Et, oui, au mitan des années 80, tout paraît neuf. Le CD enterre le vinyle, la télé voit s'ouvrir de nouvelles lucarnes, le ton change. On y devient volontiers cru et insolent. Coluche crée Les Restos du coeur. Et Bernard Tapie vante sur TF1 ses « Ambitions », les audaces économiques de l'entrepreneuriat. Il ne manquait que la pop dynamite des Rita Mitsouko pour signer la bandeson très politiquement incorrect des années Actuel, Radio Nova, Touche pas à mon pote et We Are The World. « Ce sont des ovnis, mais des ovnis complètement de leur époque, explique l'historien de la chanson française et critique Bertrand Dicale. Ils n'auraient pu apparaître qu'à ce moment-là. Ils apportent la destruction des codes qu'on avait justement envie de voir disparaître. A leurs débuts, à la fin des années 70, sous le nom de Sprats, on les voyait comme des martiens. Personne ne les comprenaient, ni les rockeurs ni les punks et encore moins le milieu musical. On entendait des choses très dures comme : "C'est du n'importe quoi, du grand guignol, on dirait Yvette Horner avec une boîte à rythme.» Mais ce grand Guignol là est bourré de références. Et elles ne sont pas à mettre au crédit du rock anglo-saxon que les groupes hexagonaux ont tant cherché à imiter depuis les années 60, mais bien à celui de l'art. Tristan Tzara, Frida Kahlo, le groupe Octobre, le constructivisme, l'expressionisme allemand. Catherine Ringer ne s'en cachait d'ailleurs pas :« on est dans la variété, par réalisme. Groupe de rock, c'est un créneau. Il n'y a pas de place pour tout le monde. Un groupe de rock : Téléphone un groupe de pop : Indochine ; et un groupe de hard : Trust. Enfin, il y a des places à prendre, maintenant... »
RÉVOLUTION STYLISTIQUE
Et ils les ont prises, en étant ce qu'ils voulaient être, de redoutables agents perturbateurs. « Les années 80 ont vu l'émergence d'une synergie entre artistes, un peu à la manière de la Factory d'Andy Warhol dans les années 70, note Alexandre Sap, patron de Rupture, tout à la fois label, magasin de vinyles et agence de communication culturelle, et auteur de La beauté n'est que la promesse du bonheur (Editions Kawa). Ce collectif avant-gardiste, témoin de l'effervescence créatrice des années Mitterrand, est devenu un vrai mouvement populaire. On a assisté à une révolution culturelle, les Rita en ont été un peu les déclencheurs. Ils ont cristallisé le fond et la forme, la substance et le style, car ils n'étaient esclaves d'aucune tendance, d'aucun code. Ils étaient curieux de tous les mélanges possibles et inimaginables. C'est pour cela qu'ils sont toujours aussi modernes aujourd'hui. Vous savez, la modernité n'est pas soumise à un lien de temporalité, mais plutôt à la pertinence des codes utilisés. Les Rita, plutôt que de casser ceux en vigueur, en ont inventé d'autres, les leurs.» Une révolution stylistique. « Oui, ajoute Bertrand Dicale, ils inventent un langage neuf, en convoquant beaucoup d'autres expressions musicales, le rock, le funk, le reggae, l'électro, la pop, le jazz, le hip-hop. Cette langue nouvelle touche tout le monde, toutes les couches sociales. Cela ne s'était pas produit depuis l'arrivée de la grande pop française dans les années 60, avec Jacques Dutronc, Nino Ferrer, Antoine et Polnareff. Quand ils déboulent, Alain Bashung a déjà sorti des disques populaires, mais les Rita vont plus loin. lls font société comme on dit quand on jargonne. Ils habitent le monde ordinaire. » C'est sûr qu'avec leurs mélodies éclectiques transgenres, composées, à leurs débuts, sur un quatre-pistes dans un deux-pièces du 19e arrondissement parisien, la théâtralité et la flamboyance de l'unique singer Ringer et le flegme absolu du dandy virtuose aux airs de marlou Fred Chichin, les Rita ont réussi, en trente ans de carrière et 11 albums, à faire feu de toute créativité. Au point que, même sollicités par les plus intello de nos cinéastes, ils ont réussi à faire partie intégrante de la culture populaire. Même si le père de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard, fasciné - « Ça me fait penser à Cocteau » -, consacre Soigne ta droite, en 1987, à l'enregistrement de leur cultissime deuxième album, The No Comprendo, qui contient trois de leurs titres les plus emblématiques, les Histoire d'A, Andy et C'est comme ça. Même si Agnès Varda illustre de leurs airs plusieurs de ses films, dont Sans toit ni loi ou Kung Fu Master. Même si les plus stylés des créateurs, Jean-Baptiste Mondino, Thierry Mugler, Jean Paul Gaultier ou Agnès b les utilisent. Même s'ils s'amusent de leur image avec l'aide des photographes des stars du rock, Youri Lenquette, Pierre Terrasson ou Renaud Corlouêr, c'est grâce à C'est comme ça, entonné à tue-tête par la famille Groseille dans La vie est un long fleuve tranquille d'Etienne Chatillez ou Marcia Baïla, chanté dans les toilettes des hommes par Catherine Deneuve, le jour du mariage de sa fille, dans Belle-maman de Gabriel Aghion, qu'ils s'affichent comme patrimoine culturel.
Ils sont même devenus les alibis des télé-crochets, puisque chaque participant se doit, pour montrer l'étendue de son coffre, de reprendre à sa sauce un de leurs titres. Mais puissance de voix n'égale pas talent débridé. Celui, tout en finesse, de la gouailleuse Catherine Ringer lui permet de se frotter à l'opéra, au scat comme aux pavés de la chanson réaliste arpentée par Fréhel et Piaf. Elle hoquète, vocalise et jodle comme personne. Pourtant, pour ces enfants de lettrés, rien n'était gagné d'avance. Catherine Ringer, fille d'un peintre et d'une architecte, et Frédéric Chichin, fils d'un peintre et créateur du magazine Miroir du cinéma et d'une costumière de théâtre, se rencontrent, en 1978, à Montreuil, lors d'une répétition de Flash rouge, opéra-rock situationniste de Marc'O. Au bout de quinze jours, ils quittent « cette galère pour faire un groupe de rock ».
LIBERTÉ RADICALE
Au début de leur carrière, leurs apparitions ressemblent plus à des happenings qu'à des concerts. Leurs tenues vestimentaires faites de sacs Félix Potin, de toiles cirées et de nippes chinées chez Guerrisol, bien avant que la troupe des Deschiens n'en fasse leurs tenues de scène, interrogent. Leur folie, leurs attitudes entre provocation et liberté radicale aussi. On raconte même qu'un soir de 1981, au Gibus, sur fond de rifts furieux, Catherine aurait balancé son Tampax dans le public... Ce qu'on ne questionne pas, en revanche, c'est la pertinence de leurs mélodies entre grave et groove. Une chanson, le Petit train, sortie en 1988, résume à elle seule la schizophrénie apatride parfaitement maitrisée des Rita, oscillant en permanence entre fantaisie et tragédie, entre poésie et réalisme. Cet air entraînant, emprunté au prince de la chanson » des années 50 André Claveau, et détourné de son texte original, parle de la déportation, un sujet qui touche personnellement Catherine Ringer. Son père, Sam, peintre, juif polonais, a survécu à neuf camps de concentration avant d'arriver à Paris pour « vivre et donner la vie », comme elle le chante avec pudeur dans C'était un homme, sur Cool frénésie, sorti en 2000. Le clip est à l'image du parti pris artistique des Rita, le décalage permanent. Ils confrontent dans celui du Petit Train la légèreté des comédies musicales de Bollywood à l'art dégénéré banni par les nazis, sur fond de champ de blé, clôturé par des fils de fer barbelé. Les caméléons Rita pratiqueront cet art du décalage tout au long de leur carrière. Collaborant comme bon leur semble, entre autres, avec le jazzman Archie Shepp, le compositeur Pierre Henry, les rappeurs d'Assassin, l'Orchestre Lamoureux, le duo électro-déjanté des Sparks, l'iguane Iggy Pop, le groupe de métal System Of A Down ou Marc Lavoine. Avec humour, sans oeillères et sans retenue. Dans une orgie musicale sans cesse renouvelée. « ils avaient une vision et desambitions artistiques, confie Bertrand Dicale. C'est assez rare. Mais, ce qui l'est encore plus, c'est qu'ils possédaient cette capacité de descendre de vélo pour se regarder pédaler. Ils étaient suffisamment nourris de structuralisme pour pouvoir le faire. Ce n'est pas donné à tout le monde. »
Il y a dix ans, le 28 novembre 2007, à la suite d'un cancer foudroyant, Fred Chichin est parti accorder les guitares célestes. La folle aventure des Rita Mitsouko s'achevait. Mais pas son aura. «Avec Fred Chichin, les mots diversité" et "variété" prenaient tout leurs sens. Il était réellement ouvert à toutes les influences musicales, à toutes les cultures, à toutes les traditions. Il savait merveilleusement les faire dialoguer pour les adapter au mieux à la fantaisie, à l'humour, au nonconformisme des Rita Mitsouko », saluait la ministre de la Culture Christine Albanel. L'écho de ce dialogue sonique, de ce lien musical accordant le coeur des français continue de hanter nos mémoires. Il nous donne toujours envie de chanter à tue-tête des choses parfois graves sur des rythmes faussement légers. Des airs lumineux et chamboule-tout dont aurait cruellement besoin cette époque, au bord du gouffre, où « y a d'la haine ». « C'est comme ça. Ah, la la la la... »
source: Marianne 18/08/2017 p60 Myriam Perfeti
Les Rita Mitsouko, c'était elle et Fred Chichin (°1954 +2007)
DYNAMITEURS de VIE
Question de timing ? Le duo au look déjanté, qui quelques années auparavant s'était essayé au rock, déboule au milieu des années 80 sur le créneau de la pop en en pulvérisant toutes les références existantes. Et c'est comme si tout le monde n'attendait qu'eux. En1985, une chanson de cinq minutes et trente secondes commence à tourner sur les playlists des radios libérées par le septennat de François Mitterrand. Il y est question de « jambes aiguisées comme des couperets », de danseur « dans le satin, la rayonne, le polystyrène expansé ». On ne sait pas trop bien... Certains s'interrogent : « C'est une langue étrangère ?» ; « Mais qui l'a tuée, Mattias ? »... Peu importe : les paroles de cette novlangue mambo-rock, la vigueur de l'interprétation, l'air caliente et le son détonnant emporte tout sur son passage. Ce morceau, Marcia Baïla, Virgin, le tout nouveau et rebelle label musical initié à Londres par Richard Branson, et porté en France par Patrick Zelnik et son directeur artistique, Philippe Constantin, ne l'a pas choisi comme single du premier album du duo parisien Rita Mitsouko. Mais les auditeurs, eux, le réclament. Et les téléspectateurs de la toute nouvelle chaîne TV6 le plébiscitent. C'est au printemps que le tsunami Marcia Baila déferle sur l'Hexagone, relayé par le « Top 50 » de la première chaîne payante hexagonale, Canal +. Sa principale rivale sur les ondes cryptées n'est rien de moins que le légendaire Kiss de Prince. En pleine période estivale, la France des campings et celle de Saint-Germain- des-Prés l'entonnent enfin de concert, roulant joyeusement des yeux et des r. Plus de 1 million d'exemplaires de cette oraison funèbre à la mémoire de la chorégraphe argentine Marcia Moretto, emportée par un cancer à l'âge de 32 ans, seront vendus. Le titre battra même le record de la chanson la plus diffusée sur les ondes. Et le clip, signé Philippe Gautier, en partie sponsorisé par la RATP, entrera par la grande porte du MoMa, le musée d'Art moderne de New York. Il faut dire qu'on y voit la chanteuse, sanglée dans la robe corset d'un jeune créateur devenu icône de la mode, Jean Paul Gaultier, évoluer au milieu des décors d'artistes du mouvement la Figuration libre, Hervé Di Rosa, Robert Combas ou Ricardo Mosner...
DES OVNIS DE LEUR ÉPOQUE
L'histoire de ce hold-up populaire et sonique perpétré par un couple fusionnel, à la ville comme à la scène, Fred Chichin et Catherine Ringer, résume à lui seul l'effet dynamiteur du duo baroque. Ces deux-là se sont ingéniés à casser tous les moules de la chanson, du rock ou du rap. Avec eux, finies les classifications et les étiquettes, tout est dans tout et inversement. Et ils s'y emploient tout seuls, maîtrisant toutes les étapes de la conception à la réalisation de leurs disques. Non content de faire se télescoper la fine fleur de l'avant-garde et de la pop dansante, Les Rita Mitsouko, ainsi baptisé en hommage à l'actrice Rita Hayworth, à l'effeuilleuse Rite Renoir et au parfum Mitsouko de Guerlain, vont tout bousculer sur leur passage. Du rock postpubère de Téléphone à la pop classieuse d'Etienne Daho en passant par le métissage latino de la Mano Negra, du granirofflanateur du grand ordonnateur de élégances musicales, Serge Gainsbourg. Une altercation cathodique désormais fameuse, sur le plateau de « Mon Zénith à moi » de Michel Denisot, en 1986, entre Catherine Ringer, à qui il manque une dent de devant, et le créateur de Je t'aime moi non plus, atteste d'ailleurs du passage de relais entre l'Ancien révéré et les décapants Modernes. « Vous êtes une pute et une salope », balance Gainsbarre à Catherine Ringer, en référence à son passé d'actrice de X. Sans se démonter, l'irrévérencieuse finit par lui lâcher un furieux :« Mais c'est ça, l'aventure moderne, on peut aussi faire des choses dégueulasses. Et puis, c'est vous qui êtes le dégueulasse » Fermez le ban. Pas rancunière, elle lui offrira, en 1993, une version magistrale, aux cris si suggestifs, de son Hôtel particulier.