Le but de la vie

Quand nous agissons en tant qu'hommes, c'est-à-dire en raisonnant nos démarches, nous donnons nécessairement un but à notre action, et non seulement un but immédiat, mais une fin dernière, but absolu de notre vie, qui commande toutes nos décisions considérées comme moyens pour l'atteindre. Cette intention fondamentale est plus ou moins explicite et consciente, mais elle doit être toujours activement présente, sous peine de voir disparaître notre mode d'agir humain. Ainsi la première condition, la plus profonde et essentielle pour que notre action soit parfaite ou bonne, c'est qu'elle nous conduise à notre véritable but.

Or les hommes ne semblent pas d'accord sur le but à poursuivre. Ils sont unanimes, certes, à chercher le bonheur et à le placer dans la possession du bien: et d'un bien tel qu'il ne laisse rien à désirer. Ce bien absolu laissé un peu dans le vague ou l'abstrait, est ce qu'on peut appeler la fin dernière commune, vers laquelle tout homme tend nécessairement: fond naturel indestructible sur lequel chacun doit bâtir librement et personnellement sa destinée.

Le but de la vie doit satisfaire pleinement les aspirations de notre vouloir en réalisant dans l'existence la bonté absolue, infinie, dans laquelle il ne se trouve aucune tare. Or Dieu réalise un tel bien, et de toute évidence, Dieu seul.

Saint Thomas établit la même thèse en excluant successivement tous les biens créés, comme inaptes à rassasier nos désirs les plus légitimes: les richesses et biens terrestres, proposés par les utilitaristes; les plaisirs sensibles, choisis par les épicuriens; la gloire et la renommée qui n'est pas le bien, mais le suppose, quoi qu'en disent les ambitieux; le bien du corps, disons la race, comme dans la théorie des nazis; la culture ou autres biens de l'âme, comme pour Kant ou certains marxistes. Ces exclusions vont de soi, pour une saine psychologie de notre volonté spirituelle.

Il n'est pas possible de donner deux buts pléniers à sa vie: si on ne veut pas de Dieu, il faut chercher, dans une créature, un succédané où l'on s'imaginera trouver la réalisation du bien absolu. La détermination de ce but est une intention fondamentale qui domine, comme une direction toujours agissante, toutes les autres manifestations de délibération et de choix qui remplissent notre vie humaine: c'est la première démarche de toute vie morale. De là naît spontanément ce qu'on pourrait appeler le «premier cas de conscience» de la vie morale, qui se formulerait: «Où dois-je placer mon idéal de vie? Où est pour moi le bien qui me rendra heureux?».

L'intention fondamentale d'atteindre notre fin dernière intervient en tous nos actes humains, non pas toujours comme actuelle, mais au moins comme virtuelle. Une intention privée d'influence ne suffirait pas. On n'est pas obligé, à chacun de ses actes, de penser explicitement à son idéal de vie. Mais il est nécessaire de se l'être une fois proposé explicitement, pour mener une vie proprement humaine, soumise à la responsabilité morale: c'est le moment où l'on sort de l'enfance pour entrer, au sens moral, dans «l'âge de raison», pour prendre réellement en main sa vie.

Le but de la vie, dans son essence, paraît bien intellectualiste pour la psychologie humaine si profondément enracinée dans le corps. Quand peut-il être atteint? Ici-bas, pour réaliser à plein ce qu'on appelle «le bonheur», il faudrait un état où tous les besoins de notre nature sans exception seraient pleinement satisfaits dans un équilibre parfait, de façon à permettre l'épanouissement de la vie spirituelle, en harmonie avec les autres fonctions qui la favoriseraient sans jamais la gêner: c'est l'idéal des anciens: «mens sana in corpore sano». Ce serait, en un mot, l'état idéal, synthèse harmonieuse de tous les biens: «status omnium bonorum aggregatione perfectus» (Boèce). Idéal, on le voit, en même temps de bonheur subjectif et de perfection objective: car, au sommet, comme il ressort de la première proposition, il y a toujours correspondance rigoureuse entre bonheur et perfection.

C'est à chacun que le vrai but de la vie doit être normalement accessible.


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