1. Rappel de quelques notions essentielles de criticité
Ce chapitre permet de rassembler enfin les différentes pièces du puzzle qu'est ce cours. Après avoir défini proprement l'approximation de la diffusion et étudié en détail le ralentissement des neutrons, il ne nous reste plus en effet qu'à utiliser l'équation de la diffusion pour le "calcul" d'un cœur (modélisé en accord avec les conditions de validité de la diffusion, i.e. comme un ensemble de grandes zones homogènes). Un des principaux intérêts de l'approximation de la diffusion est de permettre la résolution d'un calcul à la main, à condition que le modèle soit suffisamment simple. Prenons donc pour commencer le cas d'une zone homogène unique, caractérisée par quelques sections efficaces macroscopiques à un groupe d'énergie. Pour qu'un tel système de taille finie puisse être critique, il faut bien entendu que le facteur de multiplication (infini) de cette zone soit > 1. Chaque fission produisant en moyenne un peu plus de deux neutrons, un équilibre neutronique peut alors être atteint. Ca commence toujours par une première fission ...
... qui en induit (en moyenne) une autre, jusqu'à atteindre un nombre de générations très grand, théoriquement infini à la criticité.
Le facteur de multiplication effectif (noté keff), tenant compte des fuites, est le facteur unique qui caractérise l'ensemble du système et quantifie la façon dont le processus de réaction en chaîne s'auto-entretient. On définit aussi, pour une utilisation hors-équilibre (en cinétique), la réactivité comme l'écart relatif du keff à 1. La fameuse "formule des 4 facteurs" du facteur de multiplication infini (ou des 6 de l'effectif, incluant la probabilité de non-fuite des neutrons rapides et celle des thermiques, cf. figure ci-dessous) n'a rien de fondamentale : ce n'est qu'une factorisation possible (parmi d'autres). Elle a toutefois l'avantage d'être pédagogique, en proposant une vision chronologique et probabiliste de la vie et de la régénération (par l'enchaînement des fissions) des neutrons dans un cœur de réacteur nucléaire.
En outre, une application utile de cette formule est la recherche de l'optimum de modération d'un cœur de réacteur à spectre thermique ou épithermique, qui est le Rapport de Modération (RM, rapport du volume de modérateur sur celui de combustible) correspondant à la valeur maximale du facteur de multiplication infini et ne dépendant pratiquement que du facteur anti-trappe p (resonance escape probability) et du facteur d'utilisation thermique f (proportion des absorptions thermiques dans le combustible). Comme le décrit la figure ci-dessous (tirée du Précis de Neutronique de P. Reuss), l'optimum de modération pour un REP lorsqu'il n'y a pas de bore dans l'eau (0 ppm) est de 4 environ : il correspond au maximum du produit pf. Logiquement, p augmente avec le RM (puisque plus il y a d'eau et plus les absorptions de neutrons en ralentissement par les résonances du combustible sont rares) tandis que f diminue avec le RM (puisque plus il y a d'eau et plus les absorptions de neutrons thermiques par le combustible sont rares également). Il faut donc une proportion d'eau ni trop petite (pour ne pas trop réduire p), ni trop grande (pour ne pas trop réduire f). Avec une concentration élevée de bore (1000 ppm), typique d'un début de cycle, f diminue plus rapidement avec RM et l'optimum de modération diminue jusqu'à un peu plus de 2.
L'optimum de modération (valeur du Rapport de Modération maximisant pf donc le facteur de multiplication infini) est fortement impacté par le bore soluble utilisé dans l'eau d'un REP pour la gestion de sa réactivité. Pour garantir un coefficient de température du caloporteur négatif à tout moment du cycle, on choisit un RM de 2 environ.
On ne peut évidemment pas modifier le RM en cours de fonctionnement : il faut choisir une valeur fixe. C'est la sûreté qui tranche, en imposant à tout moment du cycle que le coefficient de température du caloporteur dρ/dTeau soit négatif : une augmentation de la température de l'eau doit entraîner une diminution du keff et donc de la réactivité ρ = (keff - 1)/keff qui est le paramètre naturel de la cinétique (alors que keff est une valeur propre réservée à l'équilibre, comme nous l'avons déjà vu et allons le préciser). Seul un RM de 2 environ, légèrement inférieur à la valeur minimale de l'optimum de modération (réalisée en début de cycle, à la concentration maximale de bore) peut convenir et a effectivement été choisi. Un RM supérieur (de 3 par exemple) serait au-dessus de sa valeur optimale en début de cycle (courbe pf pour 1000 ppm de la figure ci-dessus). Une augmentation de Teau à ce moment-là provoquerait alors la dilatation de l'eau (à proportion volumique inchangée). Cela est neutroniquement équivalent à la situation fictive où le RM diminue tandis que l'eau conserve sa densité nominale (utilisée pour obtenir la courbe d'optimum de modération). Par simple lecture de cette courbe, on peut donc en déduire dans ce cas une augmentation du produit pf et du keff : le coefficient dρ/dTeau serait positif ce qui n'est pas acceptable en termes d'auto-stabilité de la réaction en chaîne. Il faut donc que le cœur soit toujours sous-modéré, ce qu'on assure en prenant un RM de 2 environ. C'est cette même contrainte qui impose qu'un cycle ne dure qu'un an. Pour allonger cette durée, il faudrait augmenter la concentration initiale de bore, ce qui rendrait dρ/dTeau positif (à moins de sous-modérer encore un peu plus le cœur ... au prix d'une réduction de la réserve de réactivité et donc de la durée du cycle).
2. Premier exemple d'un calcul typique de système critique, en deux temps
Par "calcul" d'un cœur, on entend l'établissement de l'expression complète du flux (en tout point du cœur) d'abord, et de la condition critique (reliant tous les paramètres, aussi bien matériels que géométriques) ensuite. Déjà évoquée précédemment, la dualité essentielle entre matière et géométrie nous suggère une méthode très générale en deux temps pour effectuer ce calcul :
- d'abord l'utilisation des données de diffusion (purement matérielles) pour établir l'expression du flux à partir de l'équation de la diffusion,
- ensuite la prise en compte de toutes les conditions géométriques pour établir la condition critique.
L'expression du flux et la condition critique d'un système de zones homogènes résultent à la fois de sa composition (via le Laplacien, également appelé "Laplacien matière" ou "Buckling") et de sa géométrie (via l'ensemble des conditions géométriques, incluant non seulement celles aux limites mais aussi comme on le verra au chapitre suivant celles à toutes les éventuelles interfaces entre zones).
Le régime dit de "criticité" est un équilibre entre la production des neutrons de fission et leur disparition par absorption (caractéristique matérielle) mais aussi par sortie du système (caractéristique géométrique). La seule contrainte de criticité ne suffit donc pas à fixer un niveau de flux particulier : elle se contente d'imposer l'égalité du taux de production et du taux de disparition des neutrons. C'est pourquoi, sous cette seule contrainte, le flux est obtenu à un facteur multiplicatif près. Cette indétermination ne peut être levée qu'en ajoutant une contrainte fixant le niveau du flux, comme par exemple la puissance totale (ou la puissance volumique) du système.
Dans l'exemple très simple d'une boule (zone homogène sphérique) traité en cours, la condition critique obtenue s'écrit comme l'égalité du laplacien matière (kinf - 1)/M2 à [π/(rc + d)]2 appelé laplacien géométrique et noté Bg2, avec rc le rayon critique de la sphère et d la distance extrapolée d'annulation du flux. Plus généralement, pour tout système à zone homogène unique, la condition critique s'écrit comme l'égalité du laplacien matière et du laplacien géométrique (dont l'expression dépend de la forme du système : sphérique, plan ou cylindrique ... cf. Chap. 9).
Bien évidemment, la condition critique obtenue est équivalente à keff = 1. On en déduit facilement l'expression de la probabilité de non-fuite à un groupe d'énergie PNL = 1/(1+ M2 Bg2) qui peut d'ailleurs se généraliser à 2 groupes d'énergie en écrivant l'équation de la diffusion pour le flux Φth des seuls neutrons thermiques, à l'aide du chapitre 7 qui nous permet d'exprimer leur taux volumique de production Sth = νΣf,thΦth exp(-Bg2 Lral2) où Lral est la longueur de ralentissement (ce faisant l'absorption des neutrons en ralentissement est négligée, seule leur fuite est prise en compte).On en déduit que PNL = exp(-Bg2 Lral2)/(1+Bg2 Ldif2) où Ldif est la longueur de diffusion, ce qui revient lorsque Lral2 << 1/Bg2 (cœur de grand volume, aux fuites limitées) à l'expression précédente établie à un groupe d'énergie (sachant que M2 = Lral2 + Ldif2).
Souvent, à géométrie imposée, les données de diffusion fournies (sections efficaces macroscopiques, coefficient de diffusion, ...) ne garantissent pas l'équilibre parfait du système (i.e. ne correspondent pas à l'exacte criticité avec un keff rigoureusement égal à l'unité). Dans ce cas, on se ramène au "Réacteur Critique Associé" (RCA) : c'est un système qui a la même géométrie et dont seul le rendement de fission ν est modifié (divisé par keff) de façon à forcer un équilibre parfait (ne serait-ce que pour la cohérence du calcul d'un système critique, qui ne peut se faire en toute rigueur qu'à l'équilibre). Mais au-delà de la simple précaution de principe qu'on vient d'évoquer, cette astuce (également appelée "Correction de Criticité") est vraiment utile dans deux situations pratiques :
- Dans le cas du calcul, par des méthodes numériques (d'intégration des équations dépendant du temps), d'un transitoire cinétique. Dans ce cas, on veut que le système initialement à l'équilibre y reste effectivement tant que la perturbation (e.g. une remontée des barres de contrôle) n'est pas encore active. Sur un autre système que le RCA (dont les données ne seraient pas ajustées, via le rendement de fission, pour assurer un équilibre parfait), la simulation conduirait à une évolution au cours du temps (du fait d'un keff légèrement différent de 1), et ce avant même la perturbation censée provoquer le transitoire étudié.
- Dans le cas du calcul analytique simple (qui nous concerne plus directement dans ce cours) d'un keff qui n'est pas égal à 1 (cf. par exemple la partie B du TD3 en bas de cette page). En écrivant la condition critique du RCA (faisant intervenir le keff recherché via le rendement de fission qui ne vaut pas ν mais ν divisé par keff), on peut simplement en déduire la valeur recherchée du keff (différente de 1) du système réel.
Quelques considérations et ordres de grandeur sur les bombes à fission, pour compléter ce qui a été dit rapidement à propos de notre premier exemple de calcul critique (boule de Pu-239, densité 20 g/cc).
Un exemple particulier de recherche de (sur-)criticité dans un système à zone homogène unique est une bombe à fission (cf. ci-dessus). Cela explique que les recherches sur ces engins explosifs pendant la seconde guerre mondiale aient été menées en lien étroit avec les débuts de la physique nucléaire et de la physique des réacteurs. Du point de vue de leurs conceptions respectives, engin explosif et réacteur électrogène sont cependant extrêmement différents (différence mal comprise par les physiciens allemands pendant la seconde guerre mondiale comme l'explique cet article paru récemment dans la revue Pour La Science). Il est intéressant de lire sur le même sujet "The Making of The Atomic Bomb", dont voici une sélection des meilleurs passages (entre 1932 et 1945). Notons que dans ce contexte international, la contribution française (surtout à la physique des réacteurs, avec plusieurs brevets déposés dès 1939 par le CNRS) fut précoce et remarquable.
"H. et K. sont passés en Angleterre avec le glouglou."
Télégramme de F. Joliot à P. Langevin, à propos de H. Halban et L. Kowarski
chargés d'évacuer leur stock d'eau lourde (200 kg) en Angleterre (juin 1940).
Le TD3 (énoncé ci-dessous) va vous guider dans le calcul d'un système de forme sphérique, d'abord sans réflecteur (comme déjà vu en cours). La partie A consiste en le calcul complet du système critique, valeur du rayon critique incluse. La partie B exploite la notion de RCA (Réacteur Critique Associé) pour évaluer la valeur du keff (différente de 1) d'une version sous-critique du système. La partie C étudie une version réfléchie du système, et ne sera corrigée qu'après le chapitre suivant (ce qui ne vous empêche absolument pas, bien au contraire, de la préparer en utilisant les conditions géométriques déjà vues au chapitre 4).