1. Notion d'énergie de liaison nucléaire, exemple de la fission
La notion-clé à bien comprendre en physique nucléaire est celle d'énergie de liaison (notée B comme Binding energy), dont la variation sous la forme B/A fonction de A (cf. courbe ci-dessus extrait du Lamarsh) est la plus représentée. B/A représente l'énergie de liaison moyenne par nucléon. C'est la quantité d'énergie qu'il a perdu entre son état libre et son état lié : dans son état lié (i.e. à l'intérieur du noyau de A nucléons dont il est l'un des prisonniers), son énergie de masse est réduite d'autant par rapport à celle qu'il avait lorsqu'il était libre (i.e. en dehors d'un noyau). Après une réaction de fusion, comme après une réaction de fission induite par neutron (bien plus facile car sans répulsion coulombienne), les nucléons sont plus liés (dans les nouveaux noyaux que dans les noyaux initiaux) et cèdent donc tous un peu plus d'énergie encore (dans des proportions inférieures au pourcent de leur énergie de masse). Dans la fission par exemple, l'énergie totale libérée (appelée bilan de la réaction et égal à la différence des énergies de liaison) se transmet essentiellement sous forme d'énergie cinétique aux deux fragments de fission formés.
Pour calculer les différentes énergies en jeu dans une réaction nucléaire (par exemple l'énergie cinétique d'un nouveau noyau), il suffit d'appliquer deux lois fondamentales de conservation : celle de l'énergie totale (dont l'énergie de masse est une des composantes) et celle de la quantité de mouvement totale. Outre sa signification physique expliquée ci-dessus, le bilan (noté Q) d'une réaction est dans ce cas un moyen pratique de remplacer toutes les énergies de masse intervenant par un seul terme. Cela évite, une fois que c'est fait, de chercher les masses plusieurs fois dans les tables (comme cette bonne vieille web "table of nuclides" utilisée ci-dessous pour le noyau "U-235").
Pour vous aider à venir à bout de vos dernières lacunes sur le sujet et en prévision du "TP neutron" de mesure d'une longueur neutronique caractéristique (appelée "longueur de diffusion") des neutrons produits par une source Am/Be dans un massif de plexiglas, je vous ai concocté la petite vidéo ci-dessous (à laquelle vous pourrez revenir le moment venu).
Parce qu'elle évite toute répulsion coulombienne initiale, la fission induite par neutron est le moyen le plus simple d'extraire de l'énergie en jouant sur un différentiel d'énergies de liaison. Comme le montre le détail ci-dessous, ce processus est complexe. Dans le cas d'un noyau fissile comme l'U-235 (la fission est facilement induite par un neutron, même thermique i.e. avec une énergie cinétique très faible de l'ordre de kT), elle est amorcée par l'énergie de liaison que le neutron cède en rejoignant le noyau composé d'U-236. Ce dernier se déforme alors jusqu'à se couper en deux si son énergie d'excitation est suffisante (supérieure à la "barrière de fission") pour compenser le sur-coût énergétique d'une telle configuration. Au-delà, la répulsion coulombienne entre les deux Fragments de Fission (FF) l'emporte sur leur cohésion forte et ils s'éloignent l'un de l'autre en emportant l'essentiel du bilan Q sous forme d'énergie cinétique.
Distinguons ici le bilan (énergie produite par la fission à proprement parler) et les modes de dépôt de cette énergie (en pratique, dans un cœur de réacteur nucléaire par exemple). Outre l'énergie cinétique des FF, on compte dans un premier mode "instantané" d'utilisation de Q l'énergie des gammas prompts (cf. ci-dessous). Le mode "rapide" est lui constitué de l'énergie cinétique des neutrons de fission (environ 2.5 neutrons de 2 MeV en moyenne) et des gammas résultant de la capture de ces neutrons dans la matière (la capture d'un neutron thermique une fois ralenti, i.e. ayant perdu son énergie cinétique à la suite de plusieurs diffusions, produit environ 6 MeV de gammas). Le dernier mode, qu'on peut qualifier de "lent", regroupe toutes les émissions (électrons et gammas) liées aux désintégrations beta (-) des nombreux Produits de Fission (PF) qui sont tous les descendants radioactifs (trop riches en neutrons du fait de la coupure en deux du noyau lourd initial) des premiers FF. Sur environ 200 MeV effectivement déposés dans le cœur (presque tout le bilan, à 1 ou 2 MeV près), 14 MeV le sont longtemps après la fission : ce sont eux qui sont responsables de la puissance résiduelle, qui vaut environ 7% (14/200) de la puissance totale juste après l'arrêt de la réaction en chaîne dans un cœur.
2. L'essentiel sur les interactions neutron-matière
Les interactions neutron-matière se font (presque) toutes via la formation d'un Noyau Composé (NC), suivie du choix (statistique) d'une voie de sortie. L'analogie ci-dessous résume assez bien l'ensemble du processus d'interaction résonnante (i.e. via NC) d'un neutron rapide (énergie cinétique de l'ordre du MeV) avec un noyau lourd. On distingue les réactions sans seuil (possibles quelle que soit l'énergie cinétique du neutron) de celles à seuil comme par exemple les réactions (n,xn) ou la fission lorsque le noyau n'est pas fissile (cf. le seuil de fission à 0.8 MeV de l'U-238).
Les augmentations importantes des sections efficaces, correspondant aux états excités du NC (et donc très "localisées" en énergie), sont appelées résonances. Pour consolider votre connaissance globale de toute cette physique (importante car régissant des phénomènes à la base d'une réaction en chaîne de fission), consultez les ouvrages recommandés dans la bibliographie (en particulier les chapitres 2 du Lamarsh et du Barjon). Les résonances de la capture (radiative) de l'U-238 en particulier sont très importantes en physique des réacteurs : elles doivent être suffisamment évitées par les neutrons en ralentissement pour leur permettre d'atteindre la distribution thermique et induire plus facilement des fissions d'U-235. Mais il est bon qu'une certaine proportion des neutrons en ralentissement (environ 1 sur 4 en REP) s'y fasse malgré tout absorber, dans la mesure où c'est l'augmentation de cette proportion consécutive à une augmentation de température qui garantit la contre-réaction thermique négative du combustible dans un cœur.
Des valeurs de sections efficaces sont disponibles dans les tables (cf. pour un noyau donné, U-235 par exemple, la rubrique "n-XS summary" de la table of nuclides déjà fournie ci-dessus). Elles sont fournies à différentes énergies (le plus souvent à l'énergie E0 = kT qui est la plus probable pour le flux ou plutôt sa densité énergétique) ou moyennées sur différentes gammes d'énergie (cf. les valeurs "Maxwell avg." et "Fission spectrum avg." notamment). Pour plus de précisions sur les différentes composantes du spectre neutronique (mot d'usage courant pour désigner la densité énergétique de flux qui est l'appellation complète à privilégier), on peut consulter Reuss (traité, pages 61-64) ou Barjon (pages 220-223). Si ce genre de calculs n'est pas encore tout à fait acquis, il faut vous entraîner à (re-re-)calculer la puissance volumique typique d'un combustible REP à puissance nominale (par exemple). On a vérifié en cours qu'on pouvait faire (pour ce calcul) l'hypothèse que la fission n'est dans ce cas induite que par des neutrons thermiques (en prenant environ 500 barn pour la section efficace correspondante et 3 1013 cm-2.s-1 pour le flux thermique).
Pour clore ce chapitre, l'extrait d'article (historique) ci-dessous vous donne l'occasion de récapituler vos connaissances de base en "physique nucléaire appliquée à la neutronique". Il donne aussi une idée de la grande ingéniosité des physiciens de l'époque qui sont arrivés relativement près de la valeur correcte avec des moyens expérimentaux somme toute modestes.