Gaston Rébuffat

Gaston Rébuffat

Entre Terre et Ciel

Je l'ai connu en 1939, j'avais seize ans, il en avait dix huit, nous faisions partie de la nouvelle vague d'alors. Très sérieux, un peu compassé, son regard révélait parfois des élans qu'il n'osait extérioriser ; Il avait déjà fait, conduit par un camarade plus agé, deux ou trois courses en montagne, moi aussi, et cela nous a rapprochés. Nous n'étions pas seulement des grimpeurs des Calanques, même si elles nous enchantaient et si leurs escalades nous passionnaient, nous regardions plus haut, et nous prononçions avec respect des mots chargés de rêves : Jorasses,Drus, Dolomites .....

Gaston, surnommé "REBS" dans la petite bande de "modernes", n'était pas un grimpeur particulièrement doué et son culte de la "gym" ne semblait pas concluant, mais ce ne sont pas les plus doués qui vont toujours plus loin.

Le manque de co-équipiers nous a amené à sortir ensemble quelques fois, huit fois pour être précis et cela a donné six premières dont une, la Centrale à la Candelle, a constitué un morceau de bravoure pour nos jeunes ailes. A coup de pitonnages laborieux et de descentes nocturnes pendant trois jours. Et là, je l'ai apprécié. Si son style n'était pas brillant, une application opiniatre compensait, il était entreprenant, tenace, et d'une prudence méticuleuse d'où l'audace n'était pas exclue. Ce n'était pas "ça passe ou ça casse" mais "il faut bien que ça aille". Aussi, quand en 1945 il a fait (et non réussie) la deuxième ascension de la Walker, cela m'a paru normal, les qualités techniques, morales et physiques, il les avait et au niveau le plus élevé.

Après cette consécration ? Je ne vais pas raconter tout Gaston Rébuffat, je dirais simplement qu'il a été, vraiment, le plus grand guide de son temps, le seul à se lancer avec "client" dans des deuxièmes ascensions comme le Badile ou la face ouest de la Noire, et puis la Walker, l'Eiger, la Solleder, un palmarès alors unique. On peut regretter, par contre, qu'il n'ait pas laissé sa marque sur un des grands problèmes alpins de l'époque, ils étaient à sa portée. Mais dans les années cinquante, lorsqu'on exerçait que le seul métier de guide, on était trop tributaire de fantaisies atmosphériques pour perdre son temps, en un sens, à s'attaquer à ces problèmes ; le professionnalisme a ses impératifs.

Après1952, ne se consacrant plus totalement à sa carrière de guide, il se lancera dans l'écriture et le cinéma. Avec le même mélange de méticulosité et d'obstination qui l'avait conduit aux courses les plus prestigieuses, il réussira. Là aussi, il devra composer avec le côté commercial de ses entreprises. Et puis, les grands artistes d'autrefois ne respectaient-ils pas les désirs de princes préfigurant l'ère des sponsors !

Je ne m'attarderais pas sur ces considérations pour moi très secondaires, seul le grimpeur m'intéresse, aussi je n'hésite pas à le redire : il a été le plus grand guide de son temps et s'il est un panthéon des montagnards, il y aura été fraternellement reçu par les plus glorieux de ses prédécesseurs.

Georges Livanos