Commentaire

L'intro de Far Cry 3

Double mise en situation par le palimpseste

Contrairement à Far Cry 2, dont le scénario était tout bonnement incohérent et incompréhensible, Far Cry 3 bénéficie d'une excellente écriture soutenue par un doublage soigné et un jeu d'acteur qui a fourni un certain nombre de citations cultes. C'est un jeu encore considéré aujourd'hui comme exemplaire (par moi).

La cinématique d'intro, à elle seule, entraîne le joueur en trois minutes trente dans un condensé de Far Cry 3, par une esthétique de la rupture, et un canevas de références paradigmatiques de la culture intime du joueur et un texte en palimpseste qui explique au joueur dans quel jeu il est tombé.

Cet article contient assez peu de spoilers (c'est pas vrai).

Je vous retranscris en partie le scénario de la cinématique pour faciliter le commentaire.

Disclamer : j’ai évidemment rédigé ce document a posteriori de la réalisation de la scène. Normalement, un scénariste de cinéma ne donne pas autant d’indications, c’est au réalisateur de faire des choix de montage et de direction d’acteurs. Dans le cas particulier de Far Cry 3, Vaas est joué par Michael Mando, qui a mit sa patte dans le personnage, et il est probable que sur le papier le scénario était moins directif. Cela dit, en l'absence d'acteur et de metteur en scène, on met un maximum de détails à la rédaction, afin que les postes en aval aient toutes les informations nécessaires pour sa réalisation.

Ecran noir

Grant : Euh, à mon petit frère Riley pour avoir eu son brevet de pilote ! Merde, où il est, ce p'tit enfoiré ?

Fade in, extérieur jour. On voit tous les amis de Jason sauf Riley. Ils lèvent leur verre et trinquent.

Tous : Ouaaaaiiiis !

Oliver : A la black card de mon paternel et à ma black card ! Wouhou !

Tous : Ouaaaiiis !

Montage rapide avec un portrait des personnages et leur nom : Grant, Riley, Liza, Oliver, Daisy, Keith.

Keith (off) : Oh putain, j’ai pas pris de sambuca depuis que j’ai vingt ans, t’y crois ?

Début du montage « vacances » sur la musique de Paper Planes de M.I.A.

Je nous épargne la retranscription des plans un par un.

Fin de la musique. Grillons. Cris au loin.

Vaas (off) : Vous pensiez faire des trucs déments ?

Traveling arrière : musique dramatique, éléments de lecteur de vidéo, puis smartphone. Extérieur nuit. La main qui tient le téléphone fait louvoyer l’écran. Barreaux d’une cage en bambou. On aperçoit un garde en fond, et une autre cage.

Vaas (off) : Vous sautez d’un avion, vous volez… (en chuchotant) comme des oiseaux.

La main se retire et à travers les barreaux apparaît Vaas, le visage éclairé par le portable qu’il regarde, amusé.

Vaas : C’est vrai que c’est dingue.

Il lève la tête vers Grant.

Vaas : Cool le téléphone.

Il regarde la caméra.

Vaas : J’adore ce téléphone.

Il le met dans la poche et sort deux cartes d’identité.

Vaas : Alors, c’est qui nos clients ? Grant (sifflement pendant que la caméra fait un passage rapide sur Grant, bâillonné et attaché) et Jason de Californie, hein ? Hein ? Ben j’espère que papa et maman vous aiment vraiment beaucoup parce que deux p’tits blancs comme vous, ça sent le fric. Et c’est bien, parce que moi, j’adore le pognon.

Grant marmonne un truc dans son bâillon. La musique s'intensifie.

Vaas : Pardon, quoi ? Kessta dit ? Kessta dit ? (hurle) Tu veux que j't’ouvre en deux comme ton copain, c’est ça ? Ferme ta gueule, okay ? C’est moi qui ai les couilles ici. (hostile, sans crier) Regarde-moi, putain. Me lâche pas du regard. (hurle) Hé ! Connard ! (passe la tête dans la cage) Regarde-moi dans les yeux ! (sans crier) T’es ma chose. C’est moi le roi ici. Et toi tu la fermes, ou tu crèves.

Vaas regarde la caméra et se rapproche.

Vaas : Qu'est-ce qu'y a Jason ? Hein ? Qu’est-ce que t’as ? Pourquoi tu rigoles plus comme là-haut toute à l’heure ? Pourquoi vous rigolez plus ? Vous me trouvez pas assez drôle ? Moi je sais. Je sais ce qu’y a. Dans le ciel, vous étiez sûrs de gérer. Loin, en plein dans les airs, vous étiez sûr de tenir votre vie au bout de vos doigts. Mais hermano, maintenant… (ramasse du sable et le laisse retomber en pluie) vous êtes ici. L’atterrissage est rude. (rire) Ça va aller. On va se calmer. Ça va. Parce que toi, moi (sifflement) et ton frérot la brute, on va bien s’éclater en attendant qu'le fric arrive.

Une silhouette apparaît dans la forêt.

Hoyt : Vaas. Arrête d’effrayer les otages. Va plutôt t’occuper des rebuts.

Vaas (se levant) : J’espère quand même que vous serez plus marrants que vos amis. Allez, à plus. (Il essaye au passage de choper la bite du garde, par manière de jeu.) Vous me manquez déjà je vous jure.

S’ensuit le premier meurtre et le début du didacticiel où Jason, le p'tit blanc friqué, apprend à tuer pour survivre. La version anglaise du texte est encore plus limpide et explicite sur les points que nous allons aborder, j'invite les anglophones à y jeter un œil en cliquant sur le drapeau en haut de page.

La structure de la séquence est cousue de fils blancs : d'une bande de jeunes riches fêtant l'obtention d'un diplôme dans un pays exotique, on arrive à la séquestration, des menaces, des discours incohérents, un meurtre. Cette cinématique est même commentée par Vaas, et pourrait se résumer par la seule phrase : « L’atterrissage est rude. »

Je propose une lecture linéaire, en deux parties, comme l'impose la cinématique, afin de simplifier le commentaire.


Du teen movie à Apocalypse Now en 3 minutes 30

Animaux tropicaux, ciel bleu, mer azur, sports extrêmes, boîte de nuit… De nombreux éléments de gameplay. L'on vient d'acheter le jeu, et on a droit à un trailer, une pub, totalement idéalisée et qui donc sonne faux tout en étant agressive par le son, les couleurs criardes et le montage frénétique. Vacances au grand air, ou quart d'heure de bourrage de crâne dans une salle obscure ?

Jason, argonaute d'eau douce

Notons quand même le portrait de Jason, un des rares moments moment du jeu où on a l'occasion de l’entr'apercevoir. C'est un personnage particulièrement bien conçu pour différentes raisons. Il est porteur de l'histoire, et donc d'une transformation qu'il va devoir subir, imposée notamment par cette cinématique : du héros de teen movie à celui de film de guerre. A l'image d'un personnage muet, tel que Link ou John 117, le fait que Jason n'ait pratiquement pas de visage fait de lui un personnage plastique ; le joueur peut projeter davantage de ses propres impressions et sentiments sur lui. Lorsque Jason dit : « je n'ai jamais tué personne » ou « je me sens invincible », c'est une voix qui vient de l'intérieur, l'empatyhie est donc très efficace. Par ailleurs, il porte un nom d'explorateur, et sait déjà faire des sports extrêmes, comme un personnage de Point Break : c'est le terreau idéal pour endosser un rôle de Rambo.

Jason, bien que personnage principal de FPS, est doté d'une parole et d'une personnalité ainsi que d'une façon de bouger qui évoque moins la golfette d'un D00M ou d'un Halo que le gerbotron d'un Hardcore Henry. Ainsi, il porte la caméra à la façon des films d'horreur qui ont emboîté le pas de Cloverfield, tels que Rec, où le caméraman est un personnage. Le teaser de teen movie que nous avons sous les yeux a déjà des éléments de film d'horreur ou de film catastrophe. Mais dans un FPS, le joueur doit acquérir des moyens de répondre à la menace. Teen movie, film d'horreur, film catastrophe, puis film de guerre : Vaas n'est même pas encore là, et le jeu va déjà puiser dans notre culture intime afin de faire écho à des sensations de malaise et de stimuler notre agressivité.

Hardcore Henry est un film russo-américain de Ilya Naishuller et une référence à avoir pour tout amateur de FPS, qu'on l'aime ou qu'on le haïsse.

Un teen movie à la bonne odeur de napalm

Durant la vidéo, une petite référence toute mignonne à Titanic, avec Jason au sommet d'une épave, annonce la couleur au joueur qui sait quel jeu il a sous les yeux : le héros est amené à régner sur un monde qui sombre. L'on entend à plusieurs reprises des coups de feu et de caisse enregistreuse, en référence au fameux plan de la kalachnikov dans Lord of War : dans ce jeu, on tue pour de l'argent - l'on sait déjà que les personnages sont plein de pognons, puisqu'ils triquent à la santé de leur carte de crédit. La présence très rapide d'une bagarre dans un bar va chercher en nous le dernier Jackie Chan que nous avons vu, et un doigt d’honneur, à l'apparence bon enfant, dérange dans ce contexte Club Med, d'autant qu'il est infligé par une jeune fille, image encore aujourd'hui porteuse dans notre inconscient collectif d'une idée de pureté.

A tout ceci, l'on peut ajouter que la première phrase de tout le jeu pose, en quelques sortes in medias res, l'enjeu principal de l'histoire : « mon petit frère Riley ! (...) Il est où ce petit enfoiré ? ». Riley amènera d'ailleurs avec lui, à la fin du jeu, une énorme référence à Apocalypse Now.


Vaas 2 en 1

Vaas nous fournit une réponse implacable à la question que nous nous posions : les gars, vous vous croyez dans un film. Vous vivez dans un rêve. Une pub de gel douche. Nicolas Hulot. Il nous montre le film que nous venons de visionner, pétri de cuts et d'effets sonores. Retour à la réalité. Plan-séquence, musique dramatique très discrète, quasiment pas d'autre effet extradiégétique. D'emblée, le ton est posé : Far Cry 3, c'est la réalité. L'aspect cinématographique douceâtre prend fin. Le personnage de Vaas s'enracine pour une grande part dans des peurs moins policées, plus profondes et donc plus difficiles à identifier et à contrôler.

La vengeance de la classe sociale inférieure

Quelle est la première chose que fait Vaas ? Vous complimenter d'un air goguenard sur votre téléphone, objet que nous pouvons tous nous approprier, en vous regardant droit dans les yeux. Puis il le vole. Juste après, il vous infantilise, vous traite de « p'tit blanc », de riche, de privilégié. Il convoite votre argent.

Vaas est imprévisible et hostile, comme en témoignent ses hurlements succédant à des quasi-chuchotements, illustrant sa façon de vous tendre des embuscades et de surgir de la jungle comme une bête sauvage (afin de mieux maîtriser leur effet dramatique, le développement aura pris soin de garder Vaas et les autres personnages menaçants loin du gameplay ordinaire, les cantonnant aux cinématiques et QTE : ils sont ainsi virtuellement invincibles. Procédé bateau mais ici relativement efficace). Après le vol, il vous menace de mort, ses sifflements détonants évoquent les balles et les bombes, mais aussi il vous harcèle sexuellement. Vaas domine, il « a les couilles », il va bien s'amuser avec vous, il va vous « ouvrir en deux » - il essaye même de choper la bite du garde en partant. Son débardeur laisse voir davantage son corps que les vêtements des autres personnages, trait qu'il a en commun avec le personnage de Buck, qui s'avèrera être un violeur et un authentique bourreau. Au passage, une rapide lecture freudienne de la storyline suffirait à y interpréter une métaphore filée de la quête de la virilité.

Vaas est d'une origine ethnique impossible à identifier, mais une chose est sûre : il n'est pas blanc. Mulâtre, métis, il réveille l'angoisse lovecraftienne de ces peuples inconnus vénérant le Cthulhu et autres puissances occultes. Il est étranger au concept de race, tellement rassurant, mais lui-même raciste dans une certaine mesure, du fameux « racisme anti-blanc ».

Comme si ce n'était pas suffisant, Vaas est également un dangereux gauchiste : maquillage, iroquoise, code couleur rouge, rangers, même qu'il parle le cubain, il n'est plus fidèle à son peuple mais seulement au plus offrant, et il vous tient en otage, vous, petit blanc riche gentil qui n'a rien demandé, afin de vous prendre votre argent.

Vous pigez ? Vaas réveille en vous la peur de la racaille et du casseur qui vous a poussé à voter Sarkozy en 2007.

Ce n'est pas une question idéologique. Le jeu fait de vous un babtou fragile et innocent en allant chercher ces codes socio-culturels qui vous sont imposés et que vous avez intégrés malgré vous. L'enjeu, pour vous, joueur, sera de montrer à Vaas que vous n'êtes pas ce petit flocon de neige beau et unique, mais un alter ego. Simultanément à cette peur intime et terre-à-terre qu'il réveille en vous, Vaas vous impose un face-à-face métafictionnel.

L'interlocuteur privilégié

Enfin, une référence simple et directe donne à Vaas un rôle diégétique clair : « Pourquoi tu rigoles plus comme là-haut toute à l’heure ? Pourquoi vous rigolez plus ? Vous me trouvez pas assez drôle ? » Vaas, c'est le Joker. C'est le provocateur, le rebelle qui va pousser le héros à agir et à remettre les choses dans l'ordre. En ce sens, il est un alter ego au même titre que le Joker est l'alter ego de Batman : il est ce que le héros est en passe de devenir, le miroir déformant qui représente la possibilité de basculer du côté obscur à tout moment. Le scénario insiste lourdement sur ce risque à plusieurs endroits au point de devenir un des principaux enjeux de la storyline, justifiant au passage le gameplay quasi-psychopathologique qui rend le jeu si jouissif.

Nota bene : que l'on ne s'y laisse pas prendre, ce personnage topique préexiste à l'invention de Batman - je pense par exemple à Lancelot, version ratée du roi Arthur, ou à Panurge, aussi mesquin et sophiste que Pantagruel est généreux et philosophe - mais le Joker a l'avantage pour la démonstration d'être devenu un inépuisable mythe moderne que tout le monde connaît. Et la référence de Vaas est directe.

Endossant donc le rôle du « Joker de Jason », Vaas interroge les procédés de la fiction dans laquelle il prend place. Il commence par le trailer béat du smartphone, et continue en promettant de « bien s'éclater » avec un double sens intradiégétique et métafictionnel évident. (Vous m'excuserez de m'avancer un peu dans le jeu, mais on ne peut faire un parallèle entre Vaas et le Joker sans parler de ce passage :) son interrogation sur la folie, qu'il personnifie, comme en témoigne sa cicatrice sur le crâne évoquant la trépanation (pratiquement la même que Dennis, le mentor de Jason, tiens tiens), ne fait pas de lui qu'une menace parce qu'il représente le risque pour Jason de sombrer lui aussi dans la folie (« T'es dingue Jason ! - J'ai de très bon profs ! », vous l'avez capté ?), mais aussi parce qu'il ne comprend pas pourquoi, bien qu'il tue indéfiniment Jason, celui-ci revient toujours. Une fois encore, cela peut avoir un sens aussi bien strictement intradiégétique que métafictionnel, mais le doute est là, entretenu. On n'est pas encore dans Undertale, mais il y a un début.

Ainsi, Vaas est inquiétant parce qu'on subodore qu'il subodore qu'il est un personnage de fiction, et que lorsqu'il regarde Jason, il regarde le joueur. Transfert d'autant plus efficace que Jason est un personnage plastique, comme vu plus haut. A sa mort, Vaas murmurera, d'une façon assez allusive pour qu'on ne lui accorde pas qu'un sens strictement intradiégétique : « On s'est faits baiser, Jason. »

En conclusion, pourquoi cette intro est-elle si géniale ?

L'intro de Far Cry 3, en un temps record, empile, tasse, fond une somme incroyable de références culturelles selon toutes vraisemblances acquises au joueur et qui vont aller chercher chez lui autant d'évocations qui ne font pourtant pas directement partie de la cinématique, construisant ainsi non pas à l'écran mais directement dans l'esprit du joueur tout un univers de l'horreur et de la guerre avant même que Vaas vienne faire son speech.

L'esthétique de la rupture ensuite, déjà présente dans la première partie, est entérinée par Vaas, dans un plan-séquence qui nous fait baisser notre garde. Vaas ne se contente pas de retirer le smarphone de la caméra, mais offre un spectacle tout en rupture de ton, et participe ainsi de l'impression de violence qui se dégage de l'ensemble sans qu'un seul coup de feu ait encore été tiré. Le premier mort, qui suivra directement cette cinématique, aura ainsi un impact d'autant plus fort qu'il aura été soigneusement préparé. A partir de là, la violence ne va faire que s'accroître.

Le personnage de Jason, dans l'ensemble conçu pour un transfert le plus directe possible vers le joueur, est idéal pour faire passer toutes ces émotions.

Enfin, la cinématique concentre l'ensemble autour d'une seule figure, celle de Vaas, qui porte à lui seul tout le charisme et toute la menace, de telle sorte que l'on croirait que tout est absorbé par sa seule personne, Jason compris. Il vous montre vous et tous vos amis sur votre téléphone, puis il empoche le téléphone : il vous a emprisonné, physiquement et spirituellement, comme un sorcier vodoo. Le pire, et c'est aussi déjà présent dans l'intro, c'est que Vaas n'est même pas le boss.

Densité, originalité, structure de la scène, présentation du jeu, mise en scène, concentration des symboliques, tout est en place pour créer une atmosphère très intense, livrer un discours sur la fiction elle-même, et le jeu n'a même pas encore commencé.