In principio erat fissio : au commencement (de la physique des réacteurs) était la fission. C'est en effet sa découverte fin 1938, en s'appuyant sur la physique nucléaire et les premières bases de la physique neutronique, qui aboutit en quelques années à ce qu'on appelle alors la "théorie de la réaction en chaîne". L'objectif de ce chapitre est de se remettre en tête les notions essentielles de cette théorie, d'abord à l'équilibre (car c'est le sujet central de ce cours de physique neutronique). En particulier du point de vue de l'histoire typique d'un neutron de fission dans un tel système à l'équilibre, et en insistant sur le rôle important joué par le ralentissement. On pourra alors évoquer quelques aspects du comportement du cœur lors d'un transitoire (i.e. le passage d'un équilibre initial à un autre équilibre). Pour montrer à quel point ces notions sont nées avec l'énergie nucléaire de fission, quelques exemples historiques sont donnés (à explorer au gré de votre curiosité).
1. Notions autour de l'équilibre neutronique
Le "but du jeu" pour un réacteur nucléaire de puissance consiste à extraire de son combustible le plus d'énergie de fission possible, autrement dit de faire en sorte que la réaction en chaîne s'auto-entretienne longtemps (avec une valeur élevée de la puissance dégagée bien sûr). Le régime d'équilibre neutronique est caractérisé par l'égalité à 1 du facteur de multiplication (des fissions ou des neutrons de fission ce qui revient au même) noté k (keff en comptant les fuites, kinf sans fuite, le rapport entre les deux étant la "probabilité de non-fuite" i.e. la probabilité qu'un neutron disparaisse par absorption plutôt qu'en sortant du cœur).
Ce keff peut être décomposé en plusieurs facteurs (6 en tout avec les probabilités de non-fuite des neutrons rapides et des neutrons ralentis). Permettant de mieux comprendre les grandes étapes de la vie d'un neutron de réacteur modéré (i.e. dont les neutrons sont ralentis afin d'optimiser l'utilisation de la partie fissile du combustible), une telle décomposition est avant tout pédagogique. Elle permet aussi de comprendre (via les variations des facteurs anti-trappe p et d'utilisation thermique f) l'existence d'un optimum de modération (i.e. d'un rapport des proportions volumiques modérateur sur combustible qui maximise kinf) ainsi que l'impact du bore (utilisé comme poison soluble pour maintenir la criticité pendant un an en REP).
Trouvez les inexactitudes commises par Hergé (Objectif Lune, 1953)
Pour faire le point sur tout cela, je vous suggère la lecture de cette tentative d'explication la plus simple possible du rôle décisif joué par l'eau lourde pendant la seconde guerre mondiale. On retrouve ici la même idée d'une décomposition de l'histoire des neutrons entre une phase de ralentissement (souhaité autant dans le modérateur que possible) et une phase d'utilisation thermique (optimale dans le combustible) que dans la "formule des 4 (ou 6) facteurs" évoquée ci-dessus.
2. Notions de fonctionnement transitoire (cinétique)
Pour compléter votre compréhension de l'équilibre neutronique et mieux appréhender les principes de fonctionnement d'un réacteur nucléaire, allez lire (ou relire) dans la bibliographie proposée quelques notions élémentaires de cinétique dont les équations plus ou moins détaillées (locales ou "ponctuelles") régissent l'évolution des concentrations de neutrons prompts et retardés ainsi que des PF précurseurs de ces derniers au cours du temps. Dans ces équations, le paramètre naturel n'est plus keff comme à l'équilibre, mais la réactivité (qui n'est autre que son écart relatif à 1).
Insistons ici simplement sur deux effets essentiels dans les réacteurs électrogènes actuels : celui des neutrons retardés (qui rend la réaction en chaîne moins nerveuse, plus contrôlable) et celui des contre-réactions thermiques (qui rendent la réaction en chaîne auto-stable). Dans un réacteur expérimental de très faible puissance, comme par exemple CP1 (Chicago Pile 1, le tout premier réacteur à atteindre la criticité en décembre 1942 sous la direction de Fermi avec une puissance totale de l'ordre du W), le combustible reste à température ambiante (cf. ci-dessous, avec les sous-titres si besoin).
Dans ce cas particulier, le cœur peut être légèrement sous-critique (resp. sur-critique) et voir ainsi sa puissance diminuer (resp. augmenter) lentement : de temps en temps, les opérateurs réajustent son keff en retirant (resp. insérant) une barre absorbante (par exemple en cadmium). La sûreté est alors garantie par la seule inertie apportée par la (pourtant) faible proportion des neutrons retardés (moins de 1% de tous les neutrons produits par fission). Le délai moyen à l'émission de ces neutrons retardés (par les PF dits "précurseurs") est en effet très long (environ 10 s) en comparaison de la durée de vie moyenne des neutrons (prompts ou retardés) une fois émis dans le cœur (i.e. avant leur absorption ou leur fuite).
Lorsque le premier réacteur de puissance est démarré en 1944 à Hanford (au Nord-Ouest des Etats-Unis) dans le but de produire du plutonium, les physiciens savent qu'à l'inertie apportée par les neutrons retardés va s'ajouter la stabilité garantie par les contre-réactions thermiques (et en particulier celle du combustible qui, via l'effet Doppler entre neutrons et noyaux cibles d'uranium et la diminution consécutive de l'autoprotection des résonances, conduit finalement à une augmentation majoritaire du taux de capture et donc à une diminution de la réactivité). Un autre effet, qui appartient plus à la "dynamique" des réacteurs qu'à leur cinétique (avec un temps caractéristique de l'ordre de l'heure au lieu de la fraction de seconde), a par contre été à cette occasion découvert de façon complètement inattendue : il s'agit de l'effet Xénon, causé par le Xe-135 (PF dont la concentration se met à l'équilibre en quelques heures et qui possède une très grande section efficace de capture, suffisante pour rendre le cœur sous-critique peu de temps après sa divergence). Vous pouvez lire à ce sujet ce court extrait (en VO) du passionnant Making Of The Atomic Bomb (Rhodes, 1986).
Photos (dont un selfie de fan) d'une visite en 2018 (au CEA de Fontenay-aux-roses)
Pour terminer ce survol (rapide mais avec beaucoup de pistes de lecture suggérées) des pré-requis de physique nucléaire et de physique des réacteurs essentiels à notre approche simplifiée de la physique neutronique, revenons en France où en 1948 a divergé Zoé (le tout premier réacteur européen). Contrairement aux exemples précédents, la criticité n'a pas été atteinte via le retrait de barres absorbantes mais via le remplissage progressif de sa cuve avec de l'eau lourde (modératrice) jusqu'à une hauteur qualifiée de critique. Sa visite virtuelle accessible ici permet notamment de voir, au-dessus de la salle de pilotage, la seconde cuve d'aluminium prévue (et jamais utilisée compte tenu de la faiblesse de la "fluence cuve" i.e. du produit du flux moyen dans la cuve par son temps total d'irradiation).