Collabore à mon agir créateur


Voici un texte qui m’a beaucoup plu, bien avant que je n’aie commencé à sculpter le bois. Je l'ai même utilisé en classe, lorsque j'enseignais la religion. Hasard ou coïncidence ?

Dans l'histoire du cosmos, l'homme est le premier être capable de loisir. Avant lui, les animaux souffraient, travaillaient et mouraient ; lui, le premier, est capable d'agir pour autre chose que sa subsistance : pour la création de lui-même, pour la création d'œuvres désintéressées.

L'exercice du libre agir commence pour l'homme dès le premier instant du repos de Dieu ; sans doute devra-t-il travailler pour sa subsistance, et sans doute aussi sa liberté sera-t-elle éprouvée par et dans ce travail réglé par une fin précise. Mais le travail dont parle la Genèse n’est pas seulement le travail professionnel ou vital : c'est aussi, moins professionnel et plus vital en un sens, l'activité de loisir.

Tout se passe comme si Dieu disait à l'homme qui commence son périple historique et sa grande aventure de jeune liberté :

“Collabore à mon agir créateur, en usant de toutes tes ressources et de toutes les ressources du monde, pour faire œuvre humaine. Assemble de la terre, de l’eau, du marbre, du bois et construis-en temples, maisons, édifices et statues ; rassemble couleurs, formes, lignes et volumes pour exprimer l'ineffable ; invente et conjugue des sons, des mots et des mélodies : compose musique et poésie ; réfléchis, observe, analyse, invente des explications et des théories ; laisse-toi aller à l'illusion du rêve, aux charmes de l’imagination. Fais tout cela à ton gré, découvrant style nouveau, règles nouvelles, structures originales et stupéfiantes ; consacre de longues heures à chercher, même sans trouver ; n’aie crainte du temps qui passe, car tu es immortel. Utilise ces activités et ce temps à te former peu à peu, à édifier lentement ta personnalité, à forger au gré des siècles cette physionomie de l’homme terrestre “en la présence duquel je me complais”.

Quant à moi, je me retire et, quoique toujours présent et agissant, je ne serai plus visible avant le jour où tu me montreras ce que tu as fait de toi-même et de mon œuvre encore inachevée, non seulement à travers le travail vital de subsistance, mais aussi par le travail vital de gratuité. Si tu as bien usé de ta liberté créatrice, je t’associerai pour toujours à mon repos, à mon otium définitif.”

Grâce à cette vision grandiose de Dieu, qui s'oppose fermement aux dieux rabat-joie et tyranniques des anciens, grâce à cette vision dynamique et audacieuse de la création, toute différente de cette nature à laquelle il fallait s'abstenir de toucher par crainte de la troubler, grâce à cette vision généreuse de l'homme, qui n'est pas seulement fait pour souffrir et pour mourir, mais surtout pour vivre et “posséder la vie en abondance”, on comprend mieux que l'activité humaine, surtout celle du loisir, n'est pas seulement l'occasion d'une perfection naturelle ou surnaturelle.

Extrait de "Le temps du loisir" de Jean Laloup