Écriture

L'Irruption de l'ordinaire en fantasy

Le fantastique inversé, ou la figure de la confiture de framboise

Un article court (PROMIS) sur une notion importante pour moi que je n’ai jamais vu aborder ailleurs à propos du genre du merveilleux, que j’ai longtemps appelé « la figure de la confiture de framboise » en révérence (pardon pour le lapsus) à une scène du Seigneur des anneaux. Laissez-moi vous accueillir dans cet article avec une scène merveilleuse et pourtant ordinaire, et pourtant merveilleuse.

Bilbo, lui-même ancien héros, ami avec des rois, des elfes et des magiciens, ne supportant par ailleurs plus sa vie ordinaire, propose à Gandalf non pas du steak de dragon, des pommes d’or ou du gloubiboulga, mais du poulet froid, du fromage, de la confiture de framboise, de la tarte aux pommes et des oeufs. C’est la situation initiale, où tout est normal, stable, connu. On peut facilement s'identifier au personnage. A la fin de l’aventure Sam demandera à Frodo, « vous souvenez-vous du goût des fraises » ? A côté de ça, le Lembas, ration de survie, a l’air d’une vraie saloperie, c'est comme manger du vent.

Mon propos est le suivant : ce puissant ancrage dans le réel est un passage entre les deux mondes, celui de la fiction et celui de la réalité. C’est une sorte de fantastique inversé. Au début, Gandalf est un personnage impossible dans un monde possible, comme en témoigne sa taille gigantesque. A la fin, c’est Frodo qui est totalement hors-sol, et Sam fonctionne comme un alter ego du lecteur/spectateur et lui tend la main. La figure de la confiture de framboise, bien loin d’être anecdotique, est une technique très concrète pour que le lecteur/spectateur consente à la suspension de l’incrédulité et entre en empathie avec les personnages. Une vraie méthode d'élévation.

La figure du Hobbit est d'ailleurs présentée dans une longue introduction du Seigneur des anneaux et dans tout le roman Le Hobbit comme un personnage ordinaire dans un monde beaucoup trop grand et extraordinaire pour lui. Et pourtant, les Hobbits sont des êtres fantastiques doués de pouvoirs particuliers, par exemple celui d’être spécialement discrets et plus difficiles à corrompre, mais ils ne se révèlent ainsi qu’en entrant dans le récit, comme des lecteurs.

La fantasy c'est pas que Tolkien blablabla

Comme Homère pour l’épopée, Tolkien représente un genre qu'il a par ailleurs porté aux nues, mais cette figure fonctionne pour toute fiction évoluant hors-réalisme. C'est le SFFF, l'imaginaire, ce que j’appelle génériquement « fantasy » ; phantasia en grec : imagination, mais aussi le fait de faire apparaître, faire venir à la lumière, et donc de faire comprendre. Je pourrais vous parler de Pratchett, de Howard ou de Jaworski mais je vais prendre des exemples de pas fantasy.

C’est par exemple un procédé que Stupeflip utilise beaucoup, à la fois dans ses paroles et dans ses clips. Il est particulièrement saisissant dans l’introduction de Stupeflip, vite !!! avec le chevalier qui clope, et dont l’élément ordinaire et plutôt pathétique tombe à l’écoute du sermon. C'est le moment où l'ordinaire disparait pour entrer dans la dimension cathartique, celle de la fiction. Personnellement, j'ai trouvé cette image tellement frappante que le cigarette est désormais monnaie courante dans mes romans et nouvelles de medieval fantasy.

Eiseinstein chercherait-il à faire référence à un événement plus récent ? Hmmm... je ne vois vraiment pas !

 Le clip Stupeflip Vite !!! est d’ailleurs inspiré et entrecoupé d’images d’Alexandre Newski d’Eiseinstein, lui aussi impressionant malgré, ou plutôt grâce à son esthétique de carton pâte. Grâce à elle nous comprenons très bien de quoi est faite l'image que nous voyons, et il est d’autant plus facile d'accepter les ficelles pour mieux apprécier la composition des images et ce qu'elles disent de notre monde. C’est sacrifier le réalisme, ou plutôt une certain idée du réalisme, pour favoriser l'impression de réel. Nous pouvons presque sentir le toucher de ces casques : c'est le même principe, un fantastique inversé qui favorise l'immersion.

En jeu vidéo, certains rendent de nombreux éléments du jeu familiers, tout en accentuant l’aspect détonnant de ces éléments dans le contexte merveilleux, comme Starbound, et - par exemple - son recreational vehicle que nous joueurs savons être un bête van. Les clins d'œils à la réalité son très nombreux et entretiennent à la fois l'aspect créatif et l'aspect communautaire du jeu en communiquant directement avec les joueurs par de bons mots, créant une complicité avec les développeurs. 

Nous pourrions multiplier les exemples mais je vais plutôt tenir ma promesse et sauter à la conclusion. En vrai j'ai effacé beaucoup de commentaires limite hors-sujet et d'exemples en particulier sur Eisenstein alors ne remuons pas le couteau dans la plaie s'il vous plaît et achevons là.

Conclusion

La fantasy consiste à faire voler le réel en éclats pour mieux le recomposer, donc n'évolue jamais dans une bulle indépendante du réel. L'idée même d'évasion pas une fiction de l'imaginaire me paraît saugrenue. La fantasy consistant à manipuler en toute liberté des éléments de notre imaginaire et de notre culture commune, c’est toujours une façon détournée de commenter notre civilisation (et désolé si j'enfonce une porte ouverte) tout en étant une façon de susciter un sentiment de poésie comme le décrit Jean Cohen dans Structure du langage poétique : faire découvrir de nouveaux accords esthétiques. La confiture de framboise de Bilbo et la vôtre, c'est la même.

Cette décomposition-recomposition des univers merveilleux est le même principe que celui des rêves, ce pourquoi j'encourage vivement à l'interprétation à cerveaux ouverts en tant que lecteur car ils sont très révélateurs, de même que je conseille de laisser parler au maximum son inconscient en tant qu'auteur.