Epilogue

La grande Histoire à travers le prisme local, un exercice intéressant et plein de surprises qui mena à cette monographie sur Steinbourg avec une personnalisation de plus en plus marquée au fil des évènements. Nous avons vu que tant que les relations temps-espace se mesuraient à l'échelle terrestre notre commune placée sur un axe routier stratégique fut sous les feux de l'actualité, au propre et au figuré car ce rôle s'accompagna souvent de drames humains. Plusieurs césures de l'histoire alsacienne, guerre de Trente Ans, guerre de 1870, incorporation de force en 1942, s'analysent sous une perspective locale. La personnalité marquée des Steinbourgeois en est une conséquence, la longue habitude qu’ils ont des catastrophes a abouti à créer en eux un certain particularisme qui trouva son paroxysme lors de la dernière guerre. Sous la botte prussienne le paysan Malix insultant les autorités ou Tjannes Michel implorant Saint Michel dans ses prières afin que les Allemands quittent l'Alsace (témoignage), la participation de plusieurs Steinbourgeois à l'affaire de Saverne de 1913 ou la scène suivante qui date de novembre 1918 en disent long. Un officier français revenant de captivité croise la route du vieil Anstett, qui lui demande s'il n'accepterait pas de l'accompagner sur la tombe du dénommé Holder Antoine décédé en 1911. Fidèle à une promesse qu'il avait faite en son temps le vieil homme frappe la tombe trois fois de son pied et clame : "Antoine, les Français sont là, nous sommes délivrés et les Prussiens chassés !" L'officier au garde à vous les larmes à l'oeil publiera plus tard un article dans le Matin intitulé "les patriotes alsaciens et la France" où il relata cet épisode. La résistance à l'oppression fut le plus souvent larvée, parfois plus évidente. En 1940 (il avait 16 ans), voyant qu'à la cathédrale de Strasbourg fermée au culte la veilleuse attestant la présence du corps du Christ sous forme d'hosties était éteinte, André Weckmann remit le chapeau qu'il avait enlevé en entrant dans l'édifice. Un gardien l'apostrophe en allemand : "vous n'avez pas honte de rester couverts dans ce monument de la culture allemande ?" "Mais Dieu n'est plus ici, nous pouvons tranquillement remettre nos chapeaux" réplique le futur défenseur des libertés alsaciennes, qui sort la tête haute et couverte.

Il nous faut revenir ici sur un dernier aspect. Pour contraindre les jeunes appelés à rejoindre la Wehrmacht en quête d'hommes, les Nazis mirent en place une disposition particulière à l'Alsace-Lorraine, la Sippenhaftung, officialisée par une ordonnance d'octobre 1943, littéralement une responsabilité collective du clan c'est à dire de l'ensemble de ceux qui habitent sous le même toit qu'un réfractaire. Vu la mauvaise réputation de Steinbourg acquise en 1941, il n'y avait aucun moyen pour les enfants du village de se soustraire à l'incorporation sous l'uniforme abhorré. "Voyez-vous 100.000 Alsaciens traverser clandestinement les Vosges et la moitié de la France ? Prendre le maquis dans les choux, les vignes, alors que l'Alsace, annexée, est quadrillée par une double structure, administrative et politique, et la Gestapo présente dans n'importe quel bled ? (André Weckmann). S'évader une fois mobilisé devenait le seul recours mais c'était très risqué. Certains ont essayé, Raymond Lienhardt, Minni René entre-autres, mais furent repris, sur le front de l'est c'était quasiment impossible vu qu'il fallait parcourir toute l'Allemagne pour revenir ou se cacher dans un pays ennemi durant des mois. Un seul Steinbourgeois réussit à s'échapper d'un camp russe, Maurice Voltz, sa mère s'ébouillantant le pied lorsqu'il apparut sur le seuil de la cuisine après être rentré par ses propres moyens (témoignage). Après la guerre la France créera aussi sa loi d'exception qui polluera la situation des Alsaciens, le 15 septembre 1948 elle introduit en droit français la "responsabilité collective" qui dérogeait au principe de la non-rétroactivité de la loi pénale et établissait une présomption de culpabilité, la charge de la preuve revenant aux accusés. Cela conduisit à un amalgame inacceptable, victimes et bourreaux furent jugés ensembles à Oradour en 1953. Ce n'est pas notre propos de parler de cela ici mais cet évènement a eu tellement d'impact sur le psychisme des Alsaciens qu'on ne peut pas ne pas l'évoquer. Dans l'acte d'accusation on mit comme nationalité des accusés celle d'Alsaciens ! (c'est bien la seule fois dans leur histoire). En somme on généralisa la responsabilité du massacre à l'ensemble d'une province. Incompris, vilipendés, hantés par les cauchemars jusqu'à la fin de leur vie, les Malgré-Nous se sont dès lors murés dans le silence qu'ils n'ont brisé que vers la fin du XXème siècle à l'aube de leur disparition. Je regrette de m'être attelé à cette histoire trop tard en pensant que tout avait été dit ou tu pour de bonnes raisons, ce faisant de nombreux détails sont perdus à jamais. Steinbourg fut un microcosme où toute la palette de sentiments et d'évènements peuvent se lire, des morts et disparus en pagaille pour une guerre qui n'était pas la leur, ce viol de la personnalité dont on ne mesure pas toujours le traumatisme pour une population profondément croyante. André Weckmann, originaire du "village nègre", fut le premier à essayer d'exorciser ses démons après un quart de siècle ("Les nuits de Fastov") il m'avoua vers la fin de sa vie qu'il n'y réussit pas, les mêmes cauchemars continuant à le hanter à jamais. Il a eu raison avant tout le monde en disant qu'il faut raconter, expliquer, sans juger, il fut un des pionniers.  

"Ce sont les mots qu'ils n'ont pas dit qui pèsent le plus lourd dans les cercueils" (Montherlant)

Dans les années 1970 Steinbourg sera le premier village d’Alsace à revendiquer sa paternité en doublant le nom du village sur les panneaux en alsacien, à contre-courant des us de l'époque où on cherchait à tout franciser. Menacé par l'usure de sa personnalité qu'il avait réussi à garder tout au long des épreuves, le village fut l'illustration de la conclusion du poème « La dernière classe » dont Steinbourg devait faire l'objet d'une scène d'un film n'ayant jamais été tourné : « quand un peuple tombe esclave, tant qu'il tient sa langue il tient la clé de sa prison ». Malgré les punitions les jeunes du village ne s'étaient jamais convertis au « c'est chic de parler français » érigé en dogme après-guerre au détriment de la langue vernaculaire, le parler dialectal, alors même qu'il avait été protestation muette contre les régimes allemands successifs. Steiweri, nous savons maintenant que c'est le nom originel du village qui est resté dans la mémoire collective et qui a été transmis de père en fils depuis des siècles sans se douter qu'on y trouve les raisons de son origine il y a bientôt 1200 ans. On est fort surpris en recueillant des témoignages de personnes âgées nées avant l'ère de l'ordinateur de constater qu'ils savaient que les origines du village se trouvaient dans les collines nord, sans jamais avoir creusé. Une telle transmission orale après tant de catastrophes et de mouvements de population est remarquable et prouve que les entités ethniques sont fortement ancrées à Steinbourg.

                                                                                                        Claude Minni

                                                     2002 – 2023.