Sonia
Quatorze ans après « Le Grec », Sonia nous a quittés.
Elle avait 94 ans et elle a décidé qu’il était temps de le rejoindre.
Sonia et le « Grec », étaient le bonheur même pour tous ceux qui ont eu la chance de les approcher et ceux qui sont devenus leurs amis. On aurait pu craindre qu’après le départ du « Grec », Sonia ne soit plus la même, se montre triste sinon moins gaie. Ce ne fut absolument pas le cas et en tout cas, elle ne laissait rien paraître. Sa joie de vivre était restée intacte, de même le plaisir d’échanger avec ses amis, surtout quand il s’agissait de parler de son « Grec ». Quand, au cours de ses deux dernières années et six mois en EHPAD, comme Jean-François, son neveu l’a dit joliment à ses obsèques : « sa mémoire s’estompait », nos rencontres ont toujours été joyeuses et gaies. De fait, pour elle, le « Grec » était encore en vie et toujours près d’elle. Maintes fois, alors que nous la retrouvions, elle nous demandait si nous avions vu Georges qui était allé chercher les journaux !
Dans ma vie de grimpeur j’ai connu deux femmes alpinistes exceptionnelles, Denise Escande avec laquelle j’ai grimpé et Sonia avec laquelle je n’ai jamais grimpé « encordé ensemble » car « Le Grec » était son leader, un leader totalement exclusif. Même le grand Gino Solda avait essayé de l’embarquer dans une voie, en vain. Sonia en escalade n’avait qu’un leader, son « Grec ». Ces deux grandes dames de l’alpinisme avaient en commun ceci : elles n’avaient peur de rien, et surtout pas de la mort et cela explique qu’elles n’ont pas non plus eu peur de vivre à fond leur passion. Pour Sonia, deux passions : « Le Grec » et l’escalade qui se confondaient si bien.
J’ai compris à quel point « Le Grec » et Sonia étaient aimés des grimpeurs des Dolomites en 1963, lors d’un des camps d’escalade organisés par « Le Grec » grâce à la bienveillance de Lucien Devies, son sponsor, admirateur et ami. Dès notre arrivée à Belluno, nous avons eu droit - enfin eux - je ne faisais que les accompagner - à une réception de stars. Ils étaient devenus membres de la famille des grands alpinistes des Dolomites et ce n’est pas pour rien que « Le Grec » et Sonia, auteure de tant de premières féminines (toujours avec son « Grec »), se sont vu décerner chacun le Pelmo d’Oro pour leur carrière, les seuls non Italiens à se le voir décerner. Même Claude Barbier, qui outre ses solos époustouflants a ouvert aussi de nombreuses voies dans les Dolomites, ne l’a pas eu. C’était un splendide grimpeur des Dolomites, mais il n’avait pas la « tchatche » du « Grec » et l’empathie naturelle et joyeuse de Sonia. Les Italiens s’y connaissent en comédiens et considéraient « Le Grec » comme un des plus grands. Quant à Sonia, elle les estomaquait, car une grimpeuse avec autant de talent, de culot, de calme maîtrisé et de gentillesse, à l’époque, on n’en rencontrait pas souvent dans les grandes parois des Dolomites.
« À Auronzo di Cadore
Le jury attribue à l'unanimité le prix du « Pelmo d'Oro » pour 2002, pour leur carrière d'alpinistes à SONIA et GEORGES LIVANOS avec la mention suivante :
« Couple en or sur les rochers comme dans la vie, ils ont fait connaître les Dolomites de la région de Belluno aux alpinistes de l'autre côté de nos Alpes, souvent encordés avec de très forts grimpeurs de la région de Belluno et de véritables amis."
Couple dans la vie comme en escalade, ils ont choisi dans les années 1950, les Dolomites de la région de Belluno pour réaliser d'incroyables ascensions, souvent encordés avec de très forts grimpeurs de la région de Belluno ; parmi eux, nous nous souvenons de l'inoubliable Armando Da Roit, « Tama », d'Agordo, puis Marcello Bonafede et Eugenio Bien. Les plus grands exploits du couple franco-grec ont été réalisés sur la Cima Su Alto, la Cima di Terranova, la Torre del Lago, le Castello della Busazza, la Cima De Gasperi, sommets situés dans le groupe de la Civetta, mais aussi sur la Cima d'Auronzo, Croda dei Toni et Monte Giralba, sur la Lista et la Torre Undici dans le groupe de la Popera. Plus que tout, les exploits de Sonia et de Georges ont fait connaître les Dolomites de la région de Belluno aux alpinistes français, ce qui a été profitable à notre région et a provoqué une inestimable popularisation de nos montagnes. »
Mais qui pourrait parler de Sonia mieux que « Le Grec » ? Cela pourrait commencer par :
« Si c'était une patate je le dirais.... ou plutôt je ne le dirais pas puisque je ne l'aurais pas épousé. »
« …Parmi les prétentions qui manquent au Grec, il y en a peu mais il y en a. Figure celle de jouer au superman en se baladant en tête dans des passages de V ou de VI. Quant à Sonia (1 m 50 x 45 kilos) elle ne se sent aucune disposition pour le métier de sherpa. Camarades aux vastes carrures qui surmontez allégrement (à vous entendre) les plus formidables surplombs avec dix kilos sur le dos, n’oubliez pas que ces dix kilos, le huitième de votre poids, sont presque le quart de celui de ma moitié. »
« Les voies de sixième supérieur ne se font pas encore d’une seule main, et en 1956 aucune d’entre elles n’avait été parcourue par une cordée 'homme et femme'. Voilà ouverte une nouvelle mine de premières : les masculo-féminines, à ne pas confondre avec les fémino-masculines, et encore moins avec les 100 pour 100 féminines.Faute de concurrence, Sonia s’était acquise une réputation de sextogradiste chevronnée, mettant à son actif une douzaine de premières 'féminines sans plus', dans les meilleures conditions de confort, avec le concours d’un personnel abondant et stylé. Leaders, dépitonneurs, hisseurs de sac, etc., lui avaient assuré un farniente délicat. Finis ces temps d’opulence ! Renonçant à un dilettantisme désormais impossible, défiant l’adversité, elle s’apprêtait à faire le ménage elle-même et à « nettoyer » consciencieusement les pitons. Une soixantaine de ces accessoires avaient paru de la dernière nécessité au leader dans un itinéraire que nous venions d’ouvrir à la Torre del Lago. Les pertes s’étant élevées à un 25 pour cent acceptable, compte tenu d’un bivouac imprévu, en partie sur étriers et en partie sous un bon orage, nous pouvions envisager une 'grosse'…
« Sonia souffre aussi de ses mains [ils font la première 'masculo-féminine' de la Torre Trieste, la 'grosse']. Au refuge, madame, avec ses idées saugrenues sur la propreté, a toujours les mains dans l’eau : lessive, toilette, etc. (moi, pour ce dernier chapitre, je suis très grand siècle, j’opère à l’eau de Cologne). Ce n’est pas un bon traitement préparatoire pour l’escalade, car l’eau ramollit la peau. Sur trois de ses doigts usés par le rocher, celle-ci est si mince que le sang affleure ou a coulé. Un petit intermède 'Croix Rouge' est indispensable pour rafistoler le tout au sparadrap. »
Avec Baffo, Le Grec et Marc Vaucher
« Certains de mes amis m’ont envié une compagne toujours prête à me suivre dans les plus surplombantes aventures. Les malheureux, s’ils savaient ! S’ils savaient ce que cela représente que de grimper des journées entières avec un mètre cinquante de faible femme ignorant la difficulté, la fatigue, la peur, le froid, la faim, la soif, alors que LUI est fort sensible à ces désagréments ! S’ils savaient ce que cela représente, après un passage de VI, que de LA voir arriver, souriante, calme, détaillant les tons d’une fleurette du surplomb, alors que lui, à ce même surplomb… Enfin passons… Tout n’est pas rose dans l’alpinisme conjugal, mais ses épines peuvent aussi avoir du bon. Devant ce second, sa femme par-dessus le marché, qui lui prouve à chaque longueur de corde combien il est lent et maladroit, IL finit par s’énerver. Il y a là une question de prestige, pour un mari ; d’un piton dépend l’équilibre d’un ménage… »
Beaucoup d’ « anciens » sont venus à ses obsèques. Bien sûr, Robert Gabriel (le « tueur ») dont le « Grec » disait : « … Gabriel était pour moi un merveilleux compagnon… Sur le plan moral, énergie, imperméabilité à l’adversité, Gabriel, c’était un mec ! » Roger Lepage (« Baffo » pour les Italiens car « dans son numéro de la soupe au fromage on dirait les chutes du Niagara ! ») son compagnon de cordée des années 1960 et 1970. Et aussi, Claude Deck, Henri Agresti et les amis marseillais, Michel Fauquet (Tchouky), Marc Guiot (le fils de Gilles), André Tête, Yves Besson, Lucien Joulia, Jean-Pierre Fedèle, Jean-Louis Martinez et bien sûr Barney et Jacky, sa compagne, qui se sont tellement occupés de Sonia avec son neveu, Jean-François, ces dernières années en EPHAD et de nombreux autres dont les noms m’échappent : moi aussi ma mémoire commence à s’estomper.
Ceux qui éprouvent de la tristesse ne le devraient pas. Sonia ne l’aurait pas voulu. Il y a encore peu de temps, Jean-François m’a raconté qu’elle lui avait demandé de lui prêter sa canne. Étonné, car elle n’avait jamais eu besoin d’en utiliser une, il lui demanda pourquoi : « pour taper sur ces infirmières qui n’arrêtent pas de m’embêter ! » Elle est restée jusqu’à son départ l’être libre qu’elle a toujours été. Comme « Le Grec », son époux et leader, elle est l’exemple même d’une vie pleinement réussie, et pour paraphraser Yvan Audouard dans son magnifique article sur Le Grec, Votez Livanos, « parce qu'elle n'a jamais cessé d'être elle-même et qu'elle n'a jamais eu d'autre ambition que de trouver le bonheur sur la Terre. Pour elle et pour les autres. »
Hommage de Bernard Vaucher
publié sur le site du CAF Marseille-Provence
SONIA LIVANOS (1923 – 2018)
Sonia, tu nous as quittés ce dimanche 15 avril. Comment va-t-on pouvoir se passer de ta joie de vivre et de ta gaité ? Avec Georges, tu as formé à coup sûr « la cordée la plus sesto » du milieu du XX° siècle. C’est en 1948, voici soixante-dix ans, que tu rencontres celui qui deviendra ton compagnon, dans tous les sens du terme, et pour toute la vie. Pour ce qui est de votre carrière alpine proprement dite, elle durera plus de quarante ans, avec une prédilection marquée pour les Calanques, où chaque paroi porte le cachet Livanos (plus de cinq cents premières !), et les Dolomites, votre deuxième patrie. Tu suis Georges « au-delà de la verticale », n’hésitant pas pour lui faire plaisir, à le suivre dans les entreprises les plus dures, car dans ces années cinquante, les courses rocheuses les plus dures du monde se trouvent dans les Dolomites. Les prétendants se comptent sur les doigts de la main, et toi Sonia, tu es la première à goûter au « six supérieur », catégorie peu encombrée, tout sexe confondu. Il est impensable de concevoir le Grec sans Sonia, car tu es la compagne des plus belles aventures alpines comme des moments les plus difficiles. Chaque rocher porte votre empreinte, aussi je ne sais pas comment les Calanques et les Dolomites vont pouvoir se passer de vous. Mais comme tu le disais avec le naturel qui te caractérise, non seulement tout cela te semblait facile, mais aussi concerner une autre personne, voire une autre vie. Lorsque Georges décède en 2004, en dépit de la douleur causée par sa disparition, tu fais face avec cette positivité qui te caractérise, tu t’accroches, jusqu’au bout, même lorsque tes forces déclinent. Pourtant, nous n’oublierons jamais, Jacky et moi, ta joie à revoir Bartagne et les Goudes, il n’y a pas si longtemps de cela. En tout cas, te voilà partie pour rejoindre dans l’Olympe des grimpeurs ton Grec de mari. Alors, profites en pour l’embrasser de notre part et pour lui dire à quel point lui aussi nous manque.
Barney, Jacky et Ivan
Sonia avec Jacky Vaucher et les « dolomitards »
Massimo di Giusto et Gianni Gianeselli,
nov 2016 (col. Vaucher)
Sonia devant Bertagne juste avant son entrée en EHPAD (photo B. Vaucher)
Idem avec Bernard et Jacky (col B. Vaucher)