E. 1870 - 1945

Guerre de 1870-71 : Steinbourg manque d'être rasé en signe de représailles


Quand Napoléon III déclare la guerre à ce qui n’est pas encore l’Allemagne à ce moment-là, la terreur s’empare des Alsaciens qui n’ignorent pas l’impréparation des frontières. Le 4 août, 40.000 Prussiens bousculent les lignes françaises à Wissembourg seulement défendue par 5.000 hommes. L’armée française se repositionne à Woerth et Froeschwiller, mais le rapport de force trop inégal (126.000 Allemands et 320 canons contre 46.000 hommes et 120 pièces d’artillerie) sonne le glas des espoirs français le 6 août. Le grondement des canons qu'on entendait jusqu'à Saverne cesse. Le maréchal Mac-Mahon doit faire charger ses prestigieux régiments cuirassés qui n’avaient jamais connu la défaite pour éviter d’être pris en tenaille et protéger la retraite de son armée vers Niederbronn et Bouxwiller.

Les habitants de la région ne savaient pas ce qui se passait, n'entendant que les canons au loin, mais imaginaient déjà le pire. Un cuirassé survivant natif de Steinbourg (Roth Antoine, fils de Michel) les informe le 6 au soir que la bataille est perdue. Il se restaure rapidement chez son père, puis reprend la fuite, nul ne le reverra jamais. Les jeunes gens du village en état de porter une arme partent se réfugier à quelques kilomètres de là dans la grotte saint Vit. Dans une cohue indescriptible les premiers éléments de l'armée française arrivent à Saverne dans la nuit et le gros des troupes le 7 au matin. Mais les Prussiens les talonnent. Après une course-poursuite de 67 kilomètres sur la trace des Français l’avant-garde de la garde royale prussienne, la 4ème division de cavalerie du prince Albert de Prusse, une unité d'élite recrutée uniquement dans la monarchie, arrive à Steinbourg vers 18 heures, qu’ils trouvent occupé. "L'avant-garde du 2ème hussard est accueillie par un feu de salve qui fait un mort dans leurs rangs et préfère, en l'absence d'infanterie, rebrousser chemin (source : Dick de Lonlay, « Français et Allemands, Histoire anecdotique de la guerre de 1870-1871 »). Le chef d'état-major von Versen fait tonner l'artillerie, les Français se retirent laissant quinze prisonniers.  Kunz, dans « Die deutsche Reiterei in den Schlachten und Gefechten 1870-71, Berlin 1895 » : "Steinburg wurde besetzt gefunden. Die Spitze der Husaren erhielt drei Salven und Schüsse aus einzelnen Häusern. Ein Husar und ein Pferd blieben tod. Nun wurde die Artillerie vorgezogen und zwar zunächst die bayrische Batterie. Schon nach dem Abfeuern der ersten Granat-Schüsse, setzte sich Major Von Versen, der Generalstabsoffizier der 4. Kavalleriedivision, an die Spitze des Avantgardenzuges und ging im Trabe mit diesem vor. 15 Gefangene wurden gemacht. Die Franzosen räumten nunmehr Steinburg".

Les quatre escadrons du 2ème régiment de hussards du colonel von Schauroth, investissent le village. Un des escadrons est chargé de la destruction de la voie ferrée et des poteaux télégraphiques de la gare et de l'érection d'une barricade sur le pont du canal, un autre couvre le flanc droit, les deux derniers prennent position à l'ouest entre le Schalksbaechel et la Zorn. Un escadron du 5ème régiment de dragons du Rhin défend le sud. « Ein Eisenbahnzug dampfte soeben vom Bahnhofe ab und erhielt noch einige Granaten nachgefeuert » (Kunz). Les Prussiens décident de bivouaquer la nuit à Steinbourg afin de faire reposer les chevaux pendant que le 6ème chevau-léger patrouille dans les environs, faisant encore 31 prisonniers.. Mais une contre-attaque de quelques 200 Français se déclenche vers 20 heures. A la tombée de la nuit les tirs s'intensifient et les Prussiens, ne sachant quelles forces ils ont en face d'eux et n'ayant pas d'infanterie à disposition, prennent la décision à 22 heures de retraiter vers Bouxwiller pour attendre l'arrivée du gros de l'armée allemande. Cette contre-attaque française n'est que brièvement mentionnée dans les annales de la guerre du côté français (les détails proviennent ici de Kunz) mais ce baroud d'honneur aura son importance. La journée gagnée permettra de protéger la retraite de l'armée française au-delà des Vosges le 8 ainsi que l'évacuation de nombreux blessés par les derniers trains arrivés à Saverne avant que l'avancée allemande ne sabote la voie ferrée. Le lendemain, le 11ème chasseurs ayant poussé une reconnaissance jusqu'à Steinbourg, avertira Mac Mahon que les Allemands étaient partis, celui-ci put alors se concentrer sur la retraite afin que celle-ci ne se transforme pas en déroute.

Un jour plus tard se produit un incident dramatique (faits rapportés par Joseph Gaeng dans le journal Le Nouvel alsacien, 1978) :

« C'était le 9 août 1870, une journée calme dans un soleil de plomb. Les écoles étaient restées fermées, personne aux champs. Un zouave égaré de l'arrière garde de Mac-Mahon en retraite devant les Prussiens, arrive épuisé à Steinbourg. Il fait une halte pour se restaurer au relais Bosch (s'Haase). Vers 15 heures reviennent des éclaireurs de l'armée prussienne commandés par le lieutenant Kaspar Nepomuk Zechmeister, 45 ans, d'Augsbourg. Ils s'arrêtent à la fontaine pour faire boire leurs chevaux. Quelqu'un prévient le zouave, qui ajuste son chassepot et blesse mortellement le lieutenant. Les autres cavaliers apeurés s'enfuient au galop, laissant leur camarade à moitié mort sur le sol. Le zouave monte à cheval et s'enfuit vers Saverne. Après quelques hésitations certains riverains sortent de leurs maisons pour venir secourir le lieutenant gravement blessé au ventre. La sage-femme panse les blessures. Mais il ne pourra être sauvé et mourra quelque temps après. Pendant ce temps le gros de l’armée prussienne s'approche de Steinbourg. Prévenu par les éclaireurs et connaissant l'hostilité des populations alsaciennes envers les Prussiens, le haut commandement fait encercler le village par plusieurs batteries d'artillerie lourde. Dix canons sont pointés vers l'église et ses environs immédiats. Un ultimatum est donné au maire de livrer tous les francs-tireurs ou Steinbourg sera rayé de la carte. La population paniquée se réfugie à la chapelle pour prier. Sur le conseil du curé Laroche, [en place de 1861 à 1883], la religieuse-institutrice la plus âgée, sœur Laurentine [Rosine WEBER, 1831-1901] sollicite une entrevue avec le général de l'armée prussienne [nous ne connaissons pas son identité], le suppliant à genoux d'épargner le village. Elle obtiendra gain de cause, à condition que la commune élève une tombe au lieutenant, ce qui sera fait ».

Cette tombe, surmontée d'un Christ blanc en marbre, existe toujours dans le cimetière de Steinbourg, la commune la faisant fleurir tous les ans à la Toussaint. L'ancienne épitaphe, aujourd'hui recouverte par une plaque en marbre, mentionnait : Leutnant Kaspar Zechmeister aus Augsburg – Krieger 1870-71 – 9 Aug. 1870

Pourtant un doute subsiste sur ce dernier épisode (voir en annexe).

La France capitule après Sedan et abandonne l’Alsace occupée à son triste sort. Sous le choc, le conseil municipal ne se réunit plus de mai 1870 à septembre 1871. Le chancelier Bismarck donne jusqu’en septembre 1872 aux Alsaciens désireux de garder la nationalité française pour se prononcer, sachant qu’ils devront quitter la région sans espoir de retour. La liste des « optants » pour la France dénombre 63 personnes mais ils sont plus nombreux en réalité. Certains émigrent temporairement mais reviendront plus tard reposer en leur terre natale. La population qui n’avait cessé de progresser (1444 habitants étaient encore recensés en 1880), baissera au recensement de 1885 et 1895, le creux initié par le départ des familles qui quittèrent la région commençant à se faire sentir.

Le 15 octobre 1877 est inaugurée la ligne de chemin de fer Saverne-Bouxwiller par Herbert von Bismarck, le fils d'Otto Bismarck. Le maire du village refuse de tenir le discours et en charge son adjoint. Le curé Laroche compose le texte en l'absence du maire mais l'adjoint pris par le stress n'en bredouille que quelques mots et le raccourcit à sa manière : "et puis vous savez quoi, si vous êtes content, nous le sommes aussi". Au village on a gardé en mémoire la gigantesque beuverie à laquelle s'adonnèrent les Allemands au bistrot en soirée, y compris le duc. Une anecdote est restée. Le lendemain le diplomate veut visiter le village, un policier ouvre la marche à cheval devant Fürst Bismarck. Ils croisent un paysan menant ses porcs à la glandée, qui traversent la route à ce moment-là. Crime de lèse-majesté vocifère le policier. Le paysan harangue alors son chien : "Allez Bismarck, allez !". Le policier est scandalisé, croyant d'abord que le paysan fait exprès. Il lui demande si beaucoup de chiens ici  portent le nom de Bismarck, "tragen viele Hunde diesen Namen hier ?!" Le paysan réplique alors tout de go : "nein mein Herr, nur die Sauhunde !" (propos rapportés par J. Gaeng dans Reminizensen aus Steiweri, article DNA du 7.02.1978). 

C'est au cours de la période allemande que sera créée la chorale en 1882, la section des pompiers en 1883. Une nouvelle église est enfin construite en 1897 sous l'impulsion du curé Goerlinger, la première messe y est célébrée le 9 octobre 1898, les cloches seront inaugurées 3 ans plus tard. Puis c'est au tour de la section de théâtre alsacien sous l'égide du « Volksverein », ancêtre du "Cercle catholique Sts Pierre et Paul", en 1904, par l'abbé Maetz. L'abbé avait été nommé à Steinbourg par l'évêque pour rétablir la concorde. Le village étant déchiré entre deux fractions rivales lors des élections de cette année-là. La construction de l'église avait nécessité des emprunts et la dette s'élevait à plus de 100.000 Marks + 25.000 pour l'achat d'une moissonneuse-batteuse, ce qui fut reproché à la municipalité en place. La liste des "cultivateurs" (Kleinclauss) s'opposait à celle des "commerçants" menée par le photographe Petitjean. Lors de son intronisation, l'évêque donna comme recommandation de ne surtout pas prendre parti dans le conflit opposant les deux partis qui divisaient le village, "das Dorf durch Parteigeist zerrissen und auf's höchste gereizt" (source : Zaberner Wochenblatt). 

Le club de football en 1911 sera un des premiers de la région, auquel succèdera le F.C. en 1924. Le 13 décembre 1912, l'électricité arrive au village, ein lautes Freudegeschrei ging auf relatent les journaux de l'époque.


1914-18 : sous la dictature militaire


1913 est dominée par l'affaire de Saverne et les vexations du lieutenant von Foerstner du 99ème RI, qui n'hésitera pas à frapper violemment un handicapé lors d'un défilé à Dettwiller. Cette affaire remontera jusqu'au parlement à Berlin, des Steinbourgeois furent impliqués dans la fronde qui aura des répercussions internationales. Les esprits sont déjà bien échauffés en 1914. Le 24 avril à 13 heures tous les jeunes en âge de porter l'uniforme qui ne sont pas sous les drapeaux (« Ersatzreservisten 1901 aufwärts und sämtliche Unteroffiziere und Mannschaften der Reserve ») sont convoqués en face de la Notkirche pour une « Frühjahrskontrollversammlung ». Déjà on se prépare à la guerre.

Le tocsin sonne à 18 heures le 31 juillet. Le 2 août l'Allemagne déclare la guerre à la France.  

Le XVème corps d'armée von Deimling est mobilisé et subordonné à la 7ème armée. Près de 500 Steinbourgeois des années 1875 à 1894 sont immédiatement concernés, une cinquantaine de jeunes de 20 à 22 ans sous les drapeaux (années 1892 à 1894), la centaine de réservistes (années 1887 à 1891), enfin la Landwehr (1875 à 1886), soit le tiers de la population selon le recensement de 1910. Les Allemands intègrent de suite Réserve et Territoriale ce qui surprendra les Français dont les plans prévoyaient un épuisement rapide de l'armée d'active, mais qui verront en face d'eux des unités beaucoup plus importantes que prévu. 840.000 hommes d'active + 3.500.000 réservistes contre 3.781.000 Français (mais seuls 1.700.000 seront transportés en zone de combat ce mois d'août). Il y aura nombre de Steinbourgeois dans les premiers combats au pied des Vosges dans la vallée de la Bruche où fut engagé le 99ème R.I. de Saverne, et dans la contre-attaque allemande en Lorraine le 20-23 août. La dictature militaire s’installe, les téléphones sont coupés, les cloches ne peuvent plus sonner. On réquisitionne l'église pour soigner les blessés de la bataille de Sarrebourg, elle sera un des 7 hôpitaux de l'arrondissement jusqu'au 6 novembre. Les sœurs enseignantes reçoivent l'autorisation de soigner les blessés, c'est le début de la vocation des soeurs infirmières de Steinbourg qui perpétueront leur présence après-guerre avec un dispensaire. Les lits sont fournis par les habitants. Devant l'afflux de blessés la scierie est également transformée en infirmerie. Bien des jeunes seront versés sur le front russe (plusieurs Alsaciens ayant déserté lors des premières échauffourées ils étaient considérés comme peu sûrs et n'auront pas droit aux permissions), d'autres participeront d'abord à la défense des Vosges puis aux durs engagements de la Marne dans le XVème corps d'armée (stabilisation du front dans l'Aisne suite à la contre-attaque française de septembre 1914), d’Ypres, de Verdun (Fleury), ceux-ci ne reverront leur village que trois ans après leur départ. Au village l'instituteur prussien Wagentrutz fait régner la terreur mais lorsqu'en 1917 les Allemands démontent les cloches de l'église pour en faire des canons, celui-ci a beau vociférer que c'est pour le Vaterland, les élèves en l'absence de leurs pères au front, se mettent en grève en signe de protestation, car là où les cloches se taisent, la liberté est en danger. La plus petite d'entre-elles, dénommée Aloyse, échappera à la réquisition.

La période 1914-18 a fait l'objet d'une étude plus détaillée lors du bicentaire en 2018. Elle est consultable à la bibliothèque municipale en même temps que les listes des blessés et morts.  


1918 : le retour à la France


Le 21 novembre 1918, le village est libéré. C'est le 140ème R.I., régiment semi-alpin basé à Grenoble (Verdun 1916, Chemin des Dames 1917, Malmaison 1917), « le premier village est Steinbourg où le régiment défile sous les acclamations, des coups de feu sont tirés en signe d’allégresse » (Historique du 140ème R.I. pendant la première guerre mondiale), et le glorieux 52ème « 1918, les entrées dans Sarrebourg, Phalsbourg et Steinbourg sont triomphales, le régiment reçoit un chaleureux accueil » (Historique du 52ème R.I. pendant la première guerre mondiale), qui ont l’honneur de défiler, sous le commandement du général Roux,  commandant de la 27ème Division, soldat sorti du rang qui aura dorénavant une rue à son nom au village (aujourd'hui rue du Gal De Gaulle). Contournant Saverne en venant de Phalsbourg, Steinbourg est le premier village d’Alsace qu’ils croisent. Le 52ème est un régiment prestigieux, créé en 1654 (régiment La Fère), batailles de Fontenoy 1742, Wagram 1809, Crimée (Sébastopol, Magenta 1866), Sedan 1870, Vosges, Somme, Champagne, Verdun en 1914-18. Une trentaine de jeunes filles en costume d'Alsacienne vont au-devant des troupes rue Saint-Jean et les précèdent ensuite dans un village enrubanné de guirlandes et de drapeaux. Les soldats bleu horizon distribuent vin rouge, chocolat et pain blanc. La mairie attire d'autant plus l'attention des troupes qu'elle porte cette inscription, gravée dans la pierre : "Ecole primaire, 1832". Naturellement, cette inscription dut être cachée par une plaque de bois après 1870, mais le maire Joseph avait recommandé à son fils, alors âgé de 12 ans, d'enlever la plaque dès que les Français reviendraient. "La veille, ce fils devenu sexagénaire, mais fidèle à la recommandation de son père, a pris fièrement une échelle, a grimpé les barreaux et muni de tenailles et d'une brosse, au grand étonnement des villageois qui ignoraient ce mystère, il a enlevé la plaque de bois et de sa brosse et fait apparaître la belle inscription française d'autrefois" (Martin Béhé, Heures inoubliables, 1920). Cette scène devait faire partie d'un film inspiré du conte patriotique "La dernière classe" d'Alphonse Daudet ou l'auteur faisait dire à l'instituteur Hamel : « quand un peuple tombe esclave, tant qu'il tient sa langue il tient la clé de sa prison ». Jacques Régnier, qui devait le tourner après la seconde guerre mondiale, n'avait pu mener son projet à bien faute de financement.

De mémoire de Steinbourgeois le 14 juillet 1919 fut une fête comme on n'en avait encore jamais vue. Après un Te Deum à l'église, les festivités commencèrent à 9 heures du matin. Défilés, plantation de l'arbre de la liberté, mât de cocagne, danse jusqu'au matin. 41 Steinbourgeois auront fait le sacrifice de leur vie au front, ce qui pèsera lourd dans l'histoire démographique du village : en 1921 on ne comptera plus que 1401 habitants, 150 de moins qu'en 1910. La première guerre mondiale traumatisa toute l'Alsace. Des efforts seront faits pour relancer la natalité (inauguration d'une crèche au village en 1924) mais le cœur n'y était sans doute pas, en 1931 il n'y avait toujours que 1408 habitants, le même nombre qu’en 1885, il y a 46 ans. Cette évolution étant accentuée par la baisse de l'activité économique dans le village (la politique de glacis, initiée par la France qui s'attendait à une autre guerre sur le sol alsacien, bridant les investissements). Le budget municipal sera tendu dans les années d'après-guerre, venant en aide à ceux qui ne pouvaient faire face aux dépens hospitaliers notamment les blessés de guerre. Le messti ne reprendra qu'en 1922. De l'entre-deux guerres il reste le sentiment diffus que les Steinbourgeois voulurent oublier le passé. Une chape de plomb recouvre cette époque, les mobilisés n'évoquant pas beaucoup leur passé militaire dans l'armée des vaincus. Les « années folles » sont surtout ponctuées de rassemblements sportifs (de nombreuses sections sportives rejoignent le football créé en 1911, tir, vélo, gymnastique), et de cérémonies religieuses. En 1924 la réception en carrosse de l'évêque Monseigneur Ruch pour le retour des cloches fut grandiose d'après les journaux de l'époque. La visite pastorale qualifiée par l'évêque de "meilleur accueil jamais réservé à sa personnalité", eut une autre conséquence, le remplacement du Volksverein par le Cercle Catholique Sts Pierre et Paul l'année suivante, regroupant plusieurs associations locales, harmonie, vélo, théâtre. A cette époque il y avait six représentations par an, lors des fêtes relig ieuses, Pâques, Noël, etc... Le club de gymnastique fera cavalier seul dans d'autres locaux et créera sa propre section théâtre pour se financer. De là quelques frictions dans les années qui suivent. Le club de football avait fait sécession en 1924 pour une histoire de couleur de bas, malgré l'engagement de porter des chaussettes noires, les footballeurs avaient égrené des chaussettes rouges lors de leur premier match, ce qui déplut au comité. Le Foyer communal construit par les habitants eux-mêmes en 1926-1927 consacrera ce nouvel élan associatif qui perdurera au XXème siècle. Le 17 juillet 1927 sera inauguré le monument au mort, façonné par un jeune artiste mosellan, Valentin Jaeg (1902-1977), un des plus beaux de la région : statuaire à caractère religieux placée devant l'église, un soldat est écroulé aux pieds du Christ. Celui-ci soutient le soldat à l'agonie qui lève les yeux et tend le bras vers lui dans un ultime effort. Avec la porte d'entrée de l'église en toile de fond, la symbolique est très forte. Le monument répertoriant des soldats qui ont combattu des deux côtés, le sculpteur, sur les conseils du curé Ebel, osera l'adjonction discrète de bandes molletières sur la jambe du soldat. 


Guerre de 1939-45 : "l'enfant terrible" du secteur de Saverne


Le slogan hitlérien « Deutschland ist wo man deutsch spricht“ effraie plus l’Alsace que la France qui s’illusionne sur son appareil défensif (deux semaines avant la guerre, Winston Churchill, en inspection en Alsace, déclarait : « j’ai la forte conviction que la France est protégée par un mur matériel et un mur d’hommes qui donne dans cette région une sécurité absolue la mettant à l’abri des affres d’une invasion »).

Une dizaine de réservistes du 201ème régiment de Protection qui avaient pour rôle de garder la ligne de chemin de fer logeront au village en 1939. Une batterie de DCA fut placée à la Süll, mais ne brilla pas par son efficacité face aux avions de reconnaissance allemands trop rapides pour elle. Le 10 mai 1940 les Allemands envahissent la Hollande et la Belgique. La guerre fait brièvement irruption le 12 mai lorsqu'un colonel de l'armée française est contraint d'atterrir sur l'aérodrome au sud du village, pourchassé par 3 avions allemands qui l'abattront au sol. La Wehrmacht franchit le Rhin le 15 juin 1940 et l'électricité est coupée dans la région suite à la fermeture des usines. Le 16 juin l'armée française fait sauter tous les ponts du canal, celui de Steinbourg n'échappant pas à la règle. Geste dérisoire car le lendemain les premiers éléments de l'armée allemande sont déjà à Saverne, suivis de près par les nazis le 18. L'occupation de Steinbourg suit dans la foulée vers le 20 juin, la Wehrmacht y cantonnera 4 semaines. A son départ l'administration prend la direction du village. Immédiatement toutes les associations, comme le Bengele et ses nombreuses sections sont dissoutes et remplacées par les organisations nazies qui enrégimentent la jeunesse, le tableau du Führer trônant désormais dans la salle de classe ainsi que dans tous les lieux publics avec obligation de le saluer en entrant. L'instituteur, Monsieur Steinmetz, est remplacé par un Badois, Hugo Becker, l'école des filles dirigée également par une étrangère, Frau Arnold. Les cours se transforment en leçons d'apologie au régime, parmi les chansons entonnées figure après le déclenchement de la bataille d'Angleterre "England, England, brennt... und Sie haben kein Wasser mehr !" (témoignage) qui fait ricaner les élèves pas si nuls en géographie que cela... Les restaurants locaux sont le théâtre des premières confrontations individuelles avec les Allemands. L'aubergiste Auguste Weckmann défie du regard un officier enivré et échappe de peu à une balle qui va se loger dans le mur. Il est désormais interdit de parler français, les noms de rue et de restaurants sont germanisés (ordonnance du 2 août 1940) de même que les noms de famille et les prénoms obligatoires à partir du 23 décembre, ceci menant à des situations cocasses avec des élèves qui d'abord ne répondent pas à leur nom en classe. Steinbourg n'échappe pas aux autodafés de décembre 1940 consistant à brûler tous les manuels français sur la place publique. L'endoctrinement va crescendo au rythme des ordonnances inouïes promulguées lorsque les Allemands comprennent qu'ils sont les occupants d'un pays dont le coeur ne leur appartient pas.

A Steinbourg la coupe a débordée dès le dimanche 1er septembre 1940 où la population se rebelle en bloc. Les habitants sont informés qu'une colonne de Hitlerjugend allait venir au village pour abattre l'arbre de la liberté planté dans l'allégresse au lendemain du retour à la mère-patrie en 1919. Celui de Saverne avait déjà été abattu le 13 août par les mêmes HJ. Ceux-ci effectivement arrivent par la rue Saint Jean après les Vêpres. Les villageois armés de bâtons forment un cercle autour de l'arbre et entonnent la Marseillaise. Lorsqu'un des membres de la HJ s'avance pour abattre l'arbre avec une hache René Schneider l'agrippe et hurle : "si tu touches à cet arbre, tu auras affaire à nous !". L'Ortskommandant alerté, accourt avec ses soldats avant que cela ne dégénère et ordonne à tout le monde de quitter la place : « in 5 Minuten ist der Platz leer, der Baum bleibt stehen ! ». Les Steinbourgeois disent que c'est aux envahisseurs de partir les premiers. Dès que les soldats se retirent des jeunes de Steinbourg se ruent sur les HJ et leur font subir un bain forcé dans la fontaine près du foyer. Une altercation éclate encore entre un autre groupe de jeunes et les HJ sur le canal de la Marne au Rhin qu'ils doivent traverser pour rentrer. Le soir la population fête la « victoire » symbolique au bistrot. Le lendemain la municipalité, soucieuse de l'ordre public, fait abattre l'arbre et en distribue les branches aux habitants. La colonne des HJ accompagnée d'une escorte de soldats revient le lendemain avec des drapeaux nazis pour narguer la population, une bagarre éclate encore une fois que l'escorte a fait demi-tour. Mercredi 4 septembre, la camionnette verte de la Gestapo embarque des jeunes qui s'étaient particulièrement fait remarquer et les conduit au camp de rééducation de Schirmeck où Marcel Minni dit « Tarass », Armand Schmitt, Eugène Behr et Eugène Amann seront parmi les premiers occupants du camp pour avoir entonné et détourné la chanson « Siegreich wollen wir England schlagen » en «....wollen wir Deutschland schlagen » le soir du 1er septembre. Ils seront libérés le 6 décembre et reviendront tondus mais pas matés pour autant.


1941 : dans les griffes de l'occupant


Le maire, Charles Gruss, est destitué et remplacé par un " Ortsgruppenleiter " local auquel on affecte 4 " Zellenleiter " et 13 " Blockleiter " (toute l'Alsace a été officiellement quadrillée en 1 Block pour 100 habitants), mais ils ne sont pas très zélés. Ceux qui se mettent bon gré mal gré au service des Nazis deviennent infréquentables. Une nuit les jeunes du village tendent un piège aux autorités locales qui rentraient de réunion de Saverne à bicyclette, l'un d'eux, aura le bras cassé mais ne dira rien pour ne pas envenimer une situation déjà assez tendue (cf. Splitter 2006, André Weckmann). Ceux des caciques du parti qui s'aventurent à espionner les transistors branchés sur Radio Londres dans la rue principale rebaptisée Adolf Hitler Strasse risquent de recevoir le contenu d'un pot de chambre sur la tête. Le 20 avril la Communion solennelle est déplacée par le curé car elle tombe le jour de l'anniversaire de Hitler. En février tous les Alsaciens âgés de 18 ans ont été « invités » au Reichsarbeitsdienst, le RAD, service de travail obligatoire d'un an auquel étaient soumis tous les Allemands de 17 à 25 ans, les campagnes de recrutement battent le rappel partout. On y est contraint à prêter serment au Führer et ainsi à reconnaître son appartenance à la Grande Allemagne. Mais cet appel aux volontaires est un échec cinglant, alors le RAD devient obligatoire le 5 mai 1941. A la mairie on recense tous les hommes des classes 1920 à 1927 et les filles de 1923 à 1926. L'objectif est d'immerger les annexés de fait dans la vieille Allemagne afin d'accélérer leur germanisation, et en secret de servir de préparation militaire. 

Un nouvel incident se produit à Steinbourg le dimanche 13 juillet 1941. A la tombée de la nuit, trois jeunes Marcel Hausser, François Minni et Lucien Werler déposent un petit bouquet de fleurs tricolores cueilli auparavant par le premier devant le monument aux morts et entonnent la Marseillaise, l'acte avait été ruminé au bistrot en journée. Dénoncés, la Gestapo les arrête le 17 et les conduit à Saverne, rue de Dettwiller, pour un interrogatoire. Après 3 nuits en prison, ils seront déférés comme détenus politiques au camp de rééducation de Schirmeck où ils retrouveront les manifestants du 14 juillet de Hochfelden. Marcel Hausser et Lucien Werler seront libérés mi-janvier 1942. Leur quotidien dans le camp est décrit en annexe.

Ces évènements ont établi la réputation du village. Pour les voisins, c'est devenu le village d'Astérix, « das unbesetzte Elsass » (car on vient des environs le dimanche au bistrot pour boire un verre de rouge, chanter des chants patriotiques et porter le béret en cachette), pour les autorités « das Negerdorf », le village nègre. Et le Kreisleiter Rothacker chef d'arrondissement du parti (nazi fanatique, il sera exécuté en 1948 à Metz), en a assez. Il organise donc le dimanche 27 juillet 1941 une démonstration de force appelée « marche de propagande » et ordonne de pavoiser les maisons et de faire une haie d'honneur avec la population à 9 heures 30 du matin, heure de la grand'messe. Le curé Clauss, outré par cette attaque contre la religion, intervertit les offices, remplaçant la grand'messe par une messe basse. Lorsque les colonnes nazies arrivent, les rues sont vides, les volets fermés. Les S.A. et consorts rameutés des villages voisins, un millier d'hommes en tout, parcourent le village et crient : «  Steinburg, erwache ! » Ils arrachent les volets, font sortir les gens des maisons et de l'église et les obligent à saluer le drapeau nazi. Cela se termine par un discours violent du Kreisleiter. Celui-ci revient le lendemain accompagné de S.S. Le village est cerné, les habitants sont obligés de se rendre au Foyer communal. Rothacker fait monter quelques notables sur la scène et gifle Michel Joseph, ancien adjudant dans l'armée allemande pendant la 1ère guerre mondiale, le qualifiant de traître. A la sortie les S.S. distribuent des listes de différentes formations du parti et somment les habitants de s'inscrire. Seuls deux hommes qui n'avaient pas quitté la salle assez rapidement, se font prendre. Au 1er août 1941 les statistiques nazies feront état de 116 membres de l'Opferring, auquel étaient astreints d'office les fonctionnaires et les cheminots, et de 9 membres du parti sur 386 familles, 1457 habitants, même des Zellenleiter n'en sont pas. 136 adolescents sont répertoriés dans la jeunesse hitlérienne, Jungvolk ou Bund deutscher Mädels, réquisitionnés de force sur les quelques 220 du village, et 25 Mitglieder des Frauenwerkes. Sont également mentionnés 0 S.A. et 0 S.S. Les habitants ne semblent pas impressionnés outre mesure et la désobéissance ne faiblit pas.

Surviennent les évènements de la 3ème décade d'août 1941 où la classe 1922 est convoquée à Saverne pour le RAD. Sauf les absents (un pour raison professionnelle, un autre déjà interné à Schirmeck) et le fils du maire, ils refusent tous en bloc leur incorporation. Donnons la parole à André Weckmann dans "Les nuits de Fastov":

"Gaby. Il était grand et beau comme l'archange. Je te revois Gaby, souplesse musclée, athlète au profil grec, une étincelle noire dans les yeux et ces mèches ciel de nuit que la colère ramenait sur son front. Et ce front, carré splendide, un mur barrant la route à toutes les compromissions. Tu fus le premier à avancer vers cette table où siégaient tous ces messieurs en uniforme, du réséda au jaune miel, les brutes épaisses et les faisans dorés au nez pincé. Derrière toi se tenaient tes neuf compagnons, nus. On te dit : signez. Tu secouas la tête. Un silence gêné plana au-dessus de la table. Les faisans se regardèrent, l'oeil furieux, les résédas ouvrirent la bouche, prêts à aboyer. Signez. Un des faisans alors siffla dans les dents : ne faites pas l'imbécile, cela pourrait vous coûter cher ! Mais Gaby, droit, athlétique et nu, les dévisageas lentement, l'un après l'autre, puis secoua la tête. Aucun de ses compagnons ne signa. Ils furent passés à tabac et internés à Schirmeck". Concernant cet épisode l'auteur précise que le paragraphe page 25 de « Steiweri unser Dorf », mémoire du village de Steinbourg, comporte une erreur. Il y est mentionné que ces jeunes gens refusèrent de signer le Wehrpass. Ceci ne se peut car à cette époque le conseil de révision ne se tenait pas encore, l'incorporation dans l'armée allemande ne sera décidée qu'un an après, le 25 août 1942. Pourtant les jeunes furent réellement envoyés à Schirmeck en septembre 1941 (cf. Marcel Hausser, qui les cotoya au camp). Il s'agirait donc du refus de signer le Ahnenpass, le certificat d'aryanité, afin de devenir dignes d'être allemand, qu'on leur imposait lors du RAD. Ce dernier ne dépendant pas de la Wehrmacht mais du parti nazi, il ne put y avoir de signature de livret matricule. Les huit qui refusèrent de signer seront internés à Schirmeck jusqu'au 9 novembre puis encasernés pour effectuer le RAD sans revoir leurs familles, et ensuite versés dans la Wehrmacht en 1942, quatre d'entre-eux décèderont au front dont Gaby (Diss) en Finlande. François Minni, déjà interné pour les faits du 14 juillet, lui aussi de la classe 1922, aura double peine, ne rentrant pas en janvier 1942 avec ses deux co-internés, ayant par solidarité refusé de signer également.

La résistance du village à la nazification est évoquée en haut lieu le 3 novembre 1941 car le Kreispersonalamtsleiter de la NSDAP est sous le feu des critiques, n'arrivant pas à y faire régner l'ordre. Dans un courrier au sinistre Gauleiter Wagner, son supérieur, il exprime : « dans la commune de Steinbourg qu'on appelle encore de nos jours la France inoccupée en raison de sa position politique, il est extrêmement difficile pour le parti d'y prendre pied. A Steinbourg on a tout essayé. A une marche de propagande effectuée un dimanche matin avec un millier d'hommes du parti, et un discours du Kreisleiter, l'on a répondu par des volets clos à 9 heures 30, manière d'exprimer leur opinion par les habitants. Diverses réunions de propagande sont restées sans succès jusqu'à ce jour ». Evoquant ensuite le cas de nombreux cheminots transférés à l'administration allemande des chemins de fer et refusant de participer à l'une ou l'autre organisation nazie, le rédacteur du rapport continue : « je me suis rendu compte que ces messieurs me menaient par le bout du nez ». Le Kreispersonalamtsleiter conclut que « la population de Steinbourg n'était pas à améliorer même par la force et la terreur et demande un autre traitement que les communes de l'arrondissement, mais que s'ils n'obtempèrent pas tous les moyens seront employés pour les faire plier », constatation voilée de lourdes menaces. Une copie de ce courrier parviendra aux Steinbourgeois qui dès lors se feront un peu plus discrets. La résistance prendra d'autres formes, de la plus banale et anonyme (écoute en cachette de la BBC) à la plus héroïque (transferts d'évadés au-delà des Vosges).

Le 9 décembre 1941 encore, le Bannführer de la Hitlerjugend écrit à l'Ortsgruppenleiter que les adhérents steinbourgeois n'ont rejoint le mouvement HJ que pour y disputer des matchs de foot et qu'ils sont absents le reste du temps, mettant l'accent sur le meneur, Charles Minni, futur incorporé de force à l'âge de 18 ans, qui après 11 mois de captivité en Russie sera déclaré mort par erreur par les Allemands, alors qu'il fit partie des premiers échanges de prisonniers français et russes qui pourront rejoindre l'armée française à Alger en 1944, terminant son courrier par un ridicule « dorénavant, les matchs de foot seront interdits à la jeunesse de Steinbourg ! ». L'adhésion à la HJ deviendra obligatoire pour tout le monde le 2 janvier suivant.


1942-1944 : résistance et enrôlement de force dans la Wehrmacht


Les affaires vont mal pour l'Allemagne en cette année 1942 où la Wehrmacht piétine devant Moscou. Celle qui se méfiait de ces Alsaciens - Lorrains indisciplinés cède aux pressions politiques, l'obligation militaire dans l'armée allemande est promulguée le 25 août 1942. Parallèlement le Reichsarbeitsdienst est réduit à trois mois et devient officiellement l'antichambre de l'enrôlement dans l'armée allemande.

Une trentaine de Steinbourgeois fréquenteront le camp de concentration de Schirmeck érigé pour les Alsaciens récalcitrants : ceux du 14 juillet 1941 et les huit de la classe 1922, les frères Bosch (Edmond) et Blanchong (Joseph), Kuehn Maurice. Kuhn Adolphe sera déporté à Dachau. Les femmes ne sont pas épargnées, Berthe Gebus ne reviendra plus du camp de concentration où on l'aperçut la dernière fois en 1945. D'autres comme Marcel Oster en viendront aux mains avec des SS et seront envoyés en prison à Ulm. La mauvaise réputation du village mène à des internements sans concession. Gruss Antoine sera d'abord à Schirmeck puis évacué à Gaggenau pour avoir porté le béret basque. Dénoncé par son employeur, il fera 10 mois de travaux forcés, ne revenant que le 1er mai 1945 longtemps après la libération du village. Le décret interdisant le port du béret basque est sans doute le plus stupide de tous puisque au pays de Bade voisin les gens le portaient aussi. Voici le texte de l'époque : « à compter du 15 mai 1941 quiconque portera une Gehirnverdunkelungskappe sera envoyé dans un camp de concentration. Heil Hitler ! » Comme personne n'a compris du premier coup on a réintroduit le terme français de béret basque dans le texte... Huit jours de prison était le tarif. De nos pères nous avons des souvenirs de cette fronde muette qui consistait à braver l'interdiction de porter ce couvre-chef mythique, leurs mères rivalisaient de stratagèmes pour que leurs enfants ne provoquent pas inutilement les Allemands, certaines leur avaient cousu une visière afin qu'ils puissent les porter sur la voie publique. Les autorités du village essayaient tant bien que mal de dissuader les familles de montrer aussi ouvertement leur hostilité devant le régime (témoignage personnel). On se souvient avoir vu après-guerre les rescapés arborer avec fierté ce symbole de résistance lors de leurs loisirs. L'incorporation de force faite d'autant de destins personnels ne brisera pas la rébellion larvée de la population mais celle-ci ne s'affichera plus ouvertement. Toute la palette de destinées se décline à Steinbourg, jusqu'au cran ultime, l'incorporation de force des anciens officiers de l'armée française en 1944, dont fit partie Marcel Sibler.  Ce sont les 42 de Neuengamme, qui refusent en bloc. Marcel Sibler sera libéré par les Anglais le 2 mai 1945, mais trop affaibli ne pourra rentrer qu'en août chez lui.  "La petite ville attend, que ferait-elle d'autre ? Les têtes brûlées sont parties pour l'Afrique ou les prisons et nos fils sont en Russie. Nous on veut durer, n'est-ce pas ce que l'Histoire nous a appris ? Les Armagnacs sont partis, les Croates et les Suédois aussi. Et nous, on est toujours là. Toujours." (André Weckmann, Les nuits de Fastov).

Car l'heure est au recueillement suite aux mauvaises nouvelles du front russe où les Alsaciens sont répartis par petits groupes de 3 ou 4 dans les unités allemandes. Toutes les classes de 1908 à 1928 seront appelées, ceux de 1908, 1910, 1926 et 1927 seront carrément affectés dans les régiments disciplinaires S.S. comme chair à canon, un drame dans le drame car les S.S. seront systématiquement abattus par les Russes. Marqués à vie dans leur chair (leur groupe sanguin était tatoué sur le bras) et dans l'âme après la bombe à retardement laissée par les nazis (procès d'Oradour en 1953, voir épilogue). Les années 1943 et 1944 sont rythmées par les survols des bombardiers alliés qui visent les trains de la ligne Saverne - Strasbourg. Le 3 août 1944 l'aérodrome est bombardé, la gare le 28. En novembre les bombardements s'intensifient. Le sort s'acharne sur certaines familles, le 15 du mois le dernier fils d'une fratrie de quatre dont aucun ne reviendra de la guerre est tué par un éclat d'obus sur le chemin de l'usine. Le 19 novembre, un dimanche, trois Steinbourgeois décèdent dans le bombardement de l'usine du Zornhoff qui fait 29 victimes. De Steinbourg on vit arriver par le mont Saint Michel les 36 bombardiers en formation de 6 qui déversèrent leur tapis de bombes en deux survols en à peine une demi-heure. On peut se demander à quoi pouvait servir ce bombardement de civils au vu des événements des jours suivants. Le village est en état de choc. Il ignore qu'il vit ses derniers instants sous la botte nazie.


Libération


A une dizaine de kilomètres de Saverne, le sous-groupement Rouvillois de la Division Leclerc reçoit l'ordre de contourner les défenses allemandes enterrées à Phalsbourg par la vallée de la Zinsel et de rejoindre Massu passant par Dabo au sud au carrefour de la Faisanderie, sud de Steinbourg. Les Français se heurtent à une vive résistance et ne peuvent passer directement par la vallée, Rouvillois qui connaît bien le secteur (il avait été en garnison en Alsace avant la guerre) déborde alors les défenses par La Petite-Pierre le 21 dans l'après-midi. Le 22 novembre le détachement du capitaine Compagnon, suivi des fantassins du 1er régiment du Tchad sur half-tracks, se retrouve bloqué entre Weiterswiller et Neuwiller, le détachement Lenoir contourne le barrage par Bouxwiller et libère la voie. Les deux détachements se regroupent dans Neuwiller et le détachement Lenoir de 17 chars légers M1 Stuart passe en tête. Cette donnée est passée inaperçue après-guerre, le futur général Compagnon à la tête d'un escadron de 17 chars Sherman ayant été considéré comme le libérateur de Steinbourg mais Lenoir serait passé devant (il quittera l'armée après une grave blessure en avril 1945 lors de la bataille de Royan). Ce qui est confirmé et par des témoins visuels (Mr. Heschung Raymond, de Neuwiller) et par l'histoire du Régiment (https://edu.fondation-marechal-leclerc.fr/le-12e-regiment-de-cuirassiers) :  "Le lendemain, le colonel Rouvillois va se rabattre en direction du sud vers le canal de la Marne au Rhin, dont il veut occuper les ponts à Steinbourg et Dettwiller. Le détachement Compagnon, qui a quitté La Petite-Pierre à 8 h 30 précédé d’un peloton de spahis, passe Weiterswiller, mais vient se heurter devant Neuwiller à une très vive résistance allemande. Il y est arrêté plus d’une heure par le feu des armes automatiques et de l’artillerie ennemies, qui rend impossible toute progression par la route. Dès le début de l’engagement, un de nos chars s’embourbe, que l’on essaiera de tirer du fossé par l’arrière avec un câble. Opération délicate sous le feu des mortiers et qui coûtera la vie au chargeur du char. Un violent tir de contre-batterie est aussitôt déclenché par le peloton de mortiers de l’aspirant Lecornu. Bien dirigé, il porte plusieurs coups au but sur la batterie ennemie, dont le feu cesse immédiatement. D’autre part, le détachement Lenoir signale par radio qu’il a débordé la position et se trouve dans Neuwiller. Nous allons l’y rejoindre et le suivre jusqu’à Steinbourg, où il surprendra la défense de l’adversaire et détruira un long convoi de véhicules". Le chef De Cargouet (qui sera tué le lendemain vers le pont de Kehl d'une balle dans la tête) était passé chef de patrouille, ce serait donc lui, le tireur Etchegaray, pilote Frangini, aide-pilote Pierre et radio-chargeur Delagrange (source : www.chars-français.net) qui auraient atteint Steinbourg en premier vers 11 heures sur le char BAYEUX. Le BAYEUX et le DIEPPE mettent en déroute un important convoi militaire, il s'agit des éléments de la 553ème Division d'Infanterie de la Wehrmacht rejoignant Saverne, la colonne est détruite avant le pont du canal et à 11h15 le BAYEUX prend contact avec la colonne Vandières du sous-groupement Massu au carrefour de la Faisanderie. Le timing est tellement bon qu'ils arrivent ensemble, les deux jeeps de tête se tirant dessus, pensant qu'il s'agissait d'ennemis. Passant devant l'église le chef d'escadron Compagnon s'y recueille et arrache le drapeau à croix gammée qui y pendait. Le détachement Lenoir reste au carrefour jusqu'à 15h30 pendant que Compagnon longe le canal vers Saverne faisant 500 prisonniers. "Mais devant la ville nous serons arrêtés : les chars ne peuvent quitter la route bordée de bois, et les bombardements de l’aviation américaine l’ont bouleversée de larges cratères sur des centaines de mètres. A ce moment précis, un message radio du colonel nous intime l’ordre de faire immédiatement demi-tour. Deux cents Allemands cherchent à reprendre les ponts du canal. Il faut tenir «coûte que coûte » celui de Steinbourg, y revenir de toute urgence. Nous manœuvrons aussitôt, fonçons sur la route que la pluie incessante a rendue terriblement glissante. Dix minutes plus tard nos chars sont sur le pont. En fait d’Allemands, nous ne sommes pas peu surpris de ne voir que des dizaines de prisonniers, frileusement serrés sous un hangar. Mieux, il en arrive par les champs et qui surgissent des bois en agitant leurs mouchoirs blancs. De contre-attaque, il n’y en aura point" narre la fondation Leclerc. La surprise a été totale. Il n'y aura eu que quelques escarmouches au village, quelques Allemands cachés sous le foin et le fumier tirant sur les Français, vite neutralisés. Un blindé bloqua chaque entrée du village, puis les Français délogèrent les derniers Allemands. Le Panzer stationné en permanence dans la rue du 21 novembre se retrouve au fossé (témoignage). Le char RENNES II tombé en panne moteur sera laissé sur place. Parmi les premiers libérateurs du village figuraient le Maréchal des Logis Zimmer de La Wantzenau, qui trouvera une mort glorieuse devant le Pont de Kehl le lendemain et le cuirassier Léon Dietrich, d'Ottersthal, tous deux avaient rejoint De Gaulle en 1940. Vers 17 heures Compagnon part sur Dettwiller et Wilwisheim à la suite de Rouvillois qui avait contourné Steinbourg par le nord. A l'arrivée des Français un Allemand, instituteur dans le civil, s'était réfugié dans une grange rue Saint Jean et ne se laissa pas approcher. Par deux fois il attaque un char à mains nues avant qu'on ne l'abatte à distance en fin de journée. Il restera étendu sur la route agonisant, les habitants entendront ses râles toute la nuit (témoignage Paul Fischer). Enterré avec six autres militaires allemands au cimetière, sa dépouille sera rendue à sa famille des années plus tard. Sa femme venue pour l'occasion, ne pouvant comprendre ce fanatisme de la dernière heure.

Quelques inquiétudes encore lors de la contre-offensive allemande Nordwind, opération de la dernière chance dont on entendra les canons tonner près de Wingen s/Moder. Les Américains s'étaient retirés du village en décembre 1944, laissant seuls les 90 FFI du village sous le commandement d'André Weckmann, déserteur de l'armée allemande qui s'était caché dans sa cave pendant trois mois. Ceux-ci ne savaient que faire. Les Steinbourgeois se rendent à Saverne au siège des FFI pour demander des ordres, il n'y avait plus personne, ils avaient déjà tous fui. Mais les Alliés résistent héroïquement (voir opération Nordwind). Le 20 janvier 1945 une forteresse volante B17, touchée par la Flak à Ettenheim, de retour d'une mission sur Heilbronn, va s'écraser à Altenheim après avoir survolé trois fois Steinbourg (ces appareils étaient munis d'un pilotage automatique de détresse qui maintenait en permanence l'appareil sur une trajectoire circulaire, dixit Raymond Heschung, témoin direct). Entre Rosenwiller et Steinbourg (Karimatt) il parachuta avec succès six hommes d'équipage, puis deux autres mais le parachute du mitrailleur Thomas E. EASON se mit en torche ; il se tua en s'abattant sur le sol enneigé à l'emplacement de l'actuelle rue des tilleuls. C'était la 28ème mission de ce jeune homme de 23 ans qui avait aussi servi dans le Pacifique, il est enterré au cimetière d'Epinal. L'avion fit un atterrissage d'urgence avant de décapiter un poteau électrique et ses deux pilotes s'en sortirent indemnes. En venant sur les lieux, les premiers témoins les trouvèrent entrain de prier (témoignage).

La mémoire collective du village portera longtemps les stigmates de cette sombre époque. Steinbourg aura donné du fil à retordre aux nazis. Des réseaux (Bomo ou les soeurs Burg, Marguerite et Alice) faisaient passer des prisonniers ou des évadés de guerre en zone libre, les voisins leur procurant de la nourriture. Malgré les arrestations et interrogatoires à Schirmeck, les Allemands ne purent jamais réunir de preuves devant le mutisme des villageois. Paul Ott sera interné 7 mois à Schirmeck comme membre d'une filière d'évasion, le père de Lienhardt Raymond, ancien soldat allemand de la guerre de 1914-18 où il avait laissé un bras, fera 10 mois pour la même raison.

Sur 140 Steinbourgeois incorporés de force, 44 ne reviendront plus, sans compter ceux qui y sont nés mais n'y habitaient plus au moment de l'incorporation. La première guerre avait causée environ 10 % de morts, celle-ci plus de 30 %. Le plus jeune d'entre-eux avait 18 ans lorsqu'il disparut, le plus jeune incorporé le fut à 16 ans et 10 mois. Deux sur les treize emprisonnés au sinistre camp de Tambov y moururent d'épuisement. On ne saura jamais ce que sont devenus six des incorporés de force, traumatisme durable les familles ne pouvant faire leur deuil. Pour les survivants, le fait d’avoir eu à se battre dans les rangs de l’ennemi honni créera un traumatisme profond qui ne s'effacera jamais. A leur retour où la France baignait dans une atmosphère résistancialiste, les Malgré-Nous comme on les appelle déjà, gênent. On ne sait les cataloguer. Exemple avec Paul Ott dont nous avons déjà parlé. Un parcours typique qui aurait aussi pu l'amener à Oradour. Emprisonné à Schimeck pour avoir établi une filière d'évasion, il fut incorporé dans les Waffen SS en Yougoslavie en 1944 avec 36 autres Alsaciens, 12 ans après avoir fait son service militaire en France (classe 1910). Dix-huit s'échappèrent et rejoignirent les partisans de Tito. Le périple les mena ensuite de Naples libéré à Marseille où personne ne comprenait rien à leur situation (ni les Russes, ni les Américains ne considéraient les Alsaciens comme Français). Marcel Heinrich quant à lui déserta en Italie le 9 septembre 1944 de la division S.S. où il avait été incorporé en 1944, et rejoignit le maquis italien avec lequel il combattit les arrières de la Gotenstelllung durant l'hiver. A 18 ans il finit lieutenant d'un groupe d'une cinquantaine de partisans, le dénommé détachement des Cerfs. Minni Charles, s'Bleichers, déclaré mort (une messe de requiem eût lieu à son intention), fut en fait prisonnier des Russes. Libéré après des mois de détention, pesant encore 40 kilos, passé par Téhéran, Le Caire, Alger, revint à la stupeur des ses parents en 1945 en uniforme de parachutiste français, après avoir participé aux combats de Libération où il retrouva au seuil de l'Alsace son frère aîné qui avait rejoint dès 1940 la France libre. Fernand Stengel sera fusillé par les Allemands. Rares furent ceux qui purent s'échapper. Charles K., engagé dans l'armée soviétique, infiltré dans Breslau (aujourd'hui Wroclaw) assiégée avec un groupe de saboteurs qui s'empara du QG allemand, précipitant la prise de la ville le 6 mai 1945. D'autres eurent moins de chance, les deux derniers qui partiront, alors même que les villageois avaient essayé de les en dissuader, ne reviendront pas. Lorsque plus tard on grava les noms des morts de la seconde guerre mondiale sur le monument de 1927 une émotion insoutenable s'abattit quand on y porta les quatre fils d'une même famille devant leur mère effondrée. 

Il faut encore ajouter 8 victimes civiles aux 44 morts ou disparus, dont ceux du bombardement du Zornhoff, et 2 jeunes de 12 et 13 ans tués accidentellement, l'un par un soldat américain dans la cour du foyer le 18 février 1945, l'autre le 30 avril, en manipulant des détonateurs. Dernières victimes innocentes de six siècles de luttes sur le sol steinbourgeois. En 1984 lors des festivités du 40ème anniversaire de la libération, le Souvenir Français honora la commune pour son patriotisme durant la seconde guerre.

Huit sympathisants nazis seront internés à Schirmeck lors de l'épuration, dont le maire et le secrétaire de mairie et des Allemands de souche, une croix gammée peinte sur des maisons leur appartenant. L'histoire n'a pas gardé trace de règlements de compte. Pendant leur internement des habitants intègres furent désignés pour garder leurs biens, qui avaient été soigneusement comptabilisés (archives mairie de Steinbourg). La population leur  pardonnera leur errance et il n'y aura guère de suite si ce n'est le "d'r hèt g'schwewelt" qui ressortait de temps en temps dans les discussions de famille.  

Pour compléter ce passage sur la dernière guerre, je recommanderais de lire « Splitter » d'André Weckmann qui a Steinbourg comme décor ou « Pour un béret » d'Antoine Gruss à la bibliothèque de Steinbourg, ainsi qu'Eugène Kurtz qui donne un éclairage très bien documenté sur le drame des Malgré-Nous. Voir aussi en annexe le témoignage de Marcel Hausser, déporté steinbourgeois.

Ci-dessous, contournement de Saverne, composition du 12ème Cuirassiers, Cne Lenoir, Char Bayeux




CNE Lenoir

Char Bayeux