Écriture

Du vers nombreux à la prose nombreuse

La dilution ou la concentration de l’émotion dans le texte. 

Style VS clarté

Parmi les éléments d’identifications objectives pour mesurer la littérarité formelle d’un texte, il y a notamment la multiplication des figures de style et le décalage d’usage de la langue par rapport à une norme d’expression.

Ces deux exemples impliquent un usage particulier de la syntaxe et affectent potentiellement la fluidité de la lecture. Or, avec la démocratisation de ladite lecture, les lecteurs ont le souci légitime de prêter leur temps à des textes faciles à lire. De plus, les récits aux thèmes ou aux thèses fortes comme la hard SF, ou bien certains formats narratifs comme le jeu vidéo, ont un besoin crucial de rester clairs de bout en bout. Sans parler d’un goût moderne qui tend à considérer comme ringard les artifices trop saillants dans les récits, comme les allitérations ou les assonances faciles, qui nous rappellent un peu trop les cours de français du collège, et qui étaient déjà moqués par Rabelais en 1534.


Ce n’est pourtant pas une raison pour abandonner l’ambition proprement littéraire du langage, de sacrifier le style et l’émotion à « l’histoire seule », soit de limiter ses dimensions et ses armes. 

À la place, je propose de porter notre attention sur quelque chose d’essentiel : le choix des mots. Choisir ses mots paraît une tâche simple, mais reste pourtant un des principaux défis de l’écriture, et un problème permanent dès la phase de recherche documentaire jusqu’à la traduction.


Le vers nombreux

Comme toujours, la prose peut piller sans vergogne ce qui marche dans les autres formes ; c’est là qu’est d’ailleurs toute sa puissance. En ce sens, la poésie est un véritable laboratoire d’expériences littéraires où l’auteur peu scrupuleux, tel que moi, peut faire son marché.


Parmi les nombreuses règles de la versification qui sont apparues à partir de la fondation de l’Académie, dont le but était notamment de parvenir à contrôler la qualité de la langue, est apparue celle du « vers nombreux ». Un vers devait être « nombreux » ; il devait comporter de nombreux substantifs, qualificatifs, ou verbes, et un maximum de sens dans un espace limité. Ceci par opposition aux articles, adverbes, etc, qui bouffaient de l’espace dans le seul but de faire fonctionner grammaticalement les phrases. 


Ce principe fait sens lorsque la forme est fixe et la place limitée. L’objectif est donc moins la concision que la concentration de la substantifique moelle poétique prisée du lecteur. Mais quelle est donc cette drôle de substance ?

Un concentré de substantifs

Certains mots résonnent avec le thème, le ton ou le niveau de langue choisi, et globalement avec le paradigme intérieur du lecteur. Le paradigme intérieur, c’est ce à quoi renvoient ces mots dans l’imaginaire du lecteur, par leur sens, leur sonorité, ou même leur étymologie. Par le choix de mots chargés de cette force, l’auteur peut écrire un texte évocateur et puissant sans avoir recours à des figures de style ampoulées. 


Muni de cette conscience, l’auteur peut aussi faire le choix d’écrire au contraire des textes beaucoup plus légers du point de vue de la puissance évocatrice pour mieux se rapprocher de l’intelligible. Par exemple pour des scènes d’action compliquées ou des descriptions techniques.


Comme le montre Jean Cohen dans Structure du langage poétique (encore lui), le lecteur va orienter instinctivement sa lecture vers l’émotionnel ou le rationnel selon le choix des mots. En modulant simplement le « nombre » dans les phrases, l’auteur peut indiquer à son lecteur quels chakras il doit ouvrir à ce moment de la lecture.



Exemples


Je vous propose de moduler la phrase suivante :


Ça le rendait paranoïaque


Si je dis :


Voilà qui le rendait paranoïaque.


Je dilue la phrase, car j’ai ajouté un mot qui n’est pas particulièrement porteur de sens. La phrase est plus démonstrative et incite le lecteur à porter son attention sur les rapports logiques entre les acteurs.

En revanche, si je fais le choix d’écrire : 


Ça lui foutait la parano.


J’ai transformé le verbe et le complément de sorte à faire sentir une familiarité rustre, voire même une crainte animale. J’ai par ailleurs condensé la phrase ; le langage familier a souvent cet effet.

Enfin, si je décide que c’est un moment émotionnellement très important :


Ce rêve obsédant lui viretonnait dans le crâne le carnaval fébrile des diables de la paranoïa.


Non seulement je mets de l’emphase, mais les mots « intéressants » sont devenus aussi nombreux que les mots « utilitaires » – et comme ils sont plus longs et plus chargés de sens, les noient dans un flot de sens et d’évocations. Le rapport logique entre les mots n’a quasiment plus d’intérêt, seul compte le débit d’images. On peut aussi compter sur leur ordre, qui, selon le rythme de la lecture, fait que le mot succédant immédiatement au verbe et le mot terminant la phrase sont les plus importants.


Ce rêve obsédant lui viretonnait le carnaval fébrile des diables de la paranoïa dans le crâne.


On échange le rapport de la paranoïa à la symbolique de la mort, pour aller sur une angoisse quasi festive rappelant la danse macabre, sans changer un seul mot. Bien sûr, la nuance est subtile, et elle a peu de chance d’être perçue dans un roman de mille pages.

Dosages


Ces choix dépendent du caractère qu’on veut, ou doit donner à son texte.


Par exemple, dans le cas du langage parlé ou le jeu vidéo, cette méthode permet de mesurer la pertinence du texte avant de passer par la moulinette du multimédia. À l’oral, la logique du langage est importante, ainsi que sa concision, mais rarement sa concentration. Quant au jeu vidéo, eh bien, on n’a pas la place, et le joueur n’a pas de temps à perdre à lire des pavés de texte, aussi chaque texte doit être un concentré de sens pur, tantôt logique, tantôt poétique. La concision rencontre la concentration.


Bien sûr, le dosage de cette méthode et sa combinaison avec d’autres méthodes est au jugement de l’auteur. Parfois, je veux tellement concentrer le « nombre » que je suis obligé d’utiliser des mots oubliés, parfois même d’inventer des mots. Et parfois, je renonce à utiliser des mots que je voulais absolument placer pour me référer à un champ lexical précis, mais le moment ne s’y prête pas.

Et pour doser, il n’y a que la relecture-réécriture, et si possible, les retours de collègues ou de beta-lecteurs.


En guise de conclusion, je dirai que cette méthode m’a été inspirée par Robin Hobb, qui parvient à conserver un texte à la fois très riche et facile à suivre par un dosage minutieux du « nombre » dans la moindre phrase.