Dans cet article, je vous propose ma vision des formules intéressantes pour faire des personnages aimables. Il ne s’agit pas stricto sensu de théories, mais plutôt d’une déconstruction de pratiques issues d’expériences, qui ont donné des résultats qui ont donné de bons retours.
Délimitons le sujet. Vous me connaissez, le choix des mots est important : on veut des personnages aimables, non seulement attachants, ou engageants. La nuance est importante : ça veut dire qu’on leur veut du bien, qu’on veut apprendre à les connaître, passer du temps avec eux. Plutôt intéressant pour des protagonistes et des adjuvants. Pygmalionnesque, peut-être, mais c’est pour mieux leur donner vie.
Les aimer peut aider à les rendre engageants et attachants, mais on trouve ces qualités chez des personnages détestables. C’est d’ailleurs un profil assez à la mode, pouvant faire passer des actions discutables dans le récit et choquer les lecteurs. Benvenuto dans les Récits du Vieux royaume de Jaworski est un célèbre exemple de personnage parfaitement odieux, et pourtant très porteur.
On peut identifier en lui des caractéristiques que je vais décrire plus bas, mais c’est une posture que je n’apprécie qu’à moitié. Je serais davantage dans l’optique de proposer au lecteur d’adhérer à des actions discutables des protagonistes, plutôt que de provoquer un sentiment de rejet. Quitte à l’encourager à rejeter entièrement les attitudes des vilains, quand bien même pourraient-elles trouver une justification. Je trouve que vouloir faire cohabiter l’adhésion et le rejet dans un même personnage peut jeter la confusion quant aux discours qu’il porte. On considère à tort que c’est un personnage à la moralité grise, alors qu’il s’agit plutôt d’un positionnement dramatique flou dans la carte mentale de l’empathie du lecteur. Il souhaite vaguement que protagoniste perde et gagne à la fois ; ses repères sont brouillés.
Je donne un contre-exemple tout de suite pour me faire comprendre :
Joël dans The Last Of Us, la série et le jeu.
L’exemple qui parlera au plus grand monde sera peut-être celui de Joel dans The Last Of Us. Coupable des pires crimes, la fiction passe de longs moments à les justifier en amont, si bien que lorsqu’ils sont commis, on est dans l’empathie avec lui, et non avec ses victimes. Il porte, par l’émotion, un message subversif : si l’humanité a si peu de considération pour ses enfants, peut-être qu’elle devrait en effet disparaître. Cette empathie est permise uniquement par le dispositif narratif, mais un autre récit en aurait fait un méchant assez simple, typique des « méchants-qui-ont-raison-au-fond » des comics.
Notez enfin que tout le monde n’aime pas les mêmes choses, ni chez les gens, ni chez les personnages. L’important, c’est de mouiller le t-shirt pour proposer quelque chose de sincère et de soigné, en dépassant la fuck it energy pour se rendre accessible sur des bases que vous aurez choisies, vous. Parce que c’est ce qui vous fait vibrer.
De ce fait, cette posture consiste à assumer a priori la distribution des rôles dramatiques pour les rendre effectifs et réels, afin de mieux pouvoir faire évoluer le lecteur vers les eaux troubles des personnalités complexes. Faire passer la force de l’impression avant la nuance et la complexité, c’est ainsi que fonctionne la rencontre avec une personne réelle. On ne le dira jamais assez, la vie est la première des inspirations.
Mais avant d’en arriver à la connaissance ou la compréhension d’un personnage comme si c’était une personne, le chemin est long. Il faut commencer par le début.
Si ça paraît évident, c’est parce que c’est la base : le personnage donne à voir un spectacle. Afin de séduire le spectateur, il doit le faire kiffer. Il doit donc flex : cela peut donner d’excellentes introductions, transitions et conclusions. Le rythme, la mise en scène, la description mettent les personnages en valeur et les esthétise.
V pour vendetta, le film. V sort de l’ombre, écrase trois fascistes et plaque son meilleur rap. On ne sait encore rien de lui, mais on l’aime déjà. Bien sûr, ce n’est qu’une phase de séduction, comme un piaf qui fait sa danse.
Le spectacle, c’est l’occasion d’allier les qualités intrinsèques du personnage ; force, courage, abnégation, etc. ; à ses qualités dramatiques : il fait avancer l’histoire. Acteur de son destin, il promet de bons moments. Cette puissance est très impressionnante, car il est rare, dans la vraie vie, d’avoir une prise sur son destin. Notons d’emblée que la résilience ou même seulement le renoncement face à une destinée qui ne nous est pas favorable est un développement légèrement plus subtil, mais toujours une façon de se réapproprier la dramaturgie.
Jobu Tupaki dans Everything Everywhere All At Once
Je m’avance un peu, mais Everything Everywhere All At Once est parlant pour mettre en valeur l’importance du spectacle pour ouvrir les chakras du lecteur. Le personnage de Jobu Tupaki est foreshadowé, légendarisé et tout-puissant avant toute considération d’empathie. Pourtant, c’est un personnage avec lequel l’empathie est forte par la suite. Et le spectacle ne s’arrête jamais ; c’est d’ailleurs la principale caractéristique du film, qui montre que toutes ces notions ne sont pas mutuellement excluantes mais complémentaires. Empiler les effets, ça marche, quand le thème est cohérent.
Notez qu’il ne faut pas se laisser enfermer par les genres qui en font leur point cardinal, comme les super héros ou la fantasy. Dans une comédie, le personnage promet d’être marrant. Dans une tragédie, il promet de taper sa meilleure dépression. Le point à retenir est celui-ci : il porte des attentes, car il a les qualités nécessaires pour tenir les promesses de spectacle.
Si la promesse de spectacle est tenue, le récit porte aussi une intrigue. Soit une question : le personnage va-t-il arriver à [insérer objectif de quête] ? Ce rapport à l’intrigue vient interroger un autre aspect du personnage : ses faiblesses. Séduit par ses qualités, le spectateur va donc entrer dans une autre dimension de l’amabilité, qui est l’empathie.
Un récit raconte une transformation. Si les qualités d’un personnage assurent une constance dans son caractère, c’est donc par ses faiblesses qu’il est susceptible de changer. Je dis bien par ses faiblesses et non malgré ou au-delà d’elles : la vulnérabilité d’un personnage est le cœur de sa personnalité, le moteur de son changement, et c’est ce qui va provoquer sa perte ou sa salvation. En somme, c’est sa plus grande qualité.
Il est donc important de bien déterminer, pour chaque force, la faiblesse qu’elle recèle. Chaque qualité évidente vient compenser une crainte ou un traumatisme, et doit se payer d’un effort, d’une fragilité ou d’un risque.
Ce rapport entre force et faiblesse créée un personnage cohérent et multidimensionnel, pas forcément réaliste, mais vraisemblable, qui va pouvoir accentuer les effets du récit par des accents tragiques ou comiques. Surtout, cette cohérence perçue et comprise par le spectateur, et peut fonctionner comme une épiphanie ou comme une thématique facile à suivre en palimpseste, et va permettre son empathie. Comme avec de vraies personnes, la séduction est renforcée par l’empathie. On n’est plus très loin de l’amour.
Si les qualités des personnages sont inspirées de récits épiques, et l’empathie de récits tragiques et comiques, le naturalisme aura identifié, sans doute malgré lui, la nécessité d’entrer dans l’intimité des personnages pour mieux les comprendre. Tous les moyens sont bons pour y parvenir, mais cela dépend du rapport que vous voulez instaurer entre votre personnage et votre lecteur. Il faut essayer d’imaginer le lecteur comme membre de la communauté des personnages.
La description du corps, avec des mises en scène spécifiques, sera un excellent moyen, car on a peu souvent l’occasion d’être confronté aux corps des autres. Mais cela implique un rapport érotique, médical ou une camaraderie très proche, qui ne sera à aucun moment distinguable d’une lecture émotionnelle des situations. Certains personnages seront pudiques avec le lecteur, et cette distance peut instaurer une forme de respect qui relèvera aussi de l’empathie. L’important est que personnage partage ; il offre sa pudeur comme sa nudité et en révèle tout autant sur son rapport au corps. On voit qu’à l’inverse, la grossièreté d’un personnage détestable peut très facilement être mise en avant par les mêmes biais. Attention aux solutions de facilité, certaines peuvent cacher des sujets de société.
Tout aussi délicate, la vulnérabilité émotionnelle des personnages sera assaillie par le récit comme un bombardement de neutrons sur un noyau atomique. Si l’émotion, par la justesse du choix des mots, doit toujours être au cœur des interactions, c’est au scénario-même qu’on confie la tâche de torturer les personnages. Un rapport quasi sado-masochiste, donc où l’empathie est centrale, est mis en place entre le lecteur et le personnage.
Et si vous êtes bloqués dans votre récit, j’ai une méthode simple pour faire avancer l’histoire : demandez-vous ce qui pourrait arriver de pire à votre personnage, un sort spécialement façonné pour lui. Cela permet d’identifier instantanément votre levier le plus puissant pour le faire évoluer, et éventuellement l’utiliser. Rappelez-vous que rien ne peut les détruire. Et ce sera peut-être l’occasion de les faire aider par d’autres.
L’art, c’est comme les rêves : on y joue tous les rôles. Mais comme il est beaucoup plus difficile de s’aimer soi-même que d’aimer les autres, il est bien plus pratique de créer des synergies entre des personnages que de multiplier les ressources sein d’un même personnage. L’effet est le même, car chaque personnage est une part de nous. Persona ; le masque.
On peut imaginer toutes sortes de synergie. Par exemple, les personnages peuvent s’élever mutuellement quand l’un perçoit la faiblesse de l’autre comme une qualité.
Iroh disant « the secret ingredient is love » dans Avatar : the last airbender
La famille recomposée de Iroh et Zuko déroule une dynamique qui consiste à se guérir de traumatismes passés en reconnaissant chez chacun et en eux-mêmes des qualités qui n’ont jamais été valorisées auparavant.
Prenons tout de suite le contrepied : le personnage de Aang, après avoir passé toute la série à se reposer sur les autres, comprend à la fin de la série que s’il veut respecter ses valeurs, ce qui le caractérise en tant que personne, il doit se défaire du regard des autres pour trouver seul les dernières ressources qui lui manquent. Ce contrepied est tout autant une façon de faire jouer les autres personnages dans le rôle transcendantal que le personnage s’assigne, et agit en miroir de l’évolution de Zuko.
On peut aussi imaginer que les faiblesses des personnages se transforment en qualité dans le regard des autres. Dans Disco Elysium, Kim est un psychorigide aux compétences limitées, et Harrier le chaos incarné. Ils doivent ensemble réaliser une tâche qu’ils sont manifestement incapables d’accomplir seuls. Mais le sens du devoir de Kim le force à encadrer Harrier, et celui-ci perçoit instantanément qu’il peut se fier à lui et trouve le courage qui lui manque pour mener sa mission à bien. Selon ses choix, le joueur peut même mener les personnages à forger une amitié solide et complémentaire.
Les personnages ne sont pas seuls ! Tout défaut n’a pas besoin d’être compensé si les autres personnages sont capables de compléter les manques d’un autre. Ainsi, ils vivent la fantasy d’être accepté comme ils sont, avec leurs défauts, et d’être aimés malgré eux, voire par eux, tout en se rendant utiles aux autres.
Dungeon Meshi, le groupe fait un câlin à Senshi qui pleure. La quête initiale n’implique pas Senshi, mais il y trouve son compte en brisant la solitude dans laquelle il a vécu toute sa vie.
On y reviendra, mais un personnage aimable est un personnage heureux, même si cela peut revêtir des sens très subversifs. Le tout est de bien définir les conditions de ce bonheur afin de le partager avec le lecteur. Le but est de faire vivre un moment de partage au lecteur – on écrit comme on cuisine, non ? – et le personnage est une de vos plus importantes passerelles.
Pour compléter votre lecture sur la dramaturgie des personnages, n’hésitez pas à consulter, par exemple, le blog de Stéphane Arnier.