Australopithecus bahrelghazali dit 'Abel'

"Les Abel", dessin de Richard Bourdoncle in 'Pages d'histoire naturelle de la terre tchadienne',
Alain Beauvilain, CNAR / CAFE, N'Djaména, 1996. 

Australopithecus bahrelghazali, 'Abel',
montage de photographies de l'original prises à N'Djaména le 26 janvier 1995 par Alain Beauvilain, droits réservés).

La couleur marron foncé des dents est due aux sels minéraux présents dans la couche géologique qui ont teinté l’émail au cours de la fossilisation.

- La taille des canines, à peine plus longues que les dents voisines, et l’absence de diastème (espace existant chez tous les singes entre les canines et les prémolaires et destiné à recevoir la partie saillante de la canine opposée) sont des critères d’humanisation. L’incisive en place est de forme quasi-humaine et le profil de la symphyse mandibulaire est presque vertical, comme l'est le menton chez l'homme, indiquant une face relativement plate. Par contre, la présence de trois racines sur les prémolaires (une seule chez l’homme actuel, quelque fois deux, très rarement trois) est au contraire un caractère primitif.
- Les facettes d’usure des dents indiquent des dents définitives d’un adulte jeune. Les stries horizontales visibles à la base des dents sont des dysplasies dues à un défaut de minéralisation de l’émail lors de la croissance des dents en raison d’une carence alimentaire ou d’une maladie. Abel aurait eu ce genre de problèmes au moins deux fois comme l’attestent les deux dysplasies des canines. Vu le contexte, Abel aurait-il eu faim lors de périodes de sécheresse ?
- La radiographie révèle un émail épais, caractère humain, tandis que chez le singe, il est plus mince.

Australopithecus bahrelghazali, 'Abel',
montage de photographies de l'original prises à N'Djaména le 26 janvier 1995 par Alain Beauvilain, droits réservés).

En janvier 1994, le Centre National d'Appui à la Recherche (CNAR) organise pour le professeur Michel Brunet, paléontologue de l'université de Poitiers, une mission paléontologique dans le désert tchadien. Y participent Michel Brunet, Alain Beauvilain, géographe en service au CNAR en tant que responsable du 'Projet Appui à la recherche scientifique au Tchad' du Fonds d'Aide et de Coopération de la République française et co-responsable du projet Campus 'Les variations et les aléas climatiques au Tchad' entre les universités de Paris X Nanterre et de N'Djaména, projet qui a prêté un véhicule, Augustin Déat, ingénieur géologue au Centre des recherches géologiques et minières de Garoua (Cameroun), Sergio Scarpa Falce, tour opérateur qui a fourni la logistique de cette mission, François Beauvilain, Ali Hamit Moutaye, ingénieur géologue au Projet minier de la Direction des Recherches géologiques et minières (DRGM), projet financé par le Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD), Darnan Darnass, botaniste à la Faculté des Sciences exactes et appliquées de N'Djaména, Mahamat Oueddey, guide à Kouba Olanga.
Sur la foi d'informations fournies à Alain Beauvilain par Louis Authosserre, hydrogéologue, et avec la collaboration de son guide, Mahamat Oueddey, onze sites à mammifères (KT1 à KT 11) sont reconnus à l'Est de Koro Toro. Ils indiquent des terrains dans une tranche d'âge de 3 à 4 millions d'années. 

À leurs débuts, les prospections paléontologiques feront largement appel à la "Carte hydrogéologique de reconnaissance au 1/500.000. Notice explicative de la feuille Pays Bas - Largeau" établie par Jean-Louis Schneider et éditée par le BRGM en 1968.

En janvier 1995, une seconde mission est organisée avec pour objectif, beaucoup plus au nord, de reconnaître la falaise de l'Angamma, région dans laquelle en 1961 l'équipe du paléontologue Yves Coppens avait mis au jour un fossile d'hominidé, le Tchadanthropus uxoris, l'"Homme du Tchad de l'épouse" (le fossile ayant été trouvé par le cuisinier de la mission qui l'a remis à l'épouse d'Yves Coppens).
C'est ainsi que le dimanche 22 janvier 1995 vers 15 heures, deux véhicules s'arrêtent à environ quarante kilomètres à l'Est de Koro Toro. Ils reviennent de la falaise de l'Angamma (littéralement "Les tombes dehors") au nord des Pays-Bas de la cuvette tchadienne que leurs passagers avaient dû quitter en raison de vents extrêmement violents (plus de 100 km/h enregistrés à Faya) sans avoir réellement trouvé ce qu'ils cherchaient. Ils avaient alors parcouru plus de 3.000 kilomètres depuis leur départ de N'Djaména. Cette équipe était composée de :
- Michel Brunet, Professeur de Paléontologie à l'Université de Poitiers ;
- Ali Hamit Moutaye, ingénieur géologue au Projet Minier, projet qui a prêté un véhicule;
- Alain Beauvilain, géographe, responsable du projet "Appui à la recherche scientifique tchadienne" ;
- Najia Beauvilain, intendante de cette mission ;
- Mamelbaye Tomalta, chauffeur au Projet Minier ;
- Mahamat Oueddey, guide à Kouba Olanga ;
- et Mahamat, commerçant de son état, qui avait demandé à bénéficier d'un transport de Faya à N'Djaména.
L'équipe était sur le chemin du retour sans avoir trouvé ce que Michel Brunet cherchait au Tchad depuis l'année précédente, des hominidés. Fort déçu, il était pressé de retourner au Cameroun pour suivre le travail de ses équipes et le montrait sans cesse. Il dut pourtant accepter la proposition d'Alain Beauvilain de se diriger vers les zones fossilifères reconnues l'année précédente afin d'y constater depuis un an le travail des agents de l'érosion, vents et pluies, la saison des pluies 1994 ayant été abondante jusqu'au cœur du désert. Le reste de sa vie en restera définitivement marquée.
C'est alors que, du haut d'un cordon sableux bien marqué (dont le nom, “Goz Kerki”, signifie justement “cordon sableux”) qui limitait voici quelque dix à six mille ans les rivages d'un Mégatchad, le chauffeur du premier véhicule, Alain Beauvilain, aperçoit de loin des masses sombres posées sur des étendues de grès blancs. Celles-ci sont les os fossilisés de gros animaux qui vivaient là voici trois à quatre millions d'années : ancêtres des actuels éléphants, hippopotames, rhinocéros, girafes, chevaux, gazelles, ... mais aussi crocodiles, tortues, poissons, .... Ce nouveau site n'est qu'à quelques centaines de mètres des sites reconnus l'année précédente !
La fin de cet après-midi est consacrée à la collecte des grosses pièces tandis qu'Alain Beauvilain met en place un carroyage. Un fragment de mandibule de cochon donne déjà une première émotion au Professeur Brunet mais ... ce n'est que du cochon... Toutefois c'est un bon indice... d'autant qu'il est in situ.
Fatigués par une longue mission marquée par des violences climatiques, les participants sont enfin heureux de trouver, comme l'année précédente, de belles pièces mais sans plus. La description qui en a été faite onze années plus tard (D'Abel à Toumaï, nomade chercheur d'os, Michel Brunet, Paris, juin 2006, Édition Odile Jacob, pages 55 et 56) est surprenante 'Un jour, en fin d'après-midi, notre géographe assistant technique de coopération à N'Djamena, le logisticien de l'équipe, s'est mis à gesticuler comme un beau diable... Certains chercheurs de fossiles immergés dans un champ fossilifère d'une telle ampleur ont tendance à se comporter comme des gamins lâchés dans un grand jardin bourré d'œufs en chocolat un matin de Pâques'. Description différente également de celle faite En 1998 pour le journal de l'école française de N'Djaména nous étions une classe de gamins dans un champ de champignons. Par cette découverte, le beau diable et les gamins l'ont fait Roi avec Abel et le beau diable l'a fait Empereur avec Toumaï. Quelle reconnaissance d'autant que le beau diable, docteur d'État comme Brunet, et son épouse ont participé aux frais de l'expédition !

Kolpochoerus afarensis (Suidae) mis au jour le 22 janvier 1995 sur le site de KT12. Fossile trouvé exceptionnellement in situ sur le site de KT12. 'Ce n'est que du cochon...' mais sa présence sur un site est souvent annonciateur de la présence d'Hominidés. (photographie Alain Beauvilain, droits réservés).

Tôt le 23 janvier, sous le regard de nomades venus observer les curieuses activités des visiteurs, chacun passe de carré en carré en observant minutieusement chaque élément contrastant avec la surface plus ou moins régulière du sol. Mamelbaye Tomalta, qui était malade, se joint au travail vers 8 heures 45 et presque aussitôt appelle le professeur Brunet pour lui signaler un fossile retourné dans le sable afin que celui-ci achève son dégagement.

Abel sur l'emplacement de sa découverte le 23 janvier 1995 entre 8 h 45 et 9 h. De la mandibule n'apparaissait que la symphyse mandibulaire. Celle-ci était la seule partie soumise à l'érosion tandis que, plongées dans le dépôt sableux, les dents étaient protégées. Michel Brunet entreprend immédiatement de les nettoyer des grains de sable incrustés dans les interstices (photographies Alain Beauvilain, droits réservés).

Une découverte considérable dans l'Histoire des Sciences venait d'être faite : la mise au jour dans les sables du désert tchadien, à plus de 2.500 kilomètres de la plus proche découverte comparable, de la mandibule d'un australopithèque. Dans l'enthousiasme de sa découverte, à peine arrivé à N'Djaména,mandibule en main, Michel Brunet donne une interview de près d'une demi-heure à TéléTchad, la télévision nationale. Quoi de plus normal d'aviser la population tchadienne de la qualité du fossile mis au jour et qui restera à Poitiers jusqu'à ce que le Président Idriss Déby doive aller le chercher lui-même ... en février 2010.

En 1996, deux nouvelles mises au jour viennent enrichir notre connaissance des Australopithecus bahrelgazali : en janvier 1996 au balayage sur ce même site, appelé KT 12, Alain Beauvilain met au jour une prémolaire supérieure appartenant à un second individu de la même espèce ; le 16 janvier 1996 sur le site de KT 13, Mahamat Kasser, ingénieur géologue au Projet Minier, découvre un fragment de maxillaire d'un autre individu.
Il faut ensuite attendre la mission engagée en juillet 2000 par le second directeur du CNAR, Baba El Hadj Mallah, sur financement de la Coopération française, pour que Fanoné Gongdibé, ingénieur à la Direction des Mines et de la Géologie, détaché au CNAR, mette au jour, le 18 juillet 2000, sur un lieu qui deviendra le site de KT 40 la mandibule d'un autre hominidé.

Ces mises au jour ont été réalisées sur les huit kilomètres séparant les sites de KT12 et de KT 40, KT 13 étant entre les deux à 4500 mètres de KT12 et 3500 mètres de KT40. La position topographiques de ces trois sites est quasi identique. Ils sont situés en contrebas du Goz Kerki. KT12 (16° 00' 21"N, 18° 52' 24" E) est immédiatement au pied de ce cordon, KT40 (15° 56' 14" N, 18° 52' 16"E) à une cinquantaine de mètres. KT13 (15° 58' 09" N, 18° 52' 10"E) est à peine plus éloigné mais le fossile a été collecté en surface à environ 200 mètres du cordon (les coordonnées GPS sont celles de l'emplacement des fossiles, déjà indiquées sur les articles scientifiques s'y rapportant. Notons que le report sur Google Earth du lieu de la mise au jour d'Abel, facilement identifiable sur l'image satellitaire, indique un écart de 360 mètres avec la réalité de l'emplacement).

Témoignant de l'opiniâtreté des chercheurs, la première et la troisième mises au jour ont eu lieu alors que la mission était sur le chemin du retour...

La découverte d'Abel affaiblit le scénario baptisé “East side Story” qui limitait les origines de l'humanité à l'Afrique australe et orientale, à l'est de la vallée du Rift. Elle permet la création en 1996 de la Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT), une coopération scientifique entre le Centre National d'Appui à la Recherche (CNAR) et l'Université de N'Djaména, deux organismes du Ministère de l'Enseignement supérieur de la République du Tchad, et l'Université de Poitiers.

Ce fossile a été nommé de manière informelle Abel en hommage à Abel Brillanceau, géologue de l’Ecole nationale supérieure d’ingénieurs de Poitiers et ami proche de Michel Brunet, décédé des suites d’un paludisme résistant le 27 février 1989 sur le tarmac de l’aéroport de Garoua (Cameroun) dans l’avion sanitaire qui aurait dû le ramener en France. Il participait aux missions de terrain du projet PIRCAOC (Programme international de recherches dans le Cénozoïque d'Afrique de l'Ouest et Centrale) dans le bassin de la Bénoué.