se servit de l’instinct qui raisonne mieux en nous que la logique.

J’avais un agneau qu’un paysan de Milly m’avait donné, et que j’avais élevé à me suivre partout comme le chien le plus tendre et le plus fidèle. Nous nous aimions avec cette première passion que les enfants et les jeunes animaux ont naturellement les uns pour les autres. Un jour, la cuisinière dit à ma mère, en ma présence : « Madame, l’agneau est gras ; voilà le boucher qui vient le demander : faut-il le lui donner ? » Je me récriai, je me précipitai sur l’agneau, je demandai ce que le boucher voulait en faire et ce que c’était qu’un boucher. La cuisinière me répondit que c’était un homme qui tuait les agneaux, les moutons, les petits veaux et les belles vaches pour de l’argent. Je ne pouvais pas le croire. Je priai ma mère. J’obtins facilement la grâce de mon ami. Quelques jours après, ma mère allant à la ville me mena avec elle et me fit passer, comme par hasard, dans la cour d’une boucherie. Je vis des hommes, les bras nus et sanglants, qui assommaient un bœuf ; d’autres qui égorgeaient des veaux et des moutons, et qui dépeçaient leurs membres encore pantelants. Des ruisseaux de sang fumaient çà et là sur le pavé. Une profonde pitié mêlée d’horreur me saisit. Je demandai à passer vite. L’idée de ces scènes horribles et dégoûtantes, préliminaires obligés d’un de ces plats de viande que je voyais servis sur la table, me fit prendre la nourriture animale en dégoût et les bouchers en horreur. Bien que la nécessité de se conformer aux conditions de la société où l’on vit m’ait fait depuis manger tout ce que le monde mange, j’ai conservé une répugnance raisonnée pour la chair cuite, et il m’a toujours été difficile de ne pas voir dans l’état de boucher quelque chose de l’état de bourreau. Je ne vécus donc, jusqu’à douze ans, que de pain, de laitage, de légumes et de fruits. Ma santé n’en fut pas moins forte, mon développement moins rapide, et peut-être est-ce à ce régime que je dus cette pureté de traits, cette sensibilité exquise d’impressions et cette douceur sereine d'humeur et de caractère que je conservai jusqu'à cette époque.

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Vous ferez alliance avec les brutes

Vous ferez alliance avec les brutes même,

Car Dieu qui les créa veut que l'homme les aime :

D'intelligence et d'âme à différents degrés

Elles ont eu leur part, vous la reconnaîtrez ;

Vous lirez dans leurs yeux, douteuse comme un rêve,

L'aube de la raison qui commence et se lève.

Vous n'étoufferez pas cette vague clarté,

Présage de lumière et d'immortalité ;

Vous la respecterez, car l'ange la respecte.

La chaîne à mille anneaux va de l'homme à l'insecte :

Que ce soit le premier, le dernier, le milieu,

N'en insultez aucun, car tous tiennent à Dieu!

. . . . . . . . . . . . . . . . .

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« Ne les outragez pas par des noms de colère,

Que la verge et le fouet ne soient pas leur salaire.

Pour assouvir par eux vos brutaux appétits

Ne leur dérobez pas le lait de leurs petits ;

Ne les enchaînez pas serviles et farouches,

Avec des mors de fer ne brisez pas leurs bouches ;

Ne les écrasez pas sous de trop lourds fardeaux.

Qu'ils vous lèchent la main et vous prêtent leur dos.

Du mammouth au coursier, de l'aigle à la vipère,

Tous ont la juste part du domaine du père.

Comprenez leur nature, adoucissez leur sort :

Le pacte entre eux et vous, hommes, n'est pas la mort.

Entre leur race amie et notre race humaine

Votre seule ignorance a fait naître la haine :

La justice entre vous rétablirait la paix.

Cherchez à deviner pourquoi Dieu les a faits.

A sa meilleure fin façonnez chaque engeance

Prêtez-leur un rayon de votre intelligence ;

Adoucissez leurs mœurs en leur étant plus doux,

Soyez médiateurs et juges entre eux tous.

Que du tigré qui rampe, au passereau qui vole,

Chacun se réjouisse à l'humaine parole!

Et les loups dévorants sortiront des forêts,

Et la chèvre et l'agneau se coucheront auprès,

Et de tout ce qui vit la sagesse infinie

Rétablira d'Éden la première harmonie!

Extrait de La chute d’un ange in Œuvres complètes d’Alphonse de Lamartine,

La bouche ruisselante de sang

« Or ces hommes, enfants ! pour apaiser leur faim,

« N'ont pas assez des fruits que Dieu mit sous leur main ;

« Leur foule insatiable en un soleil dévore

« Plus qu'en mille soleils les bois n'en font éclore.

« En vain comme une mer l'horizon écumant

« Roule à perte de vue en ondes de froment :

« Par un crime envers Dieu, dont frémit la nature,

« Ils demandent au sang une autre nourriture ;

« Dans leur cité fangeuse il coule par ruisseaux!

« Les cadavres y sont étalés en monceaux.

« Ils traînent par les pieds, des fleurs de la prairie,

« L'innocente brebis que leur main a nourrie,

« Et sous l’œil de l'agneau l'égorgeant sans remord

« Ils savourent leurs chairs et vivent de la mort !

« Aussi le sang tout chaud dont ruisselle leur bouche

« A fait leur sens brutal et leur regard farouche.

« De leurs cœurs que ces chairs corrompent à moitié

« Ils ont comme une faute effacé la pitié,

« Et leur œil qu'au forfait le forfait habitue

« Aime le sang qui coule et l'innocent qu'on tue.

« Car du sang de l'agneau qui suce l'herbe en fleur

« A celui de l'enfant il n'est que la couleur :

« Ils ont à le verser la même indifférence ;

« Ils offrent l’un aux sens et l'autre à la vengeance,

« A la haine, à l'amour, à leurs dieux, à la peur.

« Pour le verser plus tiède en se perçant le cœur

« Ils aiguisent le fer ennemi de la vie,

« Le fer qui fait couler le sang comme la pluie,

« En haches, en massue, en lames, en poignard.

« De l'horreur de tuer ils ont fait le grand art,

« Le meurtre par milliers s'appelle une victoire :

« C'est en lettres de sang que l'on écrit la gloire ;

« Le héros n'a qu'un but, tuer pour asservir!

Extrait de La chute d’un ange in Œuvres complètes d’Alphonse de Lamartine,

De ce jour je n'ai plus tué

Un jour j'avais emporté à la chasse un volume anglais de traductions du sanscrit ; c'est la langue sacrée des Indes.

Un chevreuil innocent et heureux bondissait de joie dans les serpolets trempés de rosée sur la lisière d'un bois. Je l'apercevais de temps en temps par-dessus les tiges de bruyères, dressant les oreilles, frappant de la corne, flairant le rayon, réchauffant au soleil levant sa tiède fourrure, broutant les jeunes pousses, jouissant de sa solitude et de sa sécurité.

J'étais fils de chasseur. J'avais passé mes jeunes années avec les garde-chasses, les curés de village, et les gentilshommes de campagne qui découplaient leurs meutes avec celles de mon père. Je n'avais jamais réfléchi encore à ce brutal instinct de l'homme qui se fait de la mort un amusement, et qui prive de la vie, sans nécessité, sans justice, sans pitié et sans droit, des animaux qui auraient sur lui le même droit de chasse et de mort, s'ils étaient aussi insensibles, aussi armés et aussi féroces dans leur plaisir que lui. Mon chien quêtait; mon fusil était sous ma main; je tenais le chevreuil au bout du canon.

J'éprouvais bien un certain remords, une certaine hésitation à trancher du coup une telle vie, une telle joie, une telle innocence dans un être qui ne m'avait jamais fait de mal, qui savourait la même lumière, la même rosée, la même volupté matinale que moi, être créé par la même Providence, doué peut-être à un degré différent de la même sensibilité et de la même pensée que moi-même, enlacé peut-être des mêmes liens d'affection et de parenté que moi dans sa forêt; cherchant son frère, attendu par sa mère, espéré par sa compagne, bramé par ses petits. Mais l'instinct machinal de l'habitude l'emporta sur la nature, qui répugnait au meurtre. Le coup partit. Le chevreuil tomba, l'épaule cassée par la balle, bondissant en vain dans sa douleur sur l'herbe rougie de son sang.

XXXI

Quand la fumée du coup fut dissipée, je m'approchai en pâlissant et en frémissant de mon crime. Le pauvre et charmant animal n'était pas mort. Il me regardait, la tête couchée sur l'herbe, avec des yeux où nageaient des larmes. Je n'oublierai jamais ce regard auquel l'étonnement, la douleur, la mort inattendue semblaient donner des profondeurs humaines de sentiment, aussi intelligibles que des paroles; car l'œil a son langage, surtout quand il s'éteint. Ce regard me disait clairement, avec un déchirant reproche de ma cruauté gratuite: Qui es-tu? Je ne te connais pas, je ne t'ai jamais offensé. Je t'aurais aimé peut-être; pourquoi m'as-tu frappé à mort? Pourquoi m'as-tu ravi ma ppart de ciel, de lumière, d'air, de jeunesse, de joie, de vie? Que vont devenir ma mère, mes frères, ma compagne, mes petits qui m'attendent dans le fourré, et qui ne reverront que ces touffes de mon poil disséminé par le coup de feu, et ces gouttes de sang sur la bruyère? N'y a-t-il pas là-haut un vengeur pour moi ou un juge pour toi? Et cependant je t'accuse, mais je te pardonne; il n'y a pas de colère dans mes yeux, tant ma nature est douce, même contre mon assassin. Il n'y a que de l'étonnement, de la douleur, des larmes.

Voilà littéralement ce que me disait le regard du chevreuil blessé. Je le comprenais, et je m'accusais comme s'il avait parlé avec la voix. Achève-moi, semblait-il me dire encore par la plainte de ses yeux et par les inutiles frémissements de ses membres.

J'aurais voulu le guérir à tout prix; mais je repris le fusil par pitié, et, en détournant la tête, je terminai son agonie du second coup. Je rejetai alors le fusil avec horreur loin de moi, et cette fois, je l'avoue, je pleurai. Mon chien lui-même parut attendri; il ne flaira pas le sang, il ne remua pas du museau le cadavre, il se coucha triste à côté de moi. Nous restâmes tous les trois dans le silence, comme dans le deuil de la même mort.

C'était l'heure de midi. J'attendis que le vieux berger qui ramène les moutons à l'étable pendant les heures brûlantes repassât avec son troupeau sur la lisière du bois, pour lui faire emporter le chevreuil à la maison. En attendant, je tirai de ma poche un volume de ces restes des poëmes épiques de l'Inde, et je m'efforçai de me distraire par la lecture. Vain effort! la page s'ouvrit sur une de ces merveilleuses allégories poétiques dans lesquelles la poésie sacrée des Hindous incarne ses dogmes d'universelle charité. On croit y sentir, dans l'amour et dans le respect de l'homme pour tout ce qui a vie et sentiment, quelque chose de la charité de Dieu lui-même pour sa création animée ou inanimée. Le poête racontait l'ascension graduelle d'un héros, d'épreuve en épreuve, jusqu'au ciel, par les gradins ardus de l'Himalaya. À mesure que la route devient plus longue, plus pénible et plus glaciale, le héros est abandonné de lassitude par ceux qui l'ont le plus aimé sur terre, qui ont d'abord tenté de le suivre, mais qui, rebutés de ses infortunes, retournent en arrière, ou succombent à ses pieds sur les sommets de glace et de neige dans son ascension. Parents, amis, frères, amante même, finissent par se lasser de dévouement ou par s'épuiser de forces. Son chien seul, plus fidèle et plus inséparable de lui que l'amitié et que l'amour, suit en haletant les traces de son maître pour mourir à ses pieds ou pour triompher avec lui.

Le héros arrive enfin aux portes du ciel. Elles s'ouvrent pour lui, mais elles se referment devant l'animal. L'homme alors, pénétré d'une justice sublime et d'une abnégation qui s'élève jusqu'à l'immolation de soi-même, refuse d'entrer dans le séjour de la félicité divine, si son chien, compagnon de ses peines et de ses mérites, n'y entre pas avec lui. Les dieux, attendris de ce sacrifice de générosité, laissent entrer l'animal avec l'homme, et le ciel se referme sur tous les deux. J'ai noté ce fragment de charité universelle, et je le citerai bientôt dans ces archives des beautés de l'esprit humain.

XXXII

Cette lecture me fit comprendre et sentir, mieux que la lecture même des dogmes religieux de l'Inde, la beauté, la vérité, la sainteté de cette doctrine, qui interdit aux hommes, non-seulement le meurtre sans nécessité absolue, mais même le mépris des animaux, ces compagnons et ces hôtes de notre habitation terrestre, hôtes dont nous devons compte à notre Père commun, comme des êtres supérieurs d'intelligence et de force doivent compte des êtres inférieurs qui leur sont soumis. J'admirai, j'adorai cette parenté universelle des êtres, cette fraternité de la vie entre tout ce qui respire, entre tout ce qui sent, entre tout ce qui aime ici-bas dans la mesure de son intelligence et de sa destinée. Je conclus que le poête indien était le sage, et que j'étais l'ignorant et le barbare d'une civilisation qui avait perdu tant de chemin sur la route de l'amour, ou qui n'y était pas encore arrivée. Je pressentis que l'homme de l'Occident y arriverait un jour.

Je renonçai pour jamais à ce brutal plaisir du meurtre, à ce despotisme cruel du chasseur qui enlève sans nécessité, sans droit, sans pitié, l'existence à des êtres auxquels il ne peut pas la rendre. Je me jurai à moi-même de ne jamais retrancher par caprice une heure de soleil à ces hôtes des bois ou à ces oiseaux du ciel qui savourent comme nous la courte joie de la lumière, et la conscience plus ou moins vague de l'existence sous le même rayon.

Ils appartiennent à Dieu, me dis-je; Dieu m'a fait leur ami et non leur tyran. La vie, quelle qu'elle soit, est trop sainte pour en faire ce jouet et ce mépris que notre incomplète civilisation nous permet d'en faire impunément devant les lois, mais que le Créateur ne nous permettra pas d'avoir fait impunément devant sa justice.

De ce jour je n'ai plus tué. Le livre, en commentant si pathétiquement la nature, m'avait convaincu de mon crime. L'Inde m'avait révélé une plus large charité de l'esprit humain, la charité envers la nature entière. C'est le sceau de toute cette littérature indienne: l'humanité! L'humanité s'y agrandit aux proportions de l'amour divin du Créateur pour l'universalité de ses ouvrages.

Une telle littérature atteste, par son existence à cette époque reculée du monde, une de ces deux choses: ou bien une révélation primitive dont les perfections étaient encore présentes à la mémoire de l'homme, ou bien une maturité consommée d'âge et de raison qui portait déjà ses fruits de sagesse et de sainteté dans la philosophie et dans la poésie de la prodigieuse vieillesse d'une telle race humaine.

Extrait de Cours Familier de Littérature, vol. 1,