Commentaire

Grand Theft Auto

Toutes les routes mènent au crime

(Mais celle de Trevor c'est la mieux)

Grand Theft Auto, c'est des bagnoles, des guns, des sociopathes, et une satire sociale - le tout dans une sandbox open world - un monde dédié à l'égoïsme du joueur, ouvertement dévolu au défouloir. Rockstar pousse la provocation un peu plus loin à chaque nouveau jeu, et ses démêlés avec les censeurs sont toujours un beau coup de pub. Mais en terme de gameplay, n'importe quel studio peut aujourd'hui copier le concept, sommes toutes assez simple. Ce qui rend les GTA uniques, c'est leurs scénarios très intenses.

Pas facile, hein ? Comment donner du sens à ce festival de crashs, de nichons et de fusillades sanglantes ? Rockstar, en somme, ne fait que proposer une histoire très solide, en parallèle du mode sandbox, où le jeu vous prend continuellement par la main en vous disant quoi faire, mais en vendant le truc systématiquement avec une cinématique géniale. Ainsi les missions sont à peine compatibles avec le concept de sandbox, puisque s'éloigner du chemin prescrit provoque aussitôt l'échec, et donc, le scénario et le gameplay manquent de cohésion. Généralement, je ne m'attarde pas sur un GTA une fois que l'histoire est terminée, ce qui signifie que l'effet cathartique ne fonctionne que si le scénario donne une raison à la violence de mon jeu. La sandbox seule, même avec des efforts substantiels pour implémenter des historiettes émergentes comme le besoin de manger, de s'habiller, de dormir, et les commentaires des personnages tentant, parfois vainement, de donner du sens aux actions imprévisibles du joueur, ne suffit pas à donner du sens à l'ensemble du jeu.

Je propose une étude des personnages principaux des deux derniers GTA pour mettre en lumière deux choses :

Un : des histoires très différentes peuvent mener aux mêmes fusillades et apporter des variations vraiment appréciables.

Deux : elles ont quand même des points communs, et certaines sont meilleurs que d'autres par leur originalité ou parce que, tandis que les unes ne donnent du sens qu'aux missions, d'autres parviennent à couvrir l'ensemble du jeu en construisant une logique qui donne du sens aux possibilités offertes par la sandbox.

J'ai conscience que c'est un article long, mais pour ceux qui connaissent bien l'univers de GTA, je propose de sauter directement de caractère gras en caractère gras jusqu'au profil de Trevor.


GTA IV Liberty city, Ballad of Gay Tony, et Lost and Damned

Niko Bellic

C'est un vétéran serbe qui a émigré à Liberty City avec la tête pleine du rêve américain que son cousin mythomane y a mis. Niko ne connaissait même pas l'électricité avant ses douze ans, a tué du monde pendant la guerre, et a continué ensuite en tant que criminel professionnel. Sa principale motivation est de protéger son cousin, qui s'est battu à ses côtés, mais qui est devenu stupidement pacifiste et optimiste pour cacher ses propres traumatismes. Evidement, ça tourne vite à la fusillade.

Niko Bellic réagit comme un traumatisé de guerre et une personne très peu cultivée. Il est extrêmement agressif et hostile, et l'escalade de la violence est fulgurante quand il est dans les parages. Sa représentation du monde n'a rien à voir avec celle des autres personnages, donc il est logique que ses réactions semblent disproportionnées. Son profil est simple, mais très efficace pour un GTA.

Luis Fernando Lopez

C'est un enfant des rues, qui a vendu de la drogue et prit part aux guerres de gangs. Il s'en est néanmoins sorti en travaillant pour Tony, avec qui il a tissé un lien père-fils de substitution. Luis est donc sorti d'une vie de violence, mais y replonge aussitôt que l'histoire commence, alors que Tony rencontre de sérieux problèmes d'argent, simultanément à ses anciens frères de gang qui font appel à son expertise. Ce qui tombe bien, parce qu'il a besoin d'argent rapide et facile.

Luis sait donc lui aussi se battre à cause de son passé. Comme il évolue dans un environnement très huppé, il met la main sur des flingues de luxe. Il est plutôt froid, et n'utilise une violence disproportionnée que parce qu'il sait qu'il doit être celui qui frappe le plus fort. Il préférerait ne pas être impliqué, mais sa loyauté l'y pousse. Du coup, c'est probablement le personnage le moins sandboxable. Cela étant dit, comme c'est un personnage rangé, c'est assez intéressant d'explorer sa vie dans un tel contexte.

Jonathan Klebitz

Vice-président du Lost Motorcycle Club, il a passé ses dernières années à tenter de laver le clan de toute activité illégale, depuis le départ du président Billy Grey en désintox. Celui-ci revient dans la partie afin rétablir un commerce illégal. De plus, Billy est suspectable de racisme, si l'on s'appuie sur certains passages des dialogues, et pourrait bien pousser le bouchon plus loin en whitewashant le club. Le problème devient donc rapidement personnel, car John est juif, et plusieurs de ses potes, noirs.

A nouveau, nous avons un personnage avec un passé violent et un certain talent pour massacrer les gens, forcé de prendre les armes. Pas grand chose d'original à part l'esthétique motard qui exploite de façon rafraîchissante une partie délaissée du gameplay. Le paradoxe moral à base de civis pacem para bellum est peut-être la partie la plus intéressante du personnage, mais finalement assez peu creusée, d'autant que ça ne fonctionne que moyennement dans le monde de GTA - ce qui est un vaste problème puisque presque tous les personnages sont touchés par cette maladie de la moralité. John, qui est le mieux intentionné, le paye d'ailleurs cher.

A ce stade, on le voit : il nous faut différentes origines ethniques, des passés violents pour justifier les skills de tueur en série, un caractère irritable, et de nobles intentions pour le côté tragique. Les personnages de GTA V sont un peu plus développés, notamment grâce à ces micro-cinématiques qui surviennent quand on switche d'un perso à l'autre, décrivant leurs habitudes. Et comme ils se connaissent les uns-les autres, il doivent être écrits intelligemment pour ne pas se ressembler.


GTA V

Franklin Clinton

Franklin ne veut pas prendre part aux combats, mais il est très doué pour se battre, et il comprend qu'il peut faire beaucoup d'argent avec les flingues. Sa tragédie est plus subtile, parce qu'il est coincé dans un monde pauvre et violent, et ne parvient à s'en sortir que grâce à un riche homme blanc : Michael de Santa, qui lui donne des travaux criminels un peu plus professionnels. La critique sociale est très amère. Franklin échappe à la violence des quartiers noirs grâce à la violence de la société blanche. Doit-il haïr ou aimer Michael pour ça ?

J'adore lorsque Rockstar devient vraiment acerbe sur la critique sociale. Hélas, la personnalité de Franklin ne convient pas à la sandbox de GTA, tout simplement parce qu'il tue pour l'argent, alors que l'on gagne très peu d'argent à faire n'importe quoi dans la sandbox. Cela dit, il rattrape un peu le coup avec sa passion pour le luxe et les voitures, ce qui permet quand même de donner du sens au temps qu'on va passer à pimper son perso et à conduire comme un fou. Et puis, il est tellement costaud que ça donne envie de taper des gens au hasard, il faut admettre.

Michael de Santa

C'est un voleur talentueux qui a réussi sa vie : il a de l'argent, des costumes, des crédits à payer, un bateau, une famille, qui le déteste. Le problème, c'est que Michael est un criminel violent, et que sa femme était tombée amoureuse de lui à l'époque où il pratiquait son art. Être un pater familias bedonnant le fait bouillir et le rend vraiment méchant avec ses proches. Il ne peut pas s'empêcher de retourner à la vie criminelle. A la première excuse, il y saute à pieds joints.

Il pourrait être un vrai leader pour le scénario, mais il faut tempérer cet assertion. Il est forcé de retourner à sa vie de gangster à cause d'un gros bonnet à qui il doit de l'argent - à cause de sa famille, pour l'anecdote. Michael adore quand même le métier, et il est très sarcastique et nerveux. Il est donc entre ces personnages qui subissent l'histoire et ceux qui la mènent. Le fait qu'il rechigne tout le temps à passer à l'action alors que le joueur est là pour ça est tout de même ennuyeux.

Trevor Philips

Trevor mène l'histoire. Tandis que les autres personnages cherchent à éviter le conflit, Trevor le devance. Il est comme le méchant des autres jeux, sauf que lui, c'est l'un des héros. C'est exactement ce dont nous avons besoin dans un GTA et, je dirai même plus, dans la fiction en général : un héros qui n'attend pas qu'on vienne le chercher pour agir.

Par exemple, à propos de ce gangster qui force Michael à retourner à la vie criminelle, Trevor, qui devait lui délivrer un paiement, lui coupe l'oreille et kidnappe sa femme, juste parce qu'il s'est "un peu énervé" - ce qui est très créatif en plus d'être efficace. L'histoire change tout à coup de tournure à cause de son tempérament.

Trevor est fou, de sorte qu'il semble que tout peut arriver avec lui. Il est toujours au bord de l'explosion, et sa colère peut à elle seule mener le scénario - et le texte, ainsi que le jeu d'acteur qui l'accompagne et qui livrent le scénario, sont un régal. Il ne peut s'empêcher d'avoir des élans de rage en permanence ; il est si vide en dedans que tout le blesse, il est transgressif et excessif en tout circonstance. Par exemple, lorsqu'il raconte son histoire à propos des raisons qui font qu'il sait piloter les avions, il explique qu'il a intégré l'Air Force pour "peut-être, un jour, lancer la Bombe". Mais il n'a pas passé les examens psychologiques. Voilà, il voudrait juste détruire le monde : peut-on être plus hyperbolique ? C'est par ailleurs le seul personnage de jeu non-pornographique, à ma connaissance, qui a ses couilles modélisées en 3D, et qui les montre à l'écran. (Disclamer: à l'époque de cet article il n'y avait pas Conan Exiles lol.)

Ecrit sur mesure pour GTA

Le gameplay de GTA est l'aboutissement logique du personnage. Il est d'ailleurs comparable au personnage principal de D00M 4 en ce qu'il permet d'apprécier tout le potentiel du gameplay sans prendre le risque de faire quelque chose qui n'a aucun sens : comme il est dingue, tout est logique, car tout sert sa psychose. Le joueur se retrouve sur le même terrain que Trevor en ce que les PNJ sont des objets au même titre que les gens ne sont que des objets pour Trevor. Si l'on y ajoute l'ambition de vivre le rêve américain, alors il colle parfaitement au jeu. Trevor est le. Personnage. De GTA.

Si vous ne jouez pas à GTA mais que l'écriture pour le jeu vidéo vous intéresse, je vous conseille quand même de regarder quelques vidéos de Trevor sur Youtube pour vous faire une idée, vous ne perdrez pas votre temps. Rockstar tenait un truc vraiment pertinent, parce que sa rage est si chaotique qu'il peut déclencher n'importe quel conflit à n'importe quel moment, et il n'a aucune considération pour les êtres humains, ce qui est exactement ce qu'il faut à un gameplay comme celui de GTA. Les missions avec Trevor vont jusqu'à représenter une aventure aussi aléatoire qu'en mode sandbox, harcelant des gens au hasard - à la seule différence qu'il y a un objectif, et que les autres personnages peinent à canalyser Trevor vers sa réalisation. Avec Trevor, la storyline est un open world en soi !

Toutes les scènes avec lui à deux doigts de devenir berserk sont autant d'encouragement pour le joueur à se déchaîner. Attention, GTA, c'est pour des yeux d'adultes.

Trévor gagne parce que c'est un personnage plastique

Tous ces persos sont excellents, mais Trevor a quelque chose en plus. Tandis qu'ils sont tous forcés à agir à cause d'une force extérieure, Trevor est motivé par une force intérieure. Ainsi, il ne fait pas sens que dans les missions et les micro-historiettes émergentes : à travers lui, tout le jeu bénéficie d'un scénario émergent, parce que tout ce qu'il fait dans le jeu a du sens pour lui dans la mesure où il vit pour s'exprimer, de même que le joueur allume le jeu pour s'exprimer.

C'était aussi quelque chose de jouissif avec CJ dans San Andreas. Carl Johnson était un personnage très coloré et cartoonesque dans un monde délirant. Rien ne semblait sérieux, et c'est ce qui faisait de lui un bon personnage de GTA ; la ville était son terrain de jeu. De plus, la possibilité de personnaliser CJ en fait un personnage plastique, car on peut plus facilement s'identifier à lui. Et il est noir ! Dans combien d'autres jeux nous offre-t-on la possibilité de nous identifier si bien à un noir ?

La motivation émotionnelle, qui n'est pas basée sur les faits, est une autre façon de rendre le personnage plastique, parce que les vraies raisons de ses agissements sont à la charge du joueur. L'identification passe par l'interprétation. "Trevor est en colère, peut-être que son père était alcoolique comme le mien ? Il me comprend. Allons brûler des voitures." Bon, on peut gratter quelques explications sur les origines de ses problèmes, mais c'est à la toute fin de l'histoire. C'est peut-être aussi une façon de permettre au joueur de sortir de l'empathie et de mettre fin à la catharsis, ce qui est aussi nécessaire. Cela dit, ça ne résout rien pour Trevor.

Evidemment, je préfère Trevor parce que je suis sensible à sa misère. Mais peut-être que je ne jouerais tout simplement pas à GTA si je n'avais pas quelque frustration à extérioriser en simulant de la violence - et pour ça, il est le meilleur. C'est par ailleurs un des fondements de la méthode d'exégèse qui me reste de mes études : basez votre travail sur vos intuitions, pour la lecture comme pour l'écriture, et essayez de comprendre pourquoi vous avez la sensation que c'est une bonne idée avant de la formuler. Si vous devez retenir un seule chose de cet article, c'est ça. 2ri1 c'est gratuit.

Faire mieux

Ça peut sembler prétentieux, mais c'est un exercice intéressant de se demander comment l'écriture des personnages aurait pu être meilleure. Insister sur certains traits aurait peut-être pu les rendre plus efficaces pour que le joueur s'identifie à eux.

Michael aurait pu tellement s'enthousiasmer de la vie de gangster, en s'appuyant sur son amour du cinéma de genre, qu'il serait devenu une incarnation du fan de GTA. Franklin aurait pu être un homme tellement froid et obsédé par l'argent qu'il serait devenu un avatar du hardcore gamer obsédé par le score. Johnny aurait pu être un white knight tordu qui commettrait des crimes afin éradiquer le crime, et le joueur aurait exploré la face sombre de son sens moral. Luis aurait pu être tellement professionnel qu'il aurait pu mener une vie secrète de tueur à gages psychopathe sans l'assumer, et incarner le besoin d'intimité du joueur. Niko est vraiment pas mal, mais il manque de cet aspect plastique qui caractérise Trevor ; il est un peu moins ludique que lui, mais c'était un choix conscient de Rockstar qui voulait faire de GTA IV un jeu avec une histoire intense et sombre, sacrifiant certains aspects comiques de San Andreas pour leur jeu suivant, ce qui leur a été reproché.

Exagérer est une des clés pour un personnage réussi. Vous devez insister sur ses traits caractéristiques afin de les rendre forts et lisibles, de sorte que le joueur puisse s'imaginer les potentielles réactions des personnages dans toutes les situations, comment l'histoire va évoluer, et ainsi continuer à les faire vivre dans son esprit. Si vous faites passer le gameplay avant le scénario, ce dont je suis plutôt partisan, il sera plus difficile de créer des histoires cohérentes, mais GTA montre que vous avez le champ libre pour inventer !

Enfin, je conclurai en disant que Rockstar, même s'il peint des mondes sans espoir, et donc violents, racistes, sexistes, il suffirait de peut pour faire des personnages drastiquement différents. Par exemple, un GTA avec une femme pour personnage principal ? Piégeux, hein ? Et pourtant, ça paraît obligé. Si le prochain héros de GTA n'est pas une femme, moi je dis, Rockstar n'a pas les couilles.