Design

Schéma actanciel et programme narratif appliqués au game design

I didn't translate this because this is a huge article and I know English Creative writings for being way more technical than French ones, so it's okay, you'll gather a lot of infos, no prob.

Le 29 novembre 2017, François Provansal et moi avons proposé un atelier aux membres du Toulouse Game Dev, lui apportant sa connaissance en narratologie et sa longue expérience de game designer, et moi organisant un atelier d’écriture pour aider nos amis à intégrer et à transformer les théories en pratique. Cet article est un compte rendu de l’intervention, illustré par un florilège d'exemples qui ont été proposés par les uns et les autres, et pourra servir aussi bien aux membres du Toulouse Game Dev qu’à tous les développeurs intéressés par le sujet.

Le schéma actanciel et le programme narratif sont des concepts d’Algirdas Julien Greimas, à l’origine du courant greimassien. C'est un courant de la linguistique structurale, relaté notamment dans l’Analyse sémiotique du discours de Joseph Courtès. Théories naturellement formulées a posteriori des œuvres auxquelles elles font référence, elles ont pour but de résumer le déroulement de tous les récits, et peuvent ainsi aider à la conception structurée d’intrigues nombreuses et complexes ex nihilo, ou comme appareil d’auto-critique.

Le Schéma actanciel

Le schéma actanciel représente l’ensemble des actants de l’histoire et leurs rapports sur l’intrigue. Un actant n’est pas un acteur, un personnage : c’est un rôle. Un personnage peut donc cumuler plusieurs rôles, un rôle peut être réparti entre plusieurs personnages ou ne pas être un personnage du tout. Ce schéma décrit le fonctionnement de toute histoire, et l’on remarque qu’une histoire est plus intéressante si les actants sont répartis et détaillés, soit lorsqu’aucun de ces rôles est un alibi aux mécanismes du scénario, mais que chacun d'eux ait une fin en soi, un sens.

Exemple : La princesse Zelda (D) incite le jeune héros (S) à trouver l’Epée de Légende (Ob) pour battre le sorcier (Op). Il est aidé de la fée Navi (A). 

Ce scénario comporte déjà une subtilité, car l’opposant est sujet de son propre schéma actanciel et a son propre objet de quête - or pour ceux qui se souviennent du scénario de Ocarina of Times, Link n’est pas opposant, mais adjuvant du sorcier Ganondorf. Sous ses airs simplistes (en ce qu’il manie sans pudeur des esthétiques topiques), l’intrigue est déjà à un niveau de complexité relative.

Plus un personnage cumule de rôles, plus il apparaît puissant. Ainsi, un opposant qui est le sujet de son propre schéma a plus de substance. De même, un opposant qui est également un destinateur, comme Vaas de Far Cry 3 et tous les méchants « metteur en scène » type Joker, apparaît d’office comme un défi lancé au joueur.

Je conserverai l’exemple de Zelda comme fil directeur car il a l’avantage d’être limpide, puisque manichéen, mais je donnerai un maximum d’autres exemples pour montrer l’infinité des variations possibles.

Le Programme narratif

Le programme narratif correspond au déroulement de l’intrigue ou d’une séquence de l’intrigue. Le volet cognitif correspond à une partie purement informative, lorsque le pragmatique correspond à une action. Classiquement, en jeu vidéo, l’aspect cognitif prend la forme d’un texte ou d’une cinématique, et le joueur est passif, tandis que le volet pragmatique correspond à une phase de jeu. La manipulation indique la motivation qui pousse le personnage, la compétence est son talent pour réaliser ses objectifs, la performance est l’action, et la sanction est le bilan qui permet de constater le résultat de son action. Vouloir passer la porte ; avoir une clé ; tenter d’ouvrir la porte ; ais-je pu passer la porte ?

Exemple : L’arbre Mojo se meurt, il faut trouver le responsable. (M) Le héros dispose d’un courage sans faille et d’amis qui le guident (C), il brise donc les maléfices du sorcier (P) et le royaume d’Hyrule est sauf (S).

Là encore, une bonne histoire n’expédie pas des phases de l’intrigue. Pour répondre aux attentes du joueur, il faut le surprendre, et donc ne pas y répondre dans un premier temps. 

Meaningful gameplay et scénario émergent

Notre propos est le suivant : une bonne intrigue propose des intrications dans le programme narratif lui-même, de sorte que chaque phase du programme narratif contient son propre programme narratif, et donc son lot de rebondissements, ce qui permet en soi de ne pas les zapper ni donner une sensation de lourdeur avec des propos à rallonge. Une bonne intrigue de jeu vidéo va plus loin : elle donne du sens au gameplay (meaningful gameplay) et restitue une narration qui passe par le jeu sans l’interrompre (scénario émergent). Ainsi, le pragmatique et le cognitif ne correspondent plus strictement à des phases d’information et des phases d’action, mais les deux à la fois. Exit la cinématique suivie du gameplay, du briefing suivi de l’exécution : cela permet d’inventer des mécanismes de jeu qui ont plus d’impact car ils ont plus de sens.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’évacuer totalement les phases de pure narration et de gameplay, mais de les faire coïncider pour renforcer leur effet, comme c’est le cas dans la phase de manipulation de D00M 4. Mais dans un jeu idéal, meaningful gameplay et scénario émergent sont une seule et même chose.

Exemple : blessé (M) au lieu de ramasser des coeurs comme dans OOT, le joueur peut être amené, comme dans Breath of the Wild, à regagner de la vie en chassant, cuisinant puis mangeant, ce qui inclut de la narration dans le gameplay (C, P et S consistants, et pas expédiés dans une action abstraite de ramassage de bonus). 

Note : pour le faire bien, il ne faut pas le faire à moitié, c’est-à-dire en faisant semblant de l’inclure dans le gameplay alors qu’en fait, ce n’est que de la représentation passive, c’est-à-dire non réellement interactive. Skyrim, contre-exemple absolu en terme de meaningful gameplay ou même scénario tout court (c’est mon avis et je le partage), a voulu distinguer la nourriture de l’alchimie à l'inverse des opus précédents - mais sûrement de peur de rebuter le joueur, la cuisine est pratiquement inutile, de sorte qu’elle est totalement inconsistante et se contente de faire acte de présence dans le gameplay. Résultat ? On a beau se taper 50 steaks de mammouth par jour, on a l’impression d’avaler du vent, puisque ça n’influence que très peu la mécanique du jeu. L’idée du barbare vorace fait un flop monumental, et le joueur qui n’a pas le courage de pallier au système de jeu avec son imagination va se contenter de boire des potions trouvées dans les coffres, et on en revient aux bonus de santé mentionnés plus haut.

Ainsi, pour rendre une phase du jeu consistante, on peut se figurer qu’elle correspond à une phase du programme narratif, qui peut elle-même être déclinée en un programme narratif tout entier.

Sanction

Un rebondissement simple, purement scénaristique, donne du sens aux actions des joueurs : la phase de sanction, souvent négligée puisqu’elle dresse un bilan des actions du joueur en un débriefing de fin de niveau, tableau de score, etc, peut se transformer en nouvelle motivation.

Exemple : le sorcier est trop fort, il met une branlée au héros, ce qui implique une nouvelle révolution dans le programme. La sanction indiquant que la compétence n’est pas suffisante n’est pas purement au niveau du gameplay (le scénario s’arrête parce que le joueur n’a pas les compétences pour le faire avancer, donc un bête game over) mais incluse dans le scénario. Cela arrive dans OOT sous forme de cinématique, mais cela aurait pu être un combat que le joueur est forcément amené à perdre, l’impliquant davantage dans l’intrigue en piquant son orgueil.

Ou alors, le sorcier est vaincu, mais il était manipulé par un autre sorcier, provoquant une mise en abîme et une nouvelle séquence narrative.

Si ces ressorts sont simples, la phase de sanction est plus difficile à rendre intéressante qu’il y paraît, car tout récit doit, a priori, avoir une fin - et les game dev de tous poils savent que nombreux sont ceux qui rêvent d’enfreindre cette loi de la nature. En attendant, si fin il doit y avoir, il semble impossible de rendre la sanction interactive jusqu’à la fin. Nous nous sommes sérieusement posé la question durant l’atelier, et nous n’avons pas trouvé de solution.

Yu-kai Chou a un début de réponse. Cette question est celle de la durée de vie d’un jeu. Celui-ci n’est intéressant qu’en cas de meaningful gameplay - je n’ai, n’est-ce pas, pas manqué de vous en convaincre. Ainsi, pour qu’un jeu soit infini, le scénario doit être infini. C’est donc bien la question d’un scénario perpétuel qui est en question. Ainsi, le jeu qui dispose d’une grande part de créativité est potentiellement un jeu dont le scénario est infini, puisque c’est à terme le joueur qui se fixe ses propres objectifs. Les jeux qui maximisent la part de scénario émergent et de créativité, comme Minecraft, sont potentiellement infinis. De même, les studios qui offrent au joueur un éditeur de jeu rendent l’expérience de jeu potentiellement infinie, puisque là aussi le joueur peut prendre le relai du développement. C’est le cas de nombreux jeux de stratégie, ainsi par exemple que des Elder Scrolls.

François avait même avancé la théorie selon laquelle Minecraft ne serait pas un jeu, mais un jouet, à la façon des Lego. Cela pourra faire l’objet d’un article futur où la question sera abordée et si possible tranchée.

Compétence

L’aboutissement de la sanction vers un nouvel arc narratif est généralement la cause d’une compétence insuffisante sous quelqu’aspect qui empêche la résolution totale de l’intrigue.

Le joueur peut devoir acquérir les compétences nécessaires à la réalisation de sa performance, ce qui induit un arc narratif au complet. Link doit par exemple obtenir les trois pierres qui scellent le sanctuaire de l’Epée pour l’acquérir, ce qui induit trois donjons complets avec leurs arcs narratifs propres.

Ce concept d’arc narratif, issu de l’écriture de séries télévisées, est transposable dans le jeu vidéo sous cette forme. Dans Stargate SG1, l’arc narratif principal est la lutte contre les Goa’ulds, et tous les arcs secondaires ont pour mot d’ordre l’acquisition des compétences nécessaires à la résolution de cette mission par la formation d’alliance ou l’acquisition de technologies de défense. La série est ainsi ponctuée de performances contre les Goa’ulds, et de sanctions validant ou invalidant la progression de l’arc principal.

S’attarder sur les compétences conduira souvent à inclure des fonctionnalités de RPG. Par exemple, dans un FPS, la compétence est rarement mise en cause dans la narration, puisque le héros est souvent un soldat expérimenté, et qu’il ne s’agira que pour lui de partir à la recherche d’éléments extérieurs à lui comme des armes ou des informations pour acquérir des compétences. Ainsi, une compétence insuffisante sera le seul fait du joueur. Si on décide de partir sur un personnage qui n’a pas les compétences suffisantes, comme dans Far Cry 3 par exemple, l’acquisition des compétences devient un moteur essentiel de la narration comme du gameplay, et le FPS se mâtine de RPG.

Cela dit, même dans un RPG, la compétence peut prendre la forme d’une simple acquisition d’information de la part du joueur. Dans Morrowind ou, plus récemment, dans Zelda Breath of the Wild, découvrir les secrets de l’univers sont une des principales motivations du joueur pour atteindre ses objectifs. Attention au spoil !

Manipulation

Si la phase de sanction est souvent négligée car difficile à régler, la phase de manipulation est un objet dont il est relativement facile de se saisir et qui a une importance décisive en ce qu’elle détermine l’implication du joueur. Si une cinématique qui claque fait toujours son petit effet, la phase de didacticiel qui s’ensuit, toujours pénible, peut faire retomber l’enthousiasme comme un soufflet.

L’enjeu va être d’inclure cet apprentissage du jeu dans la phase de manipulation qui pose l’intrigue, gardant le joueur en haleine, lui donnant envie d’apprendre l’interaction avec le jeu pour découvrir cette intrigue. Ainsi la manipulation peut-elle inclure tous les autres éléments du programme narratif en son sein. 

Typiquement, dans le mode « survie » de Minecraft, le déblocage de craft au fur et à mesure que le joueur met la main sur des matériaux différents est une fonctionnalité de manipulation.

Pour reprendre l’exemple d’OOT, la phase de manipulation contient un arc narratif complet, parce qu’avant de partir à la recherche du responsable de la mort de l’arbre Mojo, il faut entrer à l’intérieur afin de découvrir ce qui est en train de le tuer. Sa mort est d’autant plus dramatique qu’elle prend l’aspect d’un échec du joueur, indiquant que le mal est plus grand et qu’il ne se limite pas à la seule zone de départ. Soudain, le jeu prend de l’ampleur. 

Transformer une sanction en manipulation est souvent l’occasion pour le développeur de ménager ses effets et de surprendre le joueur par la profondeur de son intrigue et de son level design, voire de son game design. Dans Fable III, l’intrigue consiste à renverser le gouvernement. Une fois cela fait, le jeu ne prend pas fin : le joueur doit régner ; le jeu change drastiquement de gameplay, et le personnage principal hérite notamment des problèmes qu’il a causé durant sa révolution tout en devant répondre à ses promesses de campagne. Ainsi, la totalité des choix du joueur durant toute la première phase du jeu devient manipulation dans la seconde phase. Et même en ayant bien joué, le joueur, par manque d'anticipation, peut se retrouver avec des résultats à l'opposé de ce qu'il espérait.

De même, le but du jeu peut consister en la manipulation d’autres personnages. Par exemple, l’écrasante majorité de l’intrigue de Morrowind consiste pour le joueur à convaincre les personnages, un par un, groupe par groupe, à se joindre à sa cause - et donc, à passer du statut d’opposant à celui d’adjuvant - l’acquisition de compétence passe donc par la manipulation. Cet aspect, qui rend le jeu particulièrement consistant parce que le joueur a davantage la sensation qu’il lui résiste et qu’il mérite sa progression, est totalement absent dans Oblivion comme dans Skyrim, où les personnages admettent dès le départ que le PJ dispose d’un statut particulier qui légitimise qu’il soit dépositaire de la quête. Dans Morrowind, le PJ est érigé comme dépositaire de la quête au prix d’un travail de longue haleine, et in fine, il est impossible de savoir de façon objective si l'accomplissement de la prophétie est un chef d’œuvre de propagande, un ensemble de conjectures un peu forcées, ou une authentique action cosmique. Le joueur peut même choisir de s’exclure sciemment de la prophétie et de saboter lui-même la progression de l'histoire pour finir l'intrigue en force en tuant les personnages principaux et en leur volant les armes nécessaires à la résolution du conflit, ou même tuer un allié essentiel et ainsi rendre le jeu impossible à finir.

De bonnes idées de manipulation meaningful ont émergé de l’atelier. Je me souviens notamment de l’idée d’un jeu d’évasion, qui commençait pas un joueur enfermé dans une cellule, qui après quelques actions simples, parviendrait à passer la première porte, pour aboutir dans un nouveau lieu clos. 

Un autre exemple était celui d’un jeu dont l’intrigue était basée sur l’idée d’épuisement des ressources ; le joueur était une chèvre, et il fallait de signifier qu’il n’y avait plus d’herbe dans un pré. La phase d’introduction du jeu était ainsi sous forme d’une course contre les autres chèvres, pour se rendre compte, arrivé au bout, qu’il n’y avait rien à gagner. Bonne façon, à mon avis, d’impliquer le joueur, et de lui faire intégrer un message sur l’esprit de compétition.

Conclusion

Transposer un scénario entier en programme narratif pourrait s’avérer complexe, mais permettrait de concevoir une intrigue complète et de se saisir de chacun de ses aspects pour concevoir un game design sur mesure.

D’expérience, concevoir une grosse quantité d’intrigue consistante en peu de temps peut porter préjudice à sa qualité. Ces schémas permettent de se saisir d’un élément précis du jeu qui semble faible en terme d’interactivité ou de narration, et de conscientiser son fonctionnement en le déclinant en programme narratif analysable et optimisable, et ainsi acquérir un œil critique plus objectif et précis. 

Le succès incroyable de Breath of the Wild et un certain nombre d’autres jeux au gameplay soigné montrent qu’un bon jeu n’est pas forcément basé sur un concept réellement novateur, mais peut être simplement une exécution particulièrement perspicace dans le détail de formules qui ont déjà fait leurs preuves.

Merci à vous, et surtout allez jeter un œil au taff de François !

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