Qumrân et le Christianisme

Auteur : Aimé Fuchs

Date : 18 Février 2000

Source : Institut de Recherche Mathématique Avancée

Pourquoi cet engouement [autour des manuscrits de la Mer Morte]? C'est que le contenu de ces manuscrits, que l'on datait un peu vite des alentours de l'ère chrétienne, n'était pas innocent. On y parle d'une communauté qui se réclamait d'une "Nouvelle Alliance", pratiquant un mode de vie ascétique selon une Règle très stricte ; on y parle d'un personnage emblématique, désigné par le nom de "Maitre de Justice" (Moreh Ha Tsedeq) mais inconnu par ailleurs. On y parle enfin d'un "Messie", ou plutôt de deux Messies : un Messie-Roi et un Messie-Prêtre, le Messie d'Israël et le Messie d'Aaron. Que fallait-il de plus pour mettre cette communauté en connexion avec les origines du Christianisme et, partant, pour orchestrer un battage médiatique sans précédent ?

L’ambiance messianique dans laquelle baigne une partie des écrits de Qumrân a grandement favorisé l'émergence de commentateurs qui, en forçant le texte au besoin, les mettaient en rapport avec l’aube du christianisme (Baigent, Eisenman,...) Le Maître de Justice a été tour à tour identifié à Jean-Baptiste (Mad. Thiering), à Jacques le Mineur (Eisenman), à d’autres encore. On a mis fin à l’heure actuelle à ces divagations. Disons d’emblée qu’aucun personnage du Nouveau Testament n'est mentionné dans les manuscrits, aucun texte du Nouveau Testament n'y a été trouvé (le fragment 7Q5, soi-disant de l’Évangile de Saint Marc, n’est pas concluant) et ceci pour cause, la grande majorité de ces écrits datant des deux premiers siècles avant J.C.

Il reste que les premiers chrétiens avaient certainement participé au bouillonnement d’idées qui agitait la société juive de l'époque du second Temple, dont ils partageaient le même cadre culturel et historique. Ils partageaient avec les adeptes de Qumrân une perspective eschatologique analogue. Les deux groupes croyaient à l'imminence de la fin des temps (Naherwartung) et ils organisèrent autour de cet article de foi leurs croyances et leurs pratiques communautaires (J. C. VANDERKAM, in [8]). Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve dans les écrits de Qumrân et le Nouveau Testament des similitudes à la fois dans le vocabulaire et dans les pratiques rituelles et communautaires.

Les similitudes

Similitudes de vocabulaire

    • Perfection, Voie, Chemin
    • Esprit Saint
    • Purification, souillure (II Cor. 7,1)
    • Béatitudes (4 Q 525, Matth. 5,3-11)
    • Fils de Lumière (Luc 16,8)
    • En revanche, on ne trouve pas dans le Nouveau Testament le terme "Fils des Ténèbres"

Repas sacrés

Le prêtre bénit le pain et le vin (1 QS VI 2-8) (Règle de la Communauté). Le prêtre bénit le pain et le vin en présence du Messie d'Israël (1 QSa=1 Q28a) (Règle messianique), cf. Matth. 26.26-29, Mc 14.22-25, Luc 21.4-23.

Chez les Esséniens ce repas a un caractère rituel, alors que chez les Chrétiens il a un caractère sacramentel liant le pain et le vin au corps et au sang du Christ. D'autre part, chez les Esséniens les femmes ne sont pas admises à ce repas, alors que chez les Chrétiens elles le sont.

Baptême, ablution

Chez les Esséniens l'ablution dans un Miqvéh se fait journellement et a un caractère rituel. Chez les Chrétiens, au contraire, le baptême a un caractère sacramentel ; il est conféré par un tiers et est lié à la rémission des péchés. D'ailleurs, à l'aube du Christianisme, les rituels baptismaux étaient très répandus en Palestine et il est donc très difficile de tirer une quelconque conclusion des manifestations rituelles d'un seul groupe.

Communauté des biens

Chez les Esséniens, ceux qui entraient dans la Communauté devaient placer leurs biens dans un fonds commun. De même, les premiers Chrétiens mettaient leurs biens en commun (Act 2.4-47, 4.32-37). On ne peut tirer une quelconque conclusion de cette similitude, puisque cette façon de procéder était considérée comme un idéal dans de nombreux groupements (par exemple les Thérapeutes d’Égypte décrits par Philon).

Charité

Les Esséniens prêchent la charité envers leurs frères, mais vouent une haine éternelle aux fils de perdition (1 QS IX 21-22). On ne perçoit pas non plus chez eux le moindre sens du pardon (4 Q 286-287, Frag. 3, col.2, ligne 10, Eisenman p.282). Les Chrétiens, en revanche, prêchent la charité universelle (Matth.5.43-44).

On voit toute la portée de ces comparaisons, mais aussi ses limites : les rites et pratiques décrites dans les manuscrits de Qumrân reçoivent dans le Nouveau Testament une interprétation tout autre qui les dynamisent, les termes utilisés reçoivent une charge nouvelle. En dépit de toutes ces similitudes, il serait erroné de souscrire à la phrase d'Ernest Renan que le Christianisme est un Essénisme qui a réussi.

Le Maître de Justice (Moreh Ha Tsedeq)

Cinquante ans avant la découverte des manuscrits de Qumrân, Salomon Schechter avait trouvé dans la collection de la Guéniza du Vieux-Caire conservé dans la bibliothèque de Cambridge un manuscrit connu à présent sous le nom de "Document de Damas" (CD). Cet ouvrage, dont on a découvert d'autres fragments en 1950 dans la grotte 4, décrit comment Dieu a sauvé un "reste d'Israël" de la destruction et comment il lui a envoyé un "Maitre de Justice" pour le conduire sur le "Chemin de Son coeur" (CD I 11). La dénomination de "Maitre de Justice", Moreh Ha Tsedeq a des racines bibliques (Joël, 2.23). Ce Maître est certainement un personnage historique, mais son nom réel n'est pas mentionné. Le commentaire d'Habaqhq parle également de ce personnage et lui oppose le "Prêtre Impie". Le Document de Damas raconte ensuite que le groupe des élus a enduré de grandes souffrances et a fini par émigrer avec son chef vers la "Terre de Damas" où fut créée la "Nouvelle Alliance" régie par un code de lois très strictes. Après la découverte de la Règle de la Communauté 1QS, on a immédiatement établi le rapprochement avec le Document de Damas et l'on a même émis l'hypothèse que la Communauté de la Règle n'était autre que celle fondée par le Maître de Justice.

Curriculum vitae du Maître de Justice

À partir d'allusions figurant dans le Document de Damas, dans le commentaire d'Habaquq et dans celui de Nahum, on peut se hasarder à établir le tableau suivant :

  1. Le Maître s'opposa aux rois-prêtres hasmonéens qui n'étaient pas de la lignée de David et qui détenaient donc le pouvoir de façon illégitime.
  2. Il fut banni de Jérusalem et se réfugia à Damas où il fonda la "Nouvelle Alliance" (CD VII 18-20). Ses disciples, soit à Damas, soit à leur retour en Judée, rassemblèrent les écrits du Maître qui seraient à la base de la "Règle de la Communauté".
  3. Il connut vraisemblablement une fin tragique (vers 110 BC), victime du "Prêtre Impie" par lequel il fut traqué (Comm. des Psaumes, 4 Q 171, IV 6-7) et sans doute tué (1 Q p Hab XI 4-5).

Essai d'identification

Il y a, dans la liste des Grands Prêtres chez Flavius Josèphe (Ant. Jud. XX, 237) une lacune de sept ans : aucun Grand Prêtre n'est signalé entre 159 BC et 152 BC (le Grand Prêtre Alcime : Jakim meurt en 159 BC et est remplacé, sept ans après seulement, par Jonathan Maccabée, nommé Grand Prêtre par Alexandre Balas). D'après l'abbé E. Puech, le Grand Prêtre en fonction dans cet intervalle de temps aurait été le Maitre de Justice, dont le nom aurait été frappé de la Damnatio Memoriae. Il aurait été chassé en 152 BC par Jonathan Maccabée, qui serait par conséquent le Prêtre Impie. Le nom du Maitre de Justice serait Simon III, en vertu d'une règle qui voulait que les mêmes noms reviennent périodiquement.