Écriture 

Utiliser des mots inconnus du lecteur

Pourquoi et comment ne pas s’en priver

Pourquoi ?

Argots, langues étrangères, patois, vocabulaire technique, ancien, rare, ou inventions. Pourquoi truffer son texte de mots que le lecteur pourrait ne pas comprendre ? 

Il y a plusieurs raisons :

1) C’est fun. La littérature est faite de mots, chacun porte une sonorité originale, un rythme, sa propre beauté, sa puissance évocatrice.

2) Les mots inconnus portent l’inconnu, qui est une expérience normale, ordinaire et récurrente de notre existence.

3) Les mots inconnus portent une richesse du fait même qu’ils ne nous appartiennent pas. Ils témoignent d’une diversité de la pensée, de la culture et de l’expérience humaine. Et si un texte sert à retranscrire quelque chose, c’est bien ça.

Le pourquoi est la partie facile. Le choix des mots est l’absolue constante de l’écrivain, qu’il opte pour la plus grande simplicité possible et fidélité au saint Bescherelle, ou qu’il s’adonne au plus foutraque des Carnavals.

Mais comment truffer son texte de mots incompréhensibles ? Comme toujours, tout dépend de l’effet recherché.


Instruire la Langue Française

Évacuons le faux débat d’abord. On veut que le lecteur s’instruise ? La raison la plus terre à terre.  Dans ce cas, on voudra éviter qu’il bute sur l’inconnu, non ? Sauf si vous voulez le dégoûter de vos textes, la seule manière d’instruire sera d’éveiller la curiosité pour un mot qu’il aura compris dans le contexte, sans pour autant le connaître. C’est là tout le paradoxe de la démarche, et dans ce cas, je vous renvoie au 3). Du reste, je dirai simplement que si quelques-uns espèrent que les lecteurs lisent avec un dictionnaire à la main, c’est s’accorder trop d’importance devant le peu temps que les gens de notre époque ont à accorder à l’oisiveté, et l’offre infinie de textes disponibles.


L’accumulation et la perplexité

Voici un cas où peu importe que le lecteur ne comprenne pas. Jouer sur l’inconnu des mots permet d’évacuer le verbe du texte. Le lecteur se concentre alors sur la sonorité, la situation, la mise en scène, le contexte, les autres mots. Par exemple, décrire une forêt en nommant chaque plante par son nom permet de témoigner de la diversité de la nature. 

Un maître en la matière : Rabelais, qui était un spécialiste de ce genre d’exercice. Par exemple, le chapitre 9 de Pantagruel, la rencontre de Panurge, qui s’exprime en une multitude de langues, dont certaines inventées, avant de parler français, produisant un effet comique.


Et, comme il vouloit commencer quelque propos, le compaignon dist : Jam toties vos, per sacra, perque deos deasque omnis obtestatus sum, ut, si qua vos pietas permovet, egestatem meam solaremini, nec hilum proficio clamans et ejulans. Sinite, queso, sinite, viri impii, Quo me fata vocant abire, nec ultra vanis vestris interpellationibus obtundatis, memores veteris illius adagii, quo venter famelicus auriculis carere dicitur.

Dea, mon amy, dist Pantagruel, ne sçavez vous parler Françoys ?

Si faictz tres bien, Seigneur, respondit le compaignon ; Dieu mercy, c'est ma langue naturelle et maternelle, car je suis né et ay esté nourry jeune au jardin de France, c'est Touraine.


La confrontation aux mots inconnus est une expérience humaine répandue, et il est légitime d’en poursuivre l’expérience en littérature. À l’époque de Rabelais, comme dans la nôtre aujourd’hui, la langue est le terrain d’une lutte entre l’oubli et la vivacité. 

Mais le texte doit être clair sur les moments dans lesquels le lecteur doit se sentir autorisé à ne pas comprendre. Les scènes importantes dans l’intrigue, comme une scène d’action ou un dialogue, génèrent de la frustration quand elles sont incompréhensibles. Une scène de description, ou globalement un passage à vocation poétique, ou bien une scène comique où l’incompréhension est l’objet même de la blague, ne posent généralement pas de problème. 

Après, on trouve souvent des lecteurs qui n’aiment pas la friction. C’est ainsi. On ne peut, ni ne devrait plaire à tout le monde. On ne peut guère faire mieux que de se plaire à soi. C’est déjà une tâches quasi impossible.

Bosch, contemporain de Rabelais. L’un comme l’autre se rejoignent dans cette nouvelle utilisation de leur art, en abandonnant partiellement la parabole pour entrer dans l’évocation poétique. C’est une démarche consciente et explicite chez Rabelais, qui explique ses motivations et même les méthodes qu’il recommande dans Gargantua.

On peut aussi mettre des mots inconnus dans toutes les autres scènes grâce à une technique que nous connaissons tous déjà et qui nous occupe une bonne partie de la rédaction : l’implicite.


Suggérer le sens

Afin d’utiliser des mots que le lecteur ne comprendra pas, mais devinera, il faut s’assurer que ce mot ne manquera pas dans le contexte.

Je prends un exemple personnel : je ne connaissais pas le mot « fontes », et c’est Robin Hobb et son traducteur Arnaud Mopusnié-Lampré qui me l’ont enseigné. Ceci n’est pas une citation, mais un pastiche à la va-vite :

Il descendit de cheval et fouilla les fontes de la selle pour en sortir une bouteille d’eau-de-vie.

Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les fontes sont les sacoches de la selle.

Si cette technique est un peu risquée avec un vocabulaire technique précis, puisque le but du vocabulaire technique est d’être précis, elle s’applique aussi bien aux effets de styles basés sur l’argot ou les mots inventés, qui ont, au contraire, le mérite de désigner des choses déjà connues.

Voici un extrait de mon manuscrit actuel :

Plus loin, sous une lueur pâle, un gang de vieux jouait aux dames en se bouffardant des pétards de chanvre, faute de tabac. 

Le terme « bouffarder », à côté du pétard de chanvre, suggère « fumer ». Si toutefois une âme innocente ne connaissait pas le sens de « pétard » ou la fonction du chanvre – remarquons au passage qu’il existe bien des mots qui relèvent d’un langage populaire moderne qu’on sait comprendre – la précision du tabac efface toute possibilité de doute. Le choix des mots raconte beaucoup de choses en peu de temps, et la compréhension est intacte.

Si le sens ici est restitué à la fin de la phrase pour mettre en valeur l’effet évocatoire de « bouffarder » avant même que son sens réel se l’accapare, il est plus sûr de donner d’abord le sens le plus littéral de l’objet pour ensuite le qualifier d’un mot inconnu.

 Et puis, il n’était pas né avec cette gueule de désossé. On aurait dit qu’un toit d’ardoise tout entier lui était passé sur la bobèche. 

À nouveau, notez que le mot « gueule » est déjà figuratif, mais passé dans le langage courant et même le dictionnaire, contrairement à « bobèche ». Mais, utilisé comme un pronom ou un adverbe, tout le monde peut le comprendre, sans connaître ni son sens littéral (une tête de chandelier) ni figuré (une tête de lascar). La phrase n’est en effet pas plus obscure que :

Et puis, il n’était pas né avec cette gueule de désossé. On aurait dit qu’un toit d’ardoise tout entier lui était passé dessus. 

On pourrait même arguer que la seconde est moins précise. 

Enfin, le fait de placer le mot inconnu après une première occurrence normale permet d’apporter une précision descriptive, qui en dit autant sur le narrateur et/ou l’auteur que l’objet de son récit.

En guise de conclusion, je vous passe le dictionnaire d’argot que j’utilise quand le dictionnaire du CNRL et celui de Wikitionnaire me font défaut.