PUBLICATION DU 15 OCTOBRE 2023

Yannick de Quentin Dupieux 

7 minutes

    Le 02 août 2023 est sorti le dernier long métrage de Quentin Dupieux. Connu surtout pour sa musique électro et ses films décalés comme Mandibule, Fumer fait tousser ou encore Le Daim, le réalisateur se lance cette fois dans un nouveau défi cinématographique avec un acteur qu’il adore : Raphaël Quenard dans le rôle de Yannick qui donne son nom au film.


Un Cinéma Hors Champ

Il paraît ici important de mentionner le nom de Raphaël Quenard dans le mesure où il est à l’origine du projet. Quentin Dupieux a eu l’occasion de le diriger dans des petits rôles lors de ses précédents films, conquis par son jeu et son naturel, il voulait cette fois lui donner le premier rôle dans un film sur mesure. Le projet de Yannick, en refusant de répondre aux attentes classiques de ce que doit être un film, est emblématique de la cinématographie de Quentin Dupieux. Il avait d’ailleurs commencé sa carrière de réalisateur en 2001 avec Nonfilm, un long métrage expérimental surprenant, alors que tous ses scénarios avaient été refusés par les sociétés de production contactées. Dupieux fait de chacune de ses œuvres un véritable terrain de jeu où il peut créer en toute liberté et fait vivre à son spectateur une réelle expérience artistique !

 

Yannick, spectateur consumériste ou génie artistique ?

Yannick est gardien de nuit dans un parking, il a pris un jour de congé, a fait 45 minutes de transport en commun puis 15 minutes de marche pour venir voir Le Cocu, une pièce de théâtre de boulevard plutôt moyenne. Tellement moyenne que Yannick se lève et interrompt les comédiens pour prendre le contrôle de la pièce.

Sur le papier, le film ne semble pas si original. Pourtant en seulement une heure et sept minutes, Quentin Dupieux met à la fois en scène une pièce de théâtre absurde et burlesque qui semble se dérouler littéralement dans la salle de cinéma sous nos yeux et un drame beaucoup plus profond et intime qu’il n’y paraît. 

Cette dualité entre le drôle et le sérieux, le léger et la réflexion, l’absurde et le passionnant est concentrée en un personnage : Yannick. Il est aussi insupportable que touchant, et c’est avec le phrasé et le naturel de son interprète Raphaël Quenard qu’il vient nous bousculer lors d’une réelle prise d’otage. Réelle, puisque Yannick décide de sortir une arme et d’imposer aux comédiens de jouer une pièce de sa propre composition sous prétexte qu’il n’est pas assez diverti et qu’il ne paye pas « pour avoir le cafard ». Mais, Yannick n’a en réalité rien du terrible braqueur, il veut empêcher le pire, ce qu’il y a de plus terrible : l’ennui du spectateur. C’est décidé ! Quentin Dupieux préfèrera toujours provoquer le rire, l’indignation, l’admiration ou le mépris que l’indifférence.

C’est alors d’un pas nonchalant et son arme à la main que Yannick se met à déambuler dans la salle en alternant blagues lourdes et questionnement métaphysique sur l’art. L’air de rien, il aborde presque toutes les grandes questions artistiques : l’art est-il subjectif ? Peut-on parler de bon goût ? L’art n’a pas pour rôle de divertir mais est-ce vraiment plus noble de tomber dans un snobisme intellectuel réservé à une certaine élite ? La précarisation et la dépendance du comédien au bon vouloir de son audimat, la dimension socio-économique des spectateurs, la perte d’esprit critique d’une certaine part des spectateurs, …


Interroger le réel par la fiction

Ainsi, Quentin Dupieux nous pose beaucoup de questions, propose des pistes de réflexions mais jamais de réponse. Par exemple, Yannick est au paroxysme de l’égoïsme quand il se permet d’interrompre la pièce, dérangeant alors tous les autres spectateurs et faisant fi des mois de travail des comédiens sous prétexte qu’il ne s’amuse pas assez. Il n’a alors qu’un mot à la bouche : le divertissement. Du temps libre il en a peu, alors quand cela arrive il veut se divertir. Pourtant, malgré son arme et son égocentrisme, on n’arrive pas à détester Yannick, au contraire. Il est même assez facile de s’identifier à son agacement tant nous nous sommes déjà tous senti pris en otage par le bon goût, ce dictat d’aimer une œuvre sous prétexte du génie de son auteur ou de sa popularité. De plus son intervention semble presque délivrer les comédiens qui jouent sans passion une pièce banale, d’ailleurs ceux-ci finissent par craquer et avouer tour à tour la précarité de leur emploi, l’abandon de leurs rêves artistiques ou le sentiment d’impuissance face au cruel manque de reconnaissance de leur art. Finalement, le public et les comédiens prennent presque plus de plaisir avec le texte maladroit et truffé de fautes de Yannick que celui d’un dramaturge professionnel. Se pose alors la question de légitimité de l’artiste et Quentin Dupieux nous invite à une réflexion sur un mépris intellectuel omniprésent envers des œuvres parfois plus populaires et accessibles.

En mettant en scène une prise d’otage, le long métrage Yannick interroge évidemment les dynamiques de pouvoir actuelles dans le monde de l’art : celui de l’auteur sur son public et à l’inverse du spectateur sur l’artiste lors de représentations mais également la liberté de créer à l’heure des grandes sociétés de production. Quentin Dupieux s’est lui-même mis en danger dans la réalisation de son film. Yannick peut être qualifié de « film pirate » : un tournage secret, très court (6 jours), sans réelle promotion et sans « personne de l’industrie »1. D’autant plus que la réalisation reposait sur un équilibre précaire tant le moindre détail aurait pu rendre son film terriblement « ennuyeux ou merdique »2, la qualité entière du long métrage reposait sur les épaules des acteurs qui ont du apprendre puis jouer 75 pages de textes sans coupures, sans support musical et sans effet de montage pour rattraper de possibles maladresses. En bref, « la simplicité c’est ce qu’il y a de plus compliqué au cinéma »3.


Zélia Milot


1 Quentin Dupieux pour Arte

2 et 3 Quentin Dupieux pour Télérama