1. Calcul simplifié de la distribution spatiale des neutrons en ralentissement (théorie de l'âge de Fermi)
Aussi instructive soit-elle, notre dernière étude du ralentissement en fonction de l'énergie seule (Chap. 6) n'est pas suffisante pour comprendre ce qu'il advient en détail des neutrons depuis leur naissance par fission jusqu'à leur utilisation thermique. Ne serait-ce que pour une évaluation correcte du taux de fuites, il est essentiel de tenir compte du chemin parcouru (en moyenne) par les neutrons pendant leur ralentissement (celui parcouru par les neutrons thermiques a déjà été vu dans le TD1 du Chap. 4). Mais ce processus est complexe, car il instaure un couplage fort entre espace et énergie ou, puisque l'énergie est liée au temps depuis lequel chaque neutron ralentit, entre espace et temps (un peu de la même façon que dans un train votre localisation est liée au temps depuis lequel vous êtes parti). On appelle "vieux neutron" un neutron qui ralentit depuis longtemps et a ainsi couvert un plus grand territoire autour de son lieu de naissance par fission que les neutrons plus "jeunes".
Du fait de la complexité de ce processus du ralentissement lorsqu'il est traité à la fois en énergie et en espace, un modèle aussi simple que possible est préférable. Un tel modèle permettant de caractériser ce couplage dans le cas idéal du graphite a été mis au point par Fermi à la fin des années 30 dans son modèle de l'âge (l'âge étant une grandeur traduisant l'état d'avancement du ralentissement d'un neutron et ayant la dimension d'une surface). Cette théorie dite "de l'âge de Fermi" est résumée dans la vidéo ci-dessous. Elle traite de façon continue le processus discret du ralentissement, et n'est vraiment valable que dans un modérateur suffisamment lourd (comme le graphite). Pour ce qui concerne l'espace, ce modèle repose sur l'approximation de la diffusion.
Si l'absorption n'est plus négligeable, l'expression de qx,τ établie ci-dessus en géométrie cartésienne 1D (variable d'espace x) doit être multipliée par le facteur anti-trappe pτ correspondant à l'âge τ (i.e. par la probabilité pour un neutron de ne pas être absorbé depuis son énergie initiale E0 jusqu'à l'énergie E associée à l'âge τ, qu'on a déjà établie au chapitre précédent).
De façon analogue, si le système est de taille finie, la probabilité de fuite PL (L comme Leakage) n'est plus nulle et l'expression de qx,τ doit également être multipliée par la probabilité de non-fuite pNL correspondante (valant 1-PL). Pour un réacteur-plaque d'épaisseur e (vu au Chap. 4 et qu'on reverra au Chap. 8), on montre que cette probabilité de non-fuite pNL des neutrons pendant leur ralentissement (depuis E0 jusqu'à l'énergie E associée à l'âge τ) est l'exponentielle du produit de - (π/e)2 et de τ. Si l'âge τ est assez petit devant e2, PNL est donnée par 1 - (π/e)2 τ. On a alors une probabilité de fuite des neutrons de ralentissement (d'énergies comprises entre E0 et l'énergie thermique Eth) PL,ral qui est de l'ordre du produit (π/e)2 τth (où τth est l'âge thermique, i.e. pris à l'énergie Eth). On vérifie logiquement que, pour une valeur donnée de cet âge thermique, la probabilité de fuite est d'autant plus faible que l'épaisseur est grande (et que c'est bien le rapport de τth sur e2 qui joue).
De fil en aiguille, Fermi fut amené à étudier le ralentissement dans des empilements de matériaux divers, finalement agrémentés de concentrations locales de matière fissile. Ces "expériences exponentielles" sont à l'origine de la théorie de la diffusion neutronique et de son application au calcul des réacteurs nucléaires (à commencer par celui de CP1, divergé en décembre 1942). Vous trouverez l'essentiel des calculs réalisés pendant la construction de ce tout premier cœur dans l'article 2 de Neutronique en Clips 2018. Notez que des mesures d'activation de cibles d'indium (protégées de cadmium) ont été réalisées pour déterminer le flux des neutrons thermiques et en déduire une estimation de la puissance totale (très faible) du cœur. De telles mesures ne donnent accès qu'au taux de ralentissement pour l'âge associé à la résonance de l'indium (1.45 eV) et doivent être corrigées pour s'étendre jusqu'à l'âge thermique à proprement parler (cf. à ce sujet la section 6-14 du Lamarsh et la section 5.6.1 du Barjon par exemple). Je conseille, à ceux qui voudraient en savoir plus sur les contributions de Fermi à la physique des réacteurs, le chapitre 10 de cet excellent livre de son collègue Segrè.
2. Notions associées à l'âge et utiles pour la conception : longueurs typiques et couplage espace-énergie
L'âge thermique τth (i.e. la valeur atteinte pour cette grandeur, homogène à une surface, par les neutrons qui terminent leur ralentissement et viennent d'atteindre leur énergie minimale) est également appelé aire de ralentissement. Sa racine carrée correspond à la longueur de ralentissement (notée Lral). Comme pour l'aire de diffusion (traitée dans le TD1 du Chap. 4), elle est en relation directe avec la moyenne du carré de la distance parcourue par les neutrons : on montre que la distance quadratique moyenne parcourue à vol d’oiseau sur l’ensemble du ralentissement d’un neutron (depuis son émission par une source ponctuelle jusqu’à son arrivée dans le domaine thermique) est égale à √6 Lral (en géométrie sphérique). Le même genre de distance moyenne, mais effectuée par un neutron thermique de sa thermalisation à son absorption (correspondant à la seconde et dernière partie de la vie d’un neutron qu’on appelle diffusion), est égale à √6 Ldif (où Ldif est la longueur de diffusion). On peut enfin définir le même genre de longueur sur l’ensemble de la vie de la neutron (depuis son émission jusqu’à son absorption) : il s’agit alors de la longueur dite de migration et notée M. La figure ci-dessous fait la synthèse (à la fois du point de vue de l’énergie que de celui de l’espace) de ces définitions sur l'exemple d'une trajectoire particulière complète.
On note une caractéristique intéressante dans la partie spatiale (b) : le segment parcouru lors du ralentissement est perpendiculaire à celui associé à la diffusion. Cela résulte des nombreux chocs à l’œuvre dans chacune des deux parties, rendant la direction globale de la diffusion quelconque par rapport à celle du ralentissement : le cosinus (moyen) de leur angle est nul. On obtient ainsi que l’aire de migration M2 est égale à la somme des aires de ralentissement et de diffusion.
Dans l’eau légère à température ambiante, à titre d’exemple, on a ainsi comme longueurs caractéristiques Lral ≈ 5 cm, Ldif ≈ 3 cm et M ≈ 6 cm. Si on augmente la température de ce milieu de 300 K par exemple (comme en REP), l’absorption s’en trouve réduite (la partie thermique du spectre étant décalée vers des énergies plus élevées pour lesquelles les sections efficaces sont plus faibles) et ces longueurs deviennent Lral ≈ 7 cm, Ldif ≈ 5 cm et M ≈ 9 cm. Dans les deux cas on retrouve que l’aire de migration est bien la somme des aires de ralentissement et de diffusion. Ces considérations nous donnent les premières notions nécessaires pour comprendre en quoi consiste l’exercice d’optimisation géométrique d’un cœur hétérogène : il s’agit d’associer le plus étroitement possible ralentissement et milieu modérateur d’une part, diffusion et absorption par le combustible d’autre part. Dans le cas d’un REP, on peut d’abord déterminer une valeur approximative pour le rayon des crayons de combustible sous la double contrainte d’une autoprotection géométrique à minimiser (effet neutronique assurant un flux assez élevé même au centre du crayon) et d’une bonne extraction de la chaleur par le caloporteur (thermohydraulique). La recherche de l’optimum de modération (obtenu pour MR ≈ 2 en REP), associée à la valeur du rayon des crayons, permet finalement de fixer le pas du réseau optimal.
On voit bien alors que cette théorie de l'âge annonce le découpage des neutrons en deux groupes d'énergie dans l'équation de la diffusion (que nous traiterons en détail dans le Chap. 10). Dans ce chapitre, nous calculerons à deux groupes d'énergie la colonne thermique du cœur de Zoé (dont nous avons déjà parlé au Chap. 2). L'arrangement de ses crayons au sein du réseau hexagonal (bien visible au centre de la figure ci-dessous) résulte de l'association optimale entre énergie d'une part (ralentissement ou diffusion) et espace d'autre part (modérateur ou combustible, respectivement).
Notons pour conclure ces notions essentielles à la conception qu'au-delà du cas habituel des cœurs à géométrie bien définie, il y a celui de cœurs dont la géométrie change au cours du temps (dans lesquels la réaction en chaîne migre au fur et à mesure de l'usure du combustible, un peu comme la flamme d'une bougie : voir par exemple l'article 2 de Neutronique en Clips 2016 sur le concept CANDLE). Mais bien avant ces concepts, une vingtaine de cœurs fonctionnant (entre autres) sur le même principe (et d'autres qui restent à découvrir) ont déjà fonctionné ... pendant plusieurs centaines de milliers d'années ... et il y a environ 2 milliards d'années ! Il s'agit des réacteurs naturels (également appelés "fossiles") d'Oklo, découverts par le CEA en 1972 au Gabon. L'essentiel des conditions ayant permis leur démarrage (et, dans une moindre mesure, leur fonctionnement) a été compris à l'issue d'un véritable "polar scientifique", pour reprendre les termes employés par Bertrand Barré dans sa note à la fois claire et synthétique sur le sujet. La physique des réacteurs est souvent propice à l'interdisciplinarité : dans ce cas, il y a un couplage très fort (et passionnant) avec la géologie et autres géochimie et géophysique.
Des phénomènes géologiques ont autorisé les conditions nécessaires à ces réacteurs (comme le Grand Evénement d'Oxydation, ayant permis à l'eau de dissoudre l'uranium des roches granitiques et de l'associer après déplacement à des matières organiques modératrices). Ils pourraient également expliquer l'entretien de leur réactivité sur le très long terme. Notez à ce propos, comme décrit dans cette note de Paul Reuss, le rôle particulier joué par le Pu-239 produit à partir de l'U-238, qui a surtout conduit à la production d'U-235 par décroissance (du fait des très faibles niveaux de flux, à des puissances volumiques un million de fois plus faibles que dans les REP actuels). Ce phénomène est toujours étudié, par transport Monte Carlo notamment, pour mieux comprendre les conditions de divergence (démarrage) et de fonctionnement de tous les réacteurs découverts ... et des plus petits en particulier. Vous pouvez lire l'article 1 de Neutronique en Clips 2014 à ce sujet.
Peu après CP1 (et longtemps après Oklo ! ...), en quelques décennies, l'essentiel des combinaisons possibles entre combustible, modérateur et caloporteur a été envisagé et le plus souvent testé. De même pour les principes de fonctionnement (à commencer par le mode de gestion de la réactivité). Compte tenu du contexte énergétique (et climatique) actuel, en pleine mutation, il est important de garder la mémoire de tout cet héritage, qui pourrait être utile à nouveau plus vite qu'on ne le pense. Et ajoutons qu'il y a bien entendu encore beaucoup de choses à mettre à point car, rappelons-le, la physique neutronique est une science ... jeune !