1. Quelles inconnues pour quelles équations ?
L'équation complète du transport a l'air complexe, mais décrite progressivement elle ne pose aucune difficulté particulière. Le seul vrai problème est celui de sa résolution, qui nécessite de multiples discrétisations (en temps, en espace, en énergie et enfin en angle pour la direction de propagation des neutrons). L'approximation de la diffusion permet d'éviter cette résolution numérique relativement lourde, au prix d'une validité restreinte par des hypothèses simplificatrices : la diffusion ne permet qu'un calcul approximatif, sous certaines conditions à vérifier, de systèmes simples.
C'est néanmoins un outil extrêmement pratique et utilisé le plus souvent en complémentarité avec le transport (par exemple dans le schéma de calcul industriel dit "transport-diffusion"). Dans ce schéma, le calcul des sections efficaces moyennes des zones homogénéisées pour la diffusion se fait à partir d'un calcul détaillé en transport. Ci-dessous, une telle description, assemblage par assemblage, pour un (quart de) coeur de REP (benchmark d'éjection de grappe, Purdue University, 2007). Ce genre de modèle en diffusion peut paraître très simple (à la limite du Lego), mais il faut bien comprendre que les quelques données de diffusion par assemblage doivent être calculées au préalable (en transport) et surtout recalculées chaque fois qu'un paramètre change (taux de combustion également appelé "burnup", concentration en bore dans le cas d'un REP, températures du combustible et du modérateur, ...).
Au-delà de cette simple complémentarité entre transport et diffusion, c'est essentiellement dans la maîtrise de l'approximation de la diffusion que réside la différence entre le mauvais et le bon neutronicien (qui s'en servira efficacement pour anticiper ou vérifier un résultat issu d'un calcul plus complexe en transport).
Un bel exemple d'une telle maîtrise, qui a été traité par Neutronique en Clips en 2018, est celui de l'article publié en 1952 par Fermi pour résumer ses calculs de dimensionnement de CP1 (Chicago Pile 1, le tout premier réacteur nucléaire de fission conçu par l'homme, critique en 1942).Malgré une forme géométrique assez complexe imposée par les problèmes d'approvisionnement en uranium, Fermi réussit à l'aide de simples calculs en diffusion à prédire sa divergence avec une précision plus que satisfaisante et à démontrer ainsi la faisabilité de la réaction en chaîne.
2. En route vers la diffusion : de l'équation du transport complète à une version très simplifiée
Le terme de gauche de l’équation du transport donne à un instant t la variation en cm-3.s-1.sr-1.eV-1 du nombre de neutrons qu’il y a (dans 1 cm³) autour d’une position r, (dans 1 stéradian) autour d’une direction de propagation Ω et (dans 1 eV) autour d’une énergie E. Cette variation plusieurs fois différentielle est donnée par la somme des quatre termes principaux qui composent le terme de droite de la même équation.
Le premier de ces quatre termes, noté δe (e pour escape), traduit l’apport (ou la perte, si négatif) de neutrons par déplacement dans le (ou hors du) cm³ considéré. Il s’obtient à partir du produit scalaire de la densité de courant et du vecteur élémentaire de surface, intégré sur toute la surface du volume étudié. On remplace cette intégrale surfacique par l’intégrale volumique de la divergence. Cette dernière peut être considérée constante sur le volume élémentaire, et on se ramène finalement à l’unité de volume pour obtenir l’expression détaillée de δe (cf. liste ci-dessous).
Expression de chacun des termes δ (en cm-3.s-1.sr-1.eV-1) de l’équation la plus détaillée du transport, avant simplification.
Les trois autres termes notés δt, δs et δf (t pour total, s pour scattering et f pour fission) ajoutent respectivement :
- la contribution totale des réactions d’absorption (disparition pure et simple des neutrons) et de diffusion hors du volume élémentaire étudié,
- la contribution de l’apport par diffusion de neutrons ayant les valeurs imposées pour la direction de propagation et l’énergie (au stéradian et à l’eV près),
- la contribution de la production de neutrons par fission, dont on ne prend que la part qui se propage dans la bonne direction (le facteur 1/4π traduisant leur isotropie) et qui a la bonne énergie (à l’aide de la densité énergétique de production χ(E)).
Commençons par rendre l’équation du transport stationnaire en supposant que l’équilibre est parfait, ce qui annule le terme de gauche de l’équation du transport et supprime toutes ses dépendances temporelles. En pratique, cela s’obtient aisément en divisant le rendement de fission ν par le facteur de multiplication keff : on dit alors qu’on se ramène au réacteur critique associé. Ce statut de facteur correctif forçant l’équilibre est à la base d’une autre définition de keff (associée à la notion de valeur propre du système). Dans toute la suite, on suppose pour alléger les notations que keff = 1 (rendant ainsi cette correction invisible). Ceux qui voudraient en savoir un peu plus sur le principe du petit calcul Monte Carlo d'un keff (projet de programmation 1A évoqué en cours), vous pouvez consulter sa description via ce lien.
La simplification suivante consiste à se débarrasser de la dépendance spatiale de toutes les sections efficaces. Le système décrit par l’équation se ramène alors à une grande zone homogène unique (en plus d’être critique). Nous verrons plus loin en quoi consiste la technique d’homogénéisation qui peut garantir l’équivalence de cette description avec sa version initiale, la plus détaillée.
La troisième étape simplificatrice consiste à renoncer à toutes les densités énergétiques (courant, flux, section efficace de diffusion du terme δs) en les intégrant sur le spectre complet, ramenant ainsi au cm-3.s-1.sr-1 la dimension de chaque terme. Du fait de la normalisation choisie, la densité énergétique χ(E) de production des neutrons de fission est simplement remplacée par 1. Après ces trois simplifications, chaque δ (cm-3.s-1.sr-1.eV-1) de la figure précédente devient un Δ (cm-3.s-1.sr-1) dont l’expression, préservant toujours le détail angulaire (c’est l’apanage, rappelons-le, du transport), est fournie par la nouvelle liste ci-dessous. Comme aucune hypothèse n’a encore été ajoutée à propos de la dépendance angulaire du flux à ce niveau, on peut qualifier d’anisotrope (comme l’est la diffusion en général) la forme simplifiée de l’équation du transport ainsi obtenue.
Expression des termes simplifiés Δ (cm-3.s-1.sr-1) de la forme anisotrope la plus simple de l’équation du transport.
L'équation du transport, terme à terme au tableau : d'abord la comprendre (ligne du dessus), puis la simplifier (ligne du dessous).
Dans l’optique alléchante d’accéder à une forme encore plus simple qu’on puisse résoudre analytiquement, faisons à présent l’hypothèse d’une diffusion isotrope (qui n'est valable que dans le cas d’un modérateur lourd, tandis que pour un modérateur léger - de masse pas trop élevée devant celle d'un neutron - la diffusion est anisotrope : elle se fait préférentiellement vers l'avant, comme au billard ou à la pétanque). Chaque terme Δ devient le Δiso correspondant (toujours en cm-3.s-1.sr-1) donné par la figure ci-dessous. Pour alléger les notations, la dernière dépendance (spatiale, du flux) bien évidemment conservée (c'est elle qu'on obtiendra en résolvant l'équation simplifiée recherchée pour l'instant) est sous-entendue dans toute la suite. Notez que dans ce cas monocinétique (on parle d’un seul groupe d’énergie), la réaction de diffusion n’intervient plus dans le bilan final (obtenu après simplification par 4π et dont chaque terme s’exprime simplement en cm-3.s-1).
Les termes simplifiés Δiso (cm-3.s-1.sr-1) menant à la forme la plus simple (juste en dessous) de l’équation du transport qui suppose l’isotropie de la diffusion. Les termes de ce bilan sont en cm-3.s-1 et la dépendance spatiale est sous-entendue.
La vidéo ci-dessous résume l'ensemble de cette démarche de simplification progressive du transport en diffusion. Cette dernière se termine par l'hypothèse d'isotropie de la diffusion (fausse dans le cas le plus général où elle se fait sur des noyaux légers). On se ramène alors à la forme la plus simple de l'équation du transport (pour ne pas dire simpliste car elle est alors restreinte au cas très particulier de la diffusion isotrope, propre aux seuls modérateurs lourds), dans laquelle toutes les inconnues sont scalaires et sans dépendance angulaire. Toutes ? Non ! Un dernier vecteur résiste : le courant (intégré sur toutes les directions de propagation), qui contient pour tout point de l'espace la direction de propagation moyenne des neutrons en ce point.
C'est l'objet du chapitre suivant (et de la loi de Fick pour commencer) que de se débarrasser de ce dernier empêcheur de calculer simplement qu'est le courant (car contenant encore un peu de détail angulaire, via la direction moyenne qu'il indique). Cette "loi de Fick", qui plutôt qu'une loi est en fait une approximation-correction, contient non seulement l'approximation diffusive à proprement parler (fréquente en physique : cf. loi de Fourier en thermique, loi d'Ohm en électricité, ...) mais aussi une "correction de transport" permettant de rectifier le tir à propos de l'hypothèse trop forte d'isotropie précédemment commise. Cette dernière étape transforme l'équation du transport (seule équation traitée dans ce chapitre, depuis sa forme complète jusqu'à une forme très simplifiée) en équation de la diffusion (qui ne sera abordée en détail - et utilisée ! - que dans le chapitre suivant).
Vidéo réalisée au LPSC (bureau 222) avec du matériel de pointe