Texte de David Hume

David Hume (1711-1776) , philosophe,économiste et historien britannique.

Extrait de : Traité de la nature humaine,tome I.

De la raison des animaux.

Juste au-dessous du ridicule attaché au fait de nier une vérité évidente, se trouve celui qui consiste à prendre beaucoup de peine pour la défendre; et aucune vérité ne me paraît plus évidente que de dire que les bêtes sont douées de pensée et de raison tout comme les hommes. Les arguments sont dans ce cas si manifestes qu'ils ne peuvent échapper à l'homme le plus stupide et le plus ignorant.

En adaptant des moyens à des fins, nous avons conscience d'être nous-mêmes guidés par la raison et l'intention, et de ne pas accomplir sans le savoir ni sans le vouloir ces actions qui tendent à assurer notre propre conservation, à obtenir le plaisir et à éviter la douleur. Par conséquent, lorsque nous voyons d'autres créatures, en des millions de cas, accomplir des actions semblables et les diriger vers des fins semblables, tous nos principes de raison et tous nos principes de probabilité nous poussent avec une force invincible à croire à l'existence d'une cause semblable. Il n'est pas besoin, à mon sens, d'illustrer cet argument par l'énumération de cas particuliers. L'attention la plus légère nous en fournira plus qu'il n'est nécessaire. La ressemblance entre les actions des animaux et celles des hommes est si complète sur ce point que la première action venue du premier animal qu'il nous plaira de choisir nous offrira 'un argument incontestable en faveur de la présente doctrine.

Cette doctrine est aussi utile qu'évidente, et elle nous procure une sorte de pierre de touche, au moyen de laquelle nous pouvons mettre à l'épreuve tous les systèmes existants dans ce genre de philosophie. C'est d'après la ressemblance des actions extérieures des animaux avec celles que nous accomplissons nous-mêmes que nous jugeons que leurs actions internes ressemblent également aux nôtres, et le même principe de raisonnement, poussé un peu plus loin, nous fera conclure que, puisque nos actions internes ressemblent les unes aux autres, les causes dont elles procèdent doivent aussi se ressembler. Donc, quand une hypothèse est avancée pour expliquer une opération mentale commune aux hommes et aux animaux, nous devons l'appliquer aux uns et aux autres, et de même que toute hypothèse vraie supportera cette épreuve, je peux prendre le risque d'affirmer qu'aucune hypothèse fausse ne saura jamais l'endurer. Le défaut commun des systèmes dont les philosophes se sont servis pour expliquer les actes de l'esprit, c'est qu'ils supposent une subtilité et un raffinement de pensée qui dépassent non seulement la capacité des simples animaux, mais aussi celle des enfants et des gens ordinaires de notre propre espèce, qui sont cependant susceptibles des mêmes émotions et des mêmes affections que les personnes d'un génie et d'un entendement des plus accomplis. Une telle subtilité prouve clairement la fausseté d'un système, comme le contraire, la simplicité, en prouve la vérité.

Soumettons donc notre présent système sur la nature de l'entendement à cette épreuve décisive, et voyons s'il expliquera les raisonnements des bêtes tout comme ceux de l'espèce humaine.

Il nous faut faire, ici, une distinction entre les actions des animaux qui sont d'u ne nature vulgaire et semblent être du même niveau que leurs capacités ordinaires, et les exemples plus extraordinaires de sagacité qu'ils manifestent quelquefois en 'faveur de leur propre conservation et de la propagation de leur espèce. Un chien qui évite le feu et les précipices, qui fuit les étrangers et recherche les caresses de son maître, nous offre un exemple du premier genre. Un oiseau qui choisit avec tant de soin et de subtilité l'emplacement et les matériaux de son nid, qui couve ses œufs pendant le temps qu'il faut et durant la saison qui convient, avec toute la précaution que peu: mettre un chimiste à l'expérimentation la plus délicate, nous donne un vivant exemple du second.

Pour ce qui f:st de la première sorte d'actions, j'affirme qu'elles procèdent d'un raisonnement qui, en lui-même, ne diffère pas et ne se fonde pas sur des principes différents de celui qui paraît dans la nature humaine. Il est nécessaire, en premier lieu, qu'il y ait quelque impression immédiatement présente à leur mémoire ou à leurs sens pour fonder leur jugement. Du ton de la voix, le chien infère la colère de son maître et prévoit qu'il sera puni. D'après une certaine sensation qui affecte son odorat, il juge que le gibier n'est pas loin de lui.

Deuxièmement, l'inférence qu'il tire de l'impression présente est construite sur l'expérience et sur son observation de la conjonction des objets dans des cas passés. Selon que vous modifiez cette expérience, il modifie son raisonnement. Faites que vos coups suivent un signe ou un mouvement pendant, quelque temps, et ensuite un autre: il en tirera successivement des conclusions différentes, selon son expérience la plus récente.

Maintenant, qu'un philosophe fasse l'épreuve: qu'il s'efforce d'expliquer l'acte de l'esprit que nous appelons croyance, qu'il rende compte des principes d'où elle provient, indépendamment de l'influence de la coutume et de l'imagination, et que son hypothèse s'applique également aux bêtes comme à l'espèce humaine; une fois qu'il aura fait cela, je promets d'embrasser son opinion. Mais en même temps je demande, comme une condition équitable, que si mon système est le seul qui puisse répondre à toutes ces exigences, il soit reçu comme entièrement satisfaisant et convaincant. Qu'il soit le seul, cela est évident presque sans aucun raisonnement. Les bêtes ne perçoivent certainement jamais la moindre connexion réelle entre les objets. C'est donc par expériences qu'elles infèrent un objet d'un autre. Elles ne peuvent jamais, par aucune sorte d'arguments, former la conclusion générale que les objets dont elles n'ont pas eu l'expérience ressemblent à ceux qu'elles ont expérimentés. C'est donc par le moyen de la seule coutume que l'expérience agit sur elles. Tout cela était suffisamment évident en ce qui concerne l'homme. Mais, pour ce qui est des bêtes, il ne peut y avoir le moindre soupçon d'erreur, ce qui doit être reconnu comme une forte confirmation ou plutôt comme une preuve invincible de mon système.

Rien ne montre plus la force qu'a l'habitude de nous accoutumer à un phénomène que le fait que les hommes ne s'étonnent pas des opérations de leur propre raison, alors qu'en même temps, ils admirent l'instinct des animaux et trouvent de la difficulté à l'expliquer, uniquement parce qu'on ne peut le ramener exactement aux mêmes principes. A considérer la chose comme il le faut, la raison n'est qu'un instinct merveilleux et inintelligible présent dans notre âme, qui nous conduit à travers un certain enchaînement d'idées qu'il dote de qualités particulières, en fonction de leurs situations et relations particulières. Cet instinct, il est vrai, naît de l'observation et de l'expérience passées; mais quelqu'un peut-il donner la raison ultime du fait que l'expérience et l'observation passées produisent cet effet, plutôt que la nature à elle seule? La nature peut certainement produire tout ce qui peut naître de l'habitude; mieux, l'habitude n'est que l'un des principes de la nature et elle tire toute sa force de cette origine.