Exposé de soutenance de thèse, 24 novembre 2007

Monsieur le Président, Messieurs les membres du jury, Mesdames et Messieurs,

L’étude que je présente aujourd’hui est le fruit de plusieurs années de recherches. Le projet est né il y a maintenant dix ans au début d’un travail de maîtrise soutenue à l’Université de Paris X-Nanterre en juin 1998, recherche dirigée par Alain Cabantous et Michelle Magdelaine, présente dans la salle. Il s’est poursuivi avec un DEA soutenu à l’Université de Caen-Basse-Normandie, en juin 2001, travail placé sous la direction d’André Zybserg, que je voudrais remercier chaleureusement pour m’avoir encouragé et conseillé tout au long de ces années. Dans cet exposé, j’évoquerai d’abord la nature de la recherche, son espace et sa chronologie, les sources qu’elle a mobilisées, enfin, les résultats auxquels elle est parvenue.

Objet

Le projet que je défends ici relève fondamentalement de l’histoire politique. De quoi s’agit-il ? Il s’agit en fait d’interroger, à travers un exemple régional, le processus qui conduit à la révocation de l’édit de Nantes, cet édit promulgué par Louis XIV à Fontainebleau en octobre 1685. L’étude traite de l’ensemble des mécanismes qui aboutissent à la disparition du culte réformé, du moins sous sa forme publique. Il s’agit bien de « décortiquer » un processus, d’en analyser les rythmes, les modalités, les outils. Exprimée ainsi, la teneur du projet peut sembler limitée. La tâche même de l’historien n’est-elle pas précisément d’expliquer, d’analyser les rythmes et les ruptures, de substituer à la ligne droite les courbes changeantes d’une réalité toujours complexe ! S’engager dans une telle démarche permet pourtant de sortir d’un faux débat qui a longtemps hanté l’historiographie du protestantisme français du xviie siècle, celui des causes et des responsables de la Révocation. Mais qui donc est responsable de la Révocation ? Le clergé ? Les clans ministériels, plutôt celui des Le Tellier, en particulier l’affreux Louvois, que celui des Colbert, jugés plus conciliants à l’égard des protestants ? Les agents du pouvoir dans les provinces ? Que dire enfin du rôle de la petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, cette marquise de Maintenon, longtemps honnie pour son rôle prétendu dans l’accélération de la répression antihuguenote au milieu des années 1680 ? Le projet exclut précisément de répondre à cette « question mal posée », selon la formule célèbre de Lucien Febvre. Sortir du débat moral, dont l’historiographie porte encore aujourd’hui les stigmates, dépasser le problème de la responsabilité par l’étude d’un processus organisé par divers acteurs producteurs de discours, tel était le pari (et en même temps le sous-titre) de cette étude.

Comment mesurer et comment qualifier l’action du roi à l’égard des protestants ? Quelle est son efficacité ? On a cherché à faire le pont entre des domaines trop souvent séparés, la législation royale d’une part et sa mise en œuvre dans les provinces d’autre part. Pratiquement, que signifie l’accumulation, entre 1661 et 1685, de « mesures concernant les protestants », édits, déclarations ou encore arrêts du Conseil ? Comment s’inventent, dans un territoire donné, de nouveaux équilibres qui apparaissent de plus en plus défavorables aux réformés ? Il s’agit de proposer non une simple histoire de la répression, celle de la « destruction de l’Ordre protestant » (formule de Roland Mousnier), mais une étude du fonctionnement complexe de la monarchie, vue à travers une question (les rapports entre les pouvoirs et les réformés) et un cadre de référence singulier (la Normandie). Le terme de pouvoirs renvoie ici aux principaux agents et organes de l’État (le roi, les ministres, les officiers, les gouverneurs, les commissaires ; le Conseil et ses différentes sections, le parlement de Normandie et les juridictions secondaires) mais aussi au clergé catholique et à ses institutions ainsi qu’aux protestants eux-mêmes.

D’une certaine manière, le projet s’inspire de cette histoire institutionnelle révisée que Denis Richet appelait de ses vœux en 1973. Il rejoint quelques-unes des thématiques proposées par les historiens des « pratiques gouvernementales », telles qu’elles ont été définies par Thierry Sarmant dans un ouvrage consacré à l’histoire des secrétaires d’État de la guerre à l’époque moderne, livre paru en juin dernier. Les questions institutionnelles, les problèmes juridiques et judiciaires occupent la première place dans ce travail, peut-être à rebours des dynamiques les plus récentes de l’historiographie du protestantisme du xviie siècle, plus volontiers tournée vers l’approche sociale. En quelque sorte, il s’est agi pour moi de retrouver certaines des inspirations fondatrices de l’essai particulièrement stimulant d’Élisabeth Labrousse, Un roi, une foi, une loi, ouvrage publié en 1985. Il ne faudrait pas l’oublier : du milieu du xvie à la fin du xviie siècle, la question protestante est aussi une question de droit : quel statut accorder à la minorité (question majeure entre 1562 et 1598, de l’édit de Janvier, dit de tolérance, en 1562, à l’édit de Nantes, en 1598, en passant par les édits de Saint-Germain ou de Poitiers) ? Comment faire pour rogner le statut octroyé à ceux de la «Religion prétendue réformée » par Henri IV (question majeure du xviie siècle, jusqu’à 1685, de l’édit de Nantes à celui de Fontainebleau) ?

Espace et chronologie

La Normandie est le cadre d’étude privilégié dans ce travail. Il s’agit d’une entité bien individualisée dans la France de l’Ancien Régime. Certes, le duché n’existe plus depuis 1469. Mais l’État a pris en charge la province et y a placé un gouverneur et des lieutenants généraux. Le ressort du gouvernement coïncide avec celui de la coutume et du parlement de Rouen, définitivement installé en 1515. En 1731, le chancelier d’Aguesseau (1668-1751) pouvait écrire (à son fils) : « les Normands sont accoutumés à respecter leur coutume comme l’Évangile et un changement de religion serait peut-être plus aisé à introduire en Normandie qu’un changement de jurisprudence ». C’est bien le droit qui fait d’abord le particularisme de la province sous l’Ancien Régime : « là où [la coutume] s’applique, les habitants sont normands ». Les protestants ont donné une nouvelle dimension à ce cadre coutumier de près de 30 000 km² en y calquant celui de leur organisation synodale. La Normandie, c’est aussi une province ecclésiastique (celle des sept diocèses), c’est encore une province fiscale (celle des trois généralités). Tous ces espaces, qui ne coïncident pas entre eux, constituent les territoires de référence de la recherche. Mais la démarche choisie imposait aussi de multiplier les changements d’échelle, du local au national, en passant par la comparaison interrégionale. Au centre du développement, le chapitre 5 expose ainsi les principaux axes de la politique religieuse de Louis XIV avant 1666, en multipliant les exemples provinciaux, du Languedoc à la Picardie en passant par le Poitou. Un peu plus loin, le chapitre 8 donne également une dimension nationale à l’étude de la lutte contre les protestants de 1679 à l’été 1685.

Il faut également revenir sur la chronologie adoptée dans ce travail. Les années 1661-1685, prolongées jusqu’en 1686-1688 pour discerner les effets directs de la Révocation juste avant que n’éclate la guerre de la Ligue d’Augsbourg, forment le cœur de la recherche. Il a cependant paru légitime de revenir sur les années antérieures. Le choix a été fait de consacrer un long développement à la première moitié du xviie siècle, sans y voir le prélude de la « réduction » louis-quatorzienne, ce qui serait retomber dans un schéma téléologique. Il s’est agi surtout de s’interroger sur les enjeux et les outils de la légalisation intervenue en 1598. Les continuités et les ruptures de la politique religieuse des Bourbons n’en apparaissent que mieux.

Sources mobilisées

La recherche s’est déployée sur trois fronts documentaires. Si le projet défendu ici se veut d’abord politique, il n’ignore pas les fondamentaux de l’histoire sociale. Il s’est d’abord agi d’évaluer les principaux traits ou « caractères » du protestantisme en Normandie à l’époque moderne. Quelle force religieuse, politique, économique et sociale représentent les réformés en Normandie au xviie siècle, avant et après le début du règne personnel de Louis XIV ? Le dépouillement des actes de consistoires et de synodes s’impose à qui veut connaître le maillage ecclésiastique réformé . On a enrichi cette réflexion sur les structures ecclésiastiques par une analyse des lieux de culte et de l’encadrement pastoral. Pour les années 1660-1685, on a construit une base de données recensant la centaine de ministres actifs en Normandie. Les actes de baptêmes, de mariages et de sépultures constituent également une source de renseignements de premier choix. La documentation disponible demeure lacunaire. Si les registres des Églises d’Alençon, de Rouen, du Havre, de Fécamp, de Lintot et de Luneray (pays de Caux) offrent des séries continues, la situation est moins brillante ailleurs (Caen, Dieppe, Saint-Lô, ainsi que les communautés du Bocage, celles de Condé-sur-Noireau ou d’Athis).

C’est sur cette base qu’a pu se construire l’étude politique. Toutes les sources qu’on peut qualifier d’institutionnelles constituent le deuxième front documentaire. Les archives des commissions de l’édit définissent le premier ensemble de documents. De telles commissions sont inventées dès les débuts des guerres de Religion, lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre les édits de pacification (notamment ceux d’Amboise, 1563, et de Saint-Germain, 1570, sous Charles IX, de Poitiers, 1577, sous Henri III). En 1599, Henri IV envoie dans les provinces de son royaume des commissaires chargés de veiller à l’application de l’édit de Nantes, notamment en matière d’exercice du culte. Ces commissaires marchent en tandem, un catholique et un protestant. Au sortir de la Fronde, le jeune Louis XIV, encore conseillé par son principal ministre, le cardinal Jules Mazarin, renouvelle l’opération. Les commissaires « pour les contraventions faictes à l’édict de Nantes et autres édicts et déclarations expédiées en conséquence » sont institués en 1656 ; les premiers sont nommés en avril 1661, soit quelques jours après le début du règne personnel. Si les objectifs et les méthodes sont radicalement différents d’une période à l’autre, pour l’historien, les problèmes de sources demeurent pourtant les mêmes. À défaut de fonds d’archives organiques, l’activité des députés royaux est connue par un ensemble hétéroclite de papiers, originaux et copies contemporaines. Les commissions du début du xviie siècle restent inégalement documentées. Le travail des commissaires actifs dans les trois généralités normandes à la fin des années 1660 a pu être restitué avec davantage de précisions. La série TT des Archives nationales offre en effet de très nombreux documents, largement sous-exploités par l’historiographie contemporaine. Diverses pièces conservées à la Bibliothèque de la S.H.P.F. ou aux dépôts des Archives départementales ont permis de compléter ce panorama. Les arrêts du Conseil forment un deuxième ensemble de documents. Les collections d’arrêts ont cette fois défini des séries homogènes, ce qui rend le dépouillement plus aisé. Malgré cette facilité, les historiens du protestantisme se sont rarement intéressés à ces collections manuscrites d’arrêts, privilégiant la législation connue sous forme imprimée (arrêts mais aussi édits, déclarations, ordonnances), comme le notait déjà Michel Antoine en 1955. Dans cette étude, j’ai rassemblé – c’est l’objet du chapitre 5 et des annexes 15 et 16 – tous les arrêts rendus en commandement (c’est-à-dire en présence du roi) et traitant directement ou non de la question protestante entre l’avènement du Roi-Soleil, le 14 mai 1643, et la déclaration sur les « choses que doivent observer ceux de la R.P.R. », le 2 avril 1666. L’étude est ici de portée nationale. Pour la période qui précède la mort du cardinal Mazarin, l’inventaire de Michel Le Pesant facilite le travail. Pour le début du règne personnel, la situation demeure plus complexe : il faut s’appuyer sur un répertoire établi au début du xixe siècle. À partir de cette masse documentaire, on a pu avoir une idée assez juste de la politique religieuse menée par Louis XIV au tournant des années 1650 et 1660. Les inflexions voire les changements de cap ont pu être précisément déterminés. On a répété cette démarche pour le tournant des années 1670-1680, avec un dépouillement sélectif des arrêts rendus en commandement entre 1679 et 1685. Le Conseil est à la fois l’instance suprême qui juge des affaires instruites par les commissaires de l’édit (justice extraordinaire) et l’instance qui détermine les lignes de conduite qui doivent présider à l’action de la justice ordinaire. Les procès instruits devant la justice ordinaire, c’est-à-dire le parlement de Normandie et les juridictions secondaires (bailliages et amirautés), constituent précisément le troisième ensemble de documents. On a procédé ici à des sondages effectués principalement dans le fonds du parlement et dans celui du bailliage-présidial d’Alençon. Ce deuxième front documentaire s’organise donc bien autour du diptyque justice ordinaire/ justice extraordinaire. Tout ce monde est incarné par une série d’acteurs, intendants et commissaires d’un côté, magistrats (du siège et du parquet) des divers tribunaux normands de l’autre, qui sont présentés tout au long de l’étude. À côté d’eux, les évêques, leurs représentants, les syndics, le clergé dans son ensemble jouent un rôle essentiel. L’action de toutes ces individualités apparaît nettement durant les mois qui suivent la Révocation. L’inflation documentaire l’explique largement. Les correspondances ministérielles, notamment celles des secrétaires d’État de la guerre et de la marine, fournissent des sources de premier choix.

Troisième front documentaire : tous les documents qui permettent d’apprécier les réactions des protestants normands à la politique de « réduction ». Comment vivent-ils la répression qui les vise ? Quels moyens de défense mobilisent-ils ? Comment se manifestent les résistances ? Les sources sont ici beaucoup plus pauvres. On peut certes mesurer l’implication des réformés dans les procès instruits devant les commissaires de l’édit. Outre les actes conservés dans la série TT des Archives nationales ou à la Bibliothèque de la Société de l’histoire du protestantisme français, divers imprimés, notamment de multiples « factums », sont éclairants. On a puisé également dans la littérature pastorale, qui contient parfois des allusions à la situation politique du moment. On s’est intéressé aussi à divers récits ou chroniques parus avant et après la Révocation, de l’Histoire de l’édit de Nantes du pasteur Élie Benoist aux célèbres Mémoires d’Isaac Dumont de Bostaquet.

Résultats obtenus

Durant les vingt premières années du règne personnel de Louis XIV, ce sont les commissions de l’édit qui constituent le principal outil de la répression. L’histoire de cette institution, née sous le règne de Charles IX et développée sous ceux d’Henri III et d’Henri IV, est celle d’un immense paradoxe. De ce point de vue, le lien avec les travaux de Francis Garrisson, qui dans sa thèse de 1950, s’est le premier intéressé à cette question, et ceux de Jérémie Foa, qui achève une thèse sur le sujet (pour la période 1560-1574, soit le règne de Charles IX) me paraît fondamental. Au xvie et au début du xviie siècle, il s’agissait de faire ou de rétablir la paix, de fabriquer la coexistence et l’harmonie entre des religions déchirées par des haines et des conflits tenaces. On a vu le travail d’orfèvres mené par les commissaires actifs en Normandie en 1599-1600 puis surtout en 1611-1612. Arbitrer les différends entre les uns et les autres, définir des compromis, trouver des solutions pragmatiques pour faciliter les rapports entre catholiques et réformés, inventer un partage de l’espace urbain ou villageois, telle était la mission périlleuse des envoyés du roi. Ces derniers étaient choisis sur le mode de la parité confessionnelle, sans toutefois que cette appartenance puisse prendre le pas sur la garantie de la sécurité et de ce qui pourrait apparaître comme la défense des intérêts de l’État (cf. les travaux d’Olivier Christin). Dans les années 1660, la philosophie n’est plus du tout la même. C’est par pure habileté politique que Louis XIV fait des commissaires qu’il nomme dans les provinces à partir d’avril 1661 les continuateurs des délégués d’Henri iv. Les différences sont multiples, comme on l’a établi dans les chapitres 5 et 6. Cette fois, l’inégalité entre les deux commissaires est patente. La plupart du temps, le cadre territorial adopté est la généralité et le représentant catholique est précisément l’intendant, l’un des principaux rouages de l’absolutisme louis-quatorzien, qui se voit confier cette commission en plus de ses fonctions habituelles de police, de justice et de finance. L’intendant choisit lui-même son adjoint protestant, un gentilhomme de la province concernée dont le rôle est de fait marginalisé. On cherche même parfois à recruter des personnes peu compétentes, voire enclines à se convertir à la religion contraire, afin de biaiser encore davantage les débats. Autre différence notable avec le début du xviie siècle : en règle générale, les commissaires ne se déplacent pas mais reçoivent les plaignants en un lieu fixe. C’est le cas en Normandie. Surtout, l’objet même de la commission a changé. Les envoyés du roi n’ont plus de « fonction bilatérale ». Chaque Église réformée, placée de fait en position d’accusée, doit comparaître et se justifier devant la commission qui fonctionne comme un tribunal de premier degré dont seul le Conseil peut connaître des jugements en appel. Les mandataires du clergé catholique ou syndics, entendus comme simples témoins au début du xviie siècle, sont cette fois érigés au rang d’accusateurs. Les commissaires ne recherchent donc plus le consensus ou l’harmonie, s’inscrivant plutôt dans des logiques contradictoires. Le représentant catholique plaide, presque de manière systématique, pour la suppression de tel ou tel exercice. Le protestant ne peut qu’y opposer un refus, sanctionnant ainsi un « partage » d’avis, ce qui entraîne la saisine du Conseil, appelé à statuer en dernière instance. L’ensemble du royaume est visé par cette brutale offensive du pouvoir royal. Les premiers commissaires sont actifs dans le pays de Gex, le Languedoc, la Provence, l’Angoumois, la Saintonge, la Picardie, la Bretagne, le Poitou, le Dauphiné, la Guyenne et le Périgord. Le Conseil est bientôt saisi d’une pléiade d’avis partagés, qui sont tranchés à partir de 1662. Si le roi maintient certains exercices de la «R.P.R. », il prononce l’interdiction de beaucoup d’autres. La balance est souvent très inégale, comme l’ont montré plusieurs études de cas, notamment en Provence et en Poitou. En Normandie, les choses démarrent plus lentement. La généralité d’Alençon est d’abord concernée. Celles de Caen et de Rouen suivent le mouvement qui ne s’emballe qu’en 1667-1668. Les réformés normands doivent attendre une dizaine d’années pour être fixés sur leur sort. Après une première vague de décisions majoritairement rendues avant 1666, le Conseil revient sur la question des temples au sortir de la guerre de Hollande. L’année 1679 marque une nouvelle accélération de la politique répressive, comme l’a établi un examen précis des arrêts en commandement donnés cette année-là. Une série d’interdictions tombe au dernier trimestre et le mouvement se poursuit durant les mois qui suivent et jusqu’en 1684. L’insécurité juridique des années 1660-1670 cède donc la place à une véritable opération de démantèlement, appliquée sans retard. Le chapitre 8 a replacé l’aboutissement des procédures instruites devant les commissaires de l’édit dans le contexte national et dans l’inflation de la législation antihuguenote.

Durant vingt-cinq ans, les magistrats des tribunaux ordinaires, du parlement de Normandie aux présidiaux et aux bailliages, occupent une position essentielle dans la lutte contre les huguenots. On a vu les démonstrations de force que tentent les magistrats rouennais, en pointe dès les débuts du règne personnel. La question de l’accès des réformés à divers métiers suscite des arrêts de règlement qui, par leur radicalisme, vont parfois jusqu’à irriter le pouvoir royal. En fait, tout au long du xviie siècle, le parlement se montre réticent à accepter la différence religieuse. La comparaison avec le début du xviie siècle se montre une nouvelle fois particulièrement fructueuse. Sous le règne d’Henri IV, l’affaire de l’enregistrement de l’édit de Nantes suscite un mouvement de résistance qui se cristallise sur la question de l’égalité de traitement entre catholiques et réformés . La création d’une chambre de l’édit (en 1599, supprimée en 1669) où un seul protestant est autorisé à siéger n’y change rien. L’analyse des plaidoiries de l’avocat général Pierre I Le Guerchois, au milieu du xviie siècle , a montré que la tolérance n’est acceptée que du bout des lèvres. Les mêmes idées prévalent sous le règne de Louis XIV. Elles sont désormais encouragées au plus haut sommet de l’État. Entre justice ordinaire et justice extraordinaire, la complémentarité semble primer sur la concurrence. Les tribunaux secondaires occupent une place importante dès le début du règne personnel, comme l’a montré une analyse de diverses procédures instruites en Alençon. En 1684-1685, ce sont les bailliages et le parlement qui se chargent de la suppression des exercices de la «R.P.R. » qui subsistent. En s’appuyant sur les lois discriminatoires édictées par Louis XIV, les juges normands parviennent à rendre totalement caduque la liberté de culte octroyée aux protestants par l’édit de Nantes.

Troisième et dernier point : les chantiers annexes, que l’analyse a permis d’aborder. Je prendrai simplement deux exemples. Évoquons d’abord la question démographique. Il faut en convenir : l’effondrement de 1685 vient après un siècle et demi de recul démographique. Les années 1560 marquent un pic qui ne sera plus jamais atteint par la suite. La pacification n’interrompt pas la baisse démographique, attestée dans l’ensemble des communautés, même si les rythmes en sont variables, avant comme après le début du règne personnel de Louis XIV. Les crises liées aux épidémies de pestes et autres dysenteries affectent durement les Églises réformées, d’autant plus sensibles à ces phénomènes qu’elles ne disposent pas d’un réservoir de population. Du déclin incontestable de la « minorité » protestante, il ne faudrait pas tirer des conclusions trop hâtives. Au milieu du xviie siècle, la force numérique représentée par les huguenots demeure importante. Certes, avec environ 35 à 40 000 personnes, les protestants constituent une très faible part de la population normande (moins de 2 % de l’effectif total). Leur position dans certains bastions urbains (Dieppe, Alençon, Rouen, mais aussi Saint-Lô ou Caen) ou ruraux (le pays de Caux ou le Bocage) n’en est pas moins confortable. Sans parler d’embourgeoisement, on a constaté le poids grandissant des élites, évident en Alençon ou à Dieppe, où « ceux de la R.P.R. » sont jalousés. Terminons par la question des structures ecclésiastiques réformées. Les deux premiers tiers du xviie siècle marquent une consolidation des Églises réformées normandes. Celles-ci trouvent leur rythme de croisière. Le maillage ecclésiastique a gagné une stabilité . Des synodes provinciaux sont réunis chaque année. Les pasteurs qui exercent en Normandie définissent un groupe cohérent, solidement formé, organisé autour de quelques figures prestigieuses, tels Samuel Bochart ou Jean-Maximilien de L’Angle, respectivement en poste à Caen et à Rouen. Malgré la « persécution », la carrière pastorale demeure attractive durant les années 1660-1670. Il faut vraiment des mesures fortes pour casser les structures ecclésiastiques au début des années 1680. Il est difficile de détruire ce qui a été patiemment mis en œuvre durant les deux premiers tiers du xviie siècle. Sans nier la part des faiblesses internes du protestantisme, il paraît bien téméraire d’associer au déclin démographique réformé (bien réel) un embourgeoisement (notion ambiguë) et une « crise pastorale » (concept qui, en dehors de considérations morales, paraît anachronique). Le modèle théorisé par Émile G. Léonard, poursuivi par Pierre Chaunu, paraît ici discutable.

Que conclure au terme de cet exposé ? Entre 1661 et 1688, la répression antihuguenote fonctionne selon un mécanisme ondulatoire, alternant phases dures (1661-1666 et à partir de 1679) et périodes plus clémentes (1666-1678), avec quelques variantes pour le cas normand. Tout au long de ces quelque vingt-cinq ans, le roi a bien le souci constant de « réduire les huguenots » de son royaume selon la formule des Mémoires pour l’instruction du dauphin pour l’année 1661. Si sa politique n’est pas l’exécution d’un programme conçu dès les débuts du règne personnel, elle participe d’une même ligne directrice. À terme, la Révocation finit par s’imposer. Dans ce combat pour l’unité religieuse, Louis XIV parvient à intéresser un ensemble hétéroclite d’acteurs, nationaux, provinciaux et locaux. D’une décennie à l’autre, les configurations sont changeantes. Après 1685, la mobilisation est générale, des ministres (chancelier, contrôleur général des finances, secrétaires d’État de la « R.P.R. » [souvent oublié], de la guerre, de la marine) aux magistrats ordinaires (parlement, bailliages et amirautés), en passant par les lieutenants généraux du gouvernement et les intendants (des trois généralités et de la marine). Cette thèse s’inscrit-elle à rebours de l’historiographie dominante du siècle du Roi-Soleil ? Andrew Lossky, Roger Mettam, William Beik, Richard Bonney, pour ne citer que quelques noms, se sont interrogés sur les limites de l’absolutisme louis-quatorzien, insistant à raison sur les éléments relevant d’un « système transactionnel », un système de collaboration, notamment entre les élites provinciales et le pouvoir royal. Tout récemment, autour de John Hurt, auteur d’une étude sur les parlements, s’est constitué un courant dit « révisionniste » qui s’est plu à rappeler l’importance des rapports de force dans la conception et la pratique du pouvoir louis-quatorzien. L’étude proposée ici invite – en tout cas c’est mon souhait – à approfondir ou à creuser cette délicate question.