ÉRIC VOLA     l'inclassable








Voie de l'éperon  - Morgiou : 1ère ascension Eric Vola et Roger Lepage septembre 1970

Caricature d'Eric par Zevar (O1 informatique) commercialisant un nouveau système de recherche informatique appelé CAFS

 ÉRIC VOLA 

INCLASSABLE !

Les alpinistes se présentent sous deux formes. La première est celle de personnes qui gravissent les montagnes, falaises et autres escarpements  par des voies qui vont du plus facile à l’extrêmement difficile. Personnes à ne pas confondre avec les sacs de patates qui peuvent être hissés sur les plus hauts sommets du monde par des guides, sherpas et autres treuils humains rémunérés à cet effet.

Éric est de ceux qui ont gravi quantité de voies extrêmement difficiles. Il n’a, bien entendu, aucune ressemblance physique ou morale avec un sac de patates… quoique, avec l’âge, un peu de bedaine puisse prêter à confusion.

La seconde forme est celle de nœuds. Pas de “vrais nœuds“ (bien que ...) : ceux du réseau remarquablement connexe qui interconnecte les alpinistes du monde entier.

En tant que tel, Éric en est un d’où partent et arrivent de multiples liens. Il le doit, notamment, à une boulimie traductrice qui lui a fait publier en français un nombre impressionnant d’ouvrages d’alpinistes étrangers de haut niveau. Une fois à la retraite, après avoir vendu moult équipements informatiques au temps héroïques des cartes perforées, il a pu s’adonner complètement à cette boulimie. Il a ainsi contribué à faire connaître nombre d’ouvrages remarquables d’alpinistes anglo-saxons tout en s’intéressant à l’histoire de l’alpinisme mondial.

L’histoire alpine, comme bien d’autres, se constitue chaque jour. Pour la suivre en temps réel, Éric s’est placé, sans s’en apercevoir, en position épiscopale. Il surveille aujourd’hui tout ce qui bouge sur les montagnes et les falaises du vaste monde. Certains vont même jusqu’à voir en lui une sorte de pape. Une interview-vidéo de TVmountain conforte cette vision. On y voit le Saint-Père en ses appartements privés de Chamonix, et un journaliste, reçu en audience particulière, qui enregistre respectueusement ses augustes paroles.

Mieux : dépassant ces fonctions épiscopales et pontificales, il s’est institué en apôtre.  Le dieu concerné est Georges Livanos, dit “le Grec“, une légende bien connue de l’alpinisme. Pour qui ne la connaitrait pas (est-ce possible ?), elle peut se résumer en un nombre : 25 000, un titre : “Au-delà de la verticale“ et une kyrielle de premières un peu partout, surtout dans les Calanques et les Dolomites.  25 000 est le nombre de pitons que le Grec aurait planté dans sa vie d’alpiniste. “Au-delà de la verticale“ est le titre du livre à succès qu’il a écrit. C’est le livre le plus drolatique de la littérature alpine. Si le lecteur de ces lignes ne l’a pas lu, qu’il cesse immédiatement sa lecture et aille tout de suite se procurer le bouquin ! Quant à la kyrielle, son édition épuiserait quantité de cartouches d’imprimante (exagération en hommage au Grec ; authentique kyrielle quand même).

Le Grec a tiré sa révérence en 2004. Éric a édifié une basilique informatique à sa mémoire. Il l’entretient, depuis, avec le plus grand soin.

La basilique abrite les archives du GGM (Groupe des Grimpeurs Marseillais). Ce groupe avait été créé en 1953 par le Grec et quelques grimpeurs de provenances diverses (CAF, Excursionnistes Marseillais, Amis de la Nature, électrons libres). Tous étaient “les meilleurs escaladeurs du moment“. Après quelques années glorieuses, le groupe s’était étiolé. Il avait repris vie en 1960 par l’apport du sang frais d’étoiles montantes. Éric a été l’un de ces donneurs de sang (et l’une de ces étoiles).

En se rendant aux réunions, les nouveaux venus ne venaient pas seulement se concerter pour leurs sorties, ils venaient aussi assister au one-man-show de l’humoriste ultra-vertical qu’était le Grec.

Sous forme charnelle, chaque alpiniste a sa personnalité. Certains apparaissent comme de téméraires conquérants de l’inutile (Lionel Terray), d’autres comme des poètes de l’encordement (Gaston Rébuffat). Il y a aussi les masochistes qui trouvent leur plaisir dans des marches interminables ou des bivouacs glaciaux ; les complexés qui veulent se prouver à eux-mêmes qu’ils valent mieux que ce qu’ils pensent ; les simples d’esprit qui ne se cassent pas la tête en se demandant pourquoi ils pratiquent un sport risqué et fatigant ; les drogués de l’adrénaline ; les compétiteurs dont le seul but est de faire plus dur et plus vite que les autres (tous ceux-ci sont trop nombreux pour être cités).

La personnalité d’Éric n’entre dans aucun de ces types ou alors un peu dans chacun. Elle doit être classée parmi les inclassables. Éric a l’art d’apparaître comme le contraire de ce qu’il est. En alpinisme il a toujours été prudent mais en veillant à donner l’image de la plus parfaite inconscience. Pour la bouffe, il a incontestablement le palais d’un fin gourmet. Lorsqu’il déguste un plat délicat ou qu’il débouche une bouteille de bon vin, qui s’imaginerait qu’il ait été capable de manger et de digérer du verre? Qui s’imaginerait qu’il ait pu dévorer des choucas grouillant de vermine ? Ceux qui ont pu le suivre dans ses affaires privées ou professionnelles, ont pu croire avoir affaire à Gaston la Gaffe. Sauf qu’en ces matières il n‘en a commis pas plus que d’autres. On l’aura compris, Éric est un grand pourvoyeur d’atypisme. C’est ce qui fait son charme.

BIENVENUE AU CAF 

Jai connu Éric en 1959.  Je m’étais inscrit au CAF – section de Provence – 3 ans plus tôt. En 1959  j’étais considéré comme le “doyen des jeunes“.

Cette singulière réputation venait des circonstances dans lesquelles je m’étais inscrit au CAF. C’était au commencement de l’été 1956. Les “collectives d’initiation“ étaient terminées et le programme de l’été bouclé. L’heure n’était pas à l’accueil de nouveaux venus. Je l’avais vite constaté. À l’époque, les réunions du CAF avaient lieu tous les jeudis soir au siège du club, rue des Feuillants, non loin de la Canebière, à Marseille. Quand j’ai poussé la porte pour la première fois, il y avait pas mal de monde discutant de leurs projets en petits groupes. Je me suis cru l’homme invisible. J’errais parmi eux en essayant d’accrocher un regard. Personne ne s’apercevait de ma présence. Je suis donc reparti, un peu dépité. Mais j’avais payé une cotisation et je tenais à rentrer dans mes frais. Je suis donc allé aux réunions suivantes. Même accueil ! Je passai donc l’été avec ma carte d’adhérent comme seule connaissance que j’aie pu faire au CAF. Je repris mes tentatives à la rentrée. L’été ne m’avait pas rendu plus visible, mais, à la première réunion, je vis un autre moi-même quant à l’invisibilité. Il s’appelait Philippe Combes. Qui se ressemble s’assemble. Nous faisons connaissance. Nous décidons de mettre en commun nos inexpériences et de faire nos premières armes ensemble. À la fin de l’année, nous avions déjà écumé la plupart des voies faciles des Calanques ; mais nous avions surtout fédéré un petit groupe de jeunes venus au CAF et accueillis, eux aussi, par les “anciens“, comme gens invisibles.

Il faut dire, à la décharge des “anciens“, que l’année précédant ma venue au CAF avait été marquée par un funeste accident de montagne. Il avait coûté la vie à un jeune de la section : André Pontet. Il avait sérieusement refroidi ses camarades à telle enseigne qu’ils avaient quitté le CAF. La section ne comptait plus guère que des “ancêtres“, majoritairement crapahuteurs, ayant dépassé la quarantaine : de vénérables vieillards vus de mes 18 ans ! Quelques-uns, cependant, n’avaient pas encore atteint ce grand âge. C’étaient d’excellents grimpeurs. Ils avaient, hélas, d’autres chats à fouetter que de s’occuper des nouveaux arrivants. Leur préoccupation était la recomposition de leurs couples respectifs par échange de leurs épouses ou petites amies. Cela posait problème aux nouveaux. Ils se sentaient mal à l’aise pour les aborder sans savoir qui était le cocu de qui.

À force d’accrétions, les nouveaux invisibles accueillis par les invisibles déjà en place avaient constitué un groupe bien visible. Une joyeuse bande de jeunes qui comptait dans ses rangs de futurs virtuoses de la grimpe comme François Guillot, Serge Machard, l’inventeur du nœud éponyme, et bien d’autres encore. J’en étais évidemment le doyen en ma qualité de premier invisible.

Vis à vis des nouveaux, le groupe fonctionnait comme une pompe aspirante. Et c’est ainsi qu’Éric fut aspiré.

DÉBOURRAGE

Je fus chargé de son débourrage. Mon manège préféré pour ce faire était la face nord de la “Grande Lame“ aux Goudes. Deux longueurs en “artif“ avec un pas de “libre“ qu’il était impossible de franchir, avec les chaussures de l’époque, sans s’entailler les genoux.

Éric arrive au relais, les genoux entaillés comme prévu, mais sans aucun piton sur lui. Sans piton, impossible de continuer.

-  Qu’est-ce que tu as fait des pitons ?

- Je les ai jetés !

- Mais, malheureux, les pitons, c’est pas des kleenex ! Et pourquoi les as-tu balancés ? 

- Parce que je croyais qu’on n’en aurait plus besoin.

 - Tu as cru tout faux ! Il en fallait encore.  Et même si on n’en avait plus eu besoin ça aurait été plus commode de les prendre avec toi que d’aller les récupérer dans les baragnes !

C’est ainsi que notre première virée s’acheva par un rappel prématuré et une recherche de pitons, semblable à la recherche d’œufs de Pâques. Sauf que les œufs de Pâques sont habituellement planqués en des endroits moins piquants que la garrigue des Calanques.

VARIANTE DE L’ESCALIER

Peu après notre première sortie, je suis allé voir Éric chez lui. Pourquoi ? Je ne m’en souviens plus. Il y avait sans doute une nécessité. Il habitait alors chez ses parents dans un immeuble neuf, rue du Docteur Rodocanachi, dans le quartier huppé de Saint Giniez à Marseille. Je sonne. J’entre dans un hall blanc, immaculé, aux murs couverts de grands miroirs. L’escalier est tout aussi blanc et immaculé. À un détail près : des traces de Vibram se distinguent en haut des murs. Au cas où je n’aurais pas été sûr d’être à la bonne adresse, ces traces m’auraient rassuré. Je suis bien chez Éric. Il a visiblement ouvert une variante à la voie normale de l’escalier, celle qui emprunte les marches. De toute évidence cette variante se monte en opposition. Une trace bien marquée me laisse néanmoins perplexe. Elle est en plein milieu du plafond. Je n’ai jamais pu éclaircir son mystère. Éric lui-même ne s’est jamais expliqué comment il avait pu appuyer aussi fort un pied sur plafond.

QUEL PÉTARD !

Éric et moi grimpions depuis déjà quelque temps ensemble. Un de nos secteurs favoris était la Candelle. Nous y allions en week-end en passant la nuit au refuge Félix Roche. Ce refuge a été rasé depuis, sacrifié sur l’autel de la protection des sites, laquelle, dans les Calanques, consiste essentiellement à détruire les abris et à interdire l’accès au maximum d’endroits d’où on peut admirer le paysage ou bien grimper. Ce soir-là, au refuge, nous évoquions nos souvenirs d’élèves au lycée Périer (nous avions fait tous deux nos études dans cet établissement). Je lui racontais une histoire qui m’avait beaucoup amusé.

Le lycée comportait deux grandes cours dans le prolongement l’une de l’autre. Aux extrémités de chacune se trouvaient des toilettes. Un mardi, à la fin de la récréation de 10 heures, un pétard explose dans l’une d’elles. Pas un pétard mouillé : un gros. Alerte chez les pions. Recherche du coupable dans les rangs des élèves qui attendent de revenir en classe. Sans succès.




Le mardi suivant, à la même heure, même scénario. Un pétard, un peu plus gros que le précédent explose dans les mêmes toilettes. Nouvelle alerte chez les pions. Nouvelle recherche de coupable. Encore sans succès. Cette fois le surveillant général (dit “Scarface“ – surnom du célèbre truand américain Al Capone) passe dans les classes. Il demande au coupable de se désigner. Personne ne se désigne. Pour une dénonciation, l’omerta est totale. Faute de résultat il promet les châtiments les plus sévères à qui sera pris.Le mardi suivant, à la récréation de 10 heures, tous les pions sont de garde devant les  toilettes où se sont produites les explosions. C’est alors qu’une explosion plus conséquente que les deux premières, se produit … dans les toilettes d’à côté !  La honte pour la surveillance ! Nouvelle recherche de coupables. Sans plus de succès. Scarface passe à nouveau dans les classes, accompagné cette fois de tous les surveillants et du directeur. Ce dernier a les sourcils épais et plus froncés que jamais. Il invite lui-même le coupable à se désigner. Il constate également l’omerta à laquelle se heurte son appel à dénonciation. Les châtiments promis sont encore plus sévères que les plus sévères déjà promis. En attendant de trouver le coupable et à titre d’avance, des heures de colle sont distribuées aux plus suspects de l’être.

Les surveillants, comme les gendarmes de Saint-Tropez, sont des gens futés. On ne la leur fait pas deux fois. Le mardi suivant à 10 heures, ils sont tous postés aux portes des différentes toilettes. Faire exploser des pétards semble impossible ! Erreur ! Une explosion -  que dis-je - une déflagration fait trembler les vitres de l’établissement et en brise quelques-unes. Elle a eu lieu … dans le bureau des surveillants où il n’y avait, bien sûr, personne tous étant montés au front ! Pour la tournée des classes ce ne sont plus seulement le directeur, Scarface et l’ensemble des surveillants qui se déplacent. Le proviseur lui-même y participe. Ce ne sont plus seulement des heures de colle qui pleuvent mais des convocations de parents, des jours d’exclusion, des blâmes indélébilement inscrits sur les carnets. À l’époque la présomption d’innocence n’encombrait pas encore les consciences. On ne connaissait que de présumés coupables et on les traitait comme avérés (manière d’utiliser le principe de précaution !). Les sanctionner ne choquait donc personne : les sanctions s’abattirent sur les élèves déjà identifiés comme fortes têtes. Pour l’Administration, le coupable devait nécessairement être parmi eux. En les punissant tous, elle était sûre de le punir.

Je termine l’histoire en disant à Éric que le coupable n’avait jamais été trouvé.

- Je sais, me dit-il, c’est moi qui avais fait le coup !

Il s’était bien marré. Il savait qu’avec sa bouille d’enfant de cœur personne n’allait le soupçonner.

MOTO BOBO

Un jour Éric vint me présenter sa nouvelle conquête. Une nana ? Non, une moto ! Une jolie 125 cc toute rouge. Qui avait bien pu lui offrir cet engin ? Ce n’était pas lui, évidemment, vu son désargentement chronique. Ses parents ? J’en doute ! Probablement quelque oncle d’Amérique ou plutôt d’Angleterre car il en avait un, assez fortuné, là-bas. Offrir une moto à Éric ? Autant offrir un révolver à un suicidaire ! J‘avais tout de suite compris qu’il avait appris la conduite de l’engin dans les Carnets du Vertige. Ce livre à succès était une biographie du guide Louis Lachenal, premier vainqueur, avec Maurice Herzog, d’un sommet de plus de 8 000 mètres. On y apprenait qu’avec les sous gagnés grâce à ce succès, Lachenal s’était offert une 2 CV. Pour l’accélérateur de cette voiture, il ne connaissait que deux positions : repos et à fond. Fort de cet exemple, Éric n’utilisait que deux positions pour la manette des gaz de son engin: repos et plein pot. Du coup, la moto vivait un peu comme un hélicoptère. Pour une heure de vol, un hélicoptère nécessite trois heures d’entretien. Pour une heure d’utilisation (par Éric), la moto nécessitait une semaine de réparations. Un jour, les réparations durent s’étendre à Éric lui-même. Il s’était pris une gamelle et cassé un poignet. Les méchantes langues avaient prétendu que la fracture résultait d’un choc sur les roubignolles d’un piéton qui passait par là. En réalité il s’était cassé la figure tout seul comme un grand. Cela correspondait tout à fait à ses penchants pour le solo.

Éric se retrouve donc à l’hosto. Il en ressort avec le bras et une grande partie de la main gauche dans le plâtre. Un gros plâtre bien solide car son père, haut placé dans la hiérarchie médicale, avait donné consigne de lui confectionner un truc suffisamment gros et serré pour qu’il ne puisse plus grimper pendant longtemps. Ce serait autant de pris pour sa survie.

Il en fallait plus pour empêcher Éric de grimper. Personne ne voulant prendre le risque de l’accompagner dans cet état, il repart grimper seul, sans attendre les premiers signes de consolidation. Il étrenne sa condition de grimpeur plâtré dans la “Victor Martin“, une belle arête bordant le Rocher de Saint Michel aux Goudes. Au beau milieu de la voie, le plâtre se coince dans une fissure. Impossible de le dégager ! Pris au piège, il tire sur son bras et le sort du plâtre. Il récupère le plâtre (depuis notre escalade aux Lames il savait qu’il fallait récupérer le matos), termine la voie et rentre chez lui. Il s’empresse de le limer pour pouvoir le mettre ou l’enlever commodément. Il le perce, comme il se doit, d’un trou permettant de le suspendre au baudrier au milieu des clous et des mousquetons lors de futures escalades. Ainsi perfectionné, ce n’était plus un plâtre, mais un nouvel équipement qui aurait pu figurer dans un catalogue de matériel d’escalade. J’ai été témoin de son utilisation en tant que tel dans la Super Calanque à En Vau. Grimpant en tête, Éric avait enlevé le bidule pour franchir le passage de V sup précédant la sortie puis l’avait réenfilé pour le retour. Le bidule était alors constellé de signatures, tant masculines que féminines, ces dernières prouvant qu’il avait pas mal d’admiratrices.

À l’époque, Éric aimait bien le gratonnage au raz de l’eau. Le pauvre plâtre eut droit à pas mal de bains forcés. Il se peut qu’il ait fini dissous.


AUTO BOBO


Les hasards de la vie semblent avoir pris Éric sous leur protection. Ils l’ont fait assurément lors de son service militaire, puisqu’il a été affecté aux quartiers généraux de l’OTAN en Allemagne. Les conditions de vie dans ces lieux étaient loin d’être rudes. Alors que l’armée donne généralement aux bidasses des cartouches destinées à être tirées par des fusils, les cartouches offertes par l’OTAN étaient destinées à être fumées. Éric en recevait une bonne douzaine par mois. Comme il ne fumait pas, il les revendait. Il avait également accès à des réserves de pastis, car l’alcool est le meilleur ingrédient pour maintenir le moral des troupes. Considérant qu’elles étaient surabondantes à cet effet, il les allégeait par un astucieux système de revente. Il put ainsi amasser le pécule nécessaire pour acheter une 2CV. La protection du hasard s’arrêta là.On a déjà rappelé que Louis Lachenal, le célèbre vainqueur de l’Annapurna, possédait lui aussi une 2CV et qu’il la conduisait pied au plancher (ou en mettant une brique sur l’accélérateur, ce qui revient au même) ce qui transformait la “deuch“ en bolide. Éric se devait donc de conduire la sienne comme le grand homme. Hélas, un virage malintentionné et de surcroit verglacé vint se mettre sur la trajectoire du bolide. Cette fois, ce ne fut pas le poignet, mais le crâne d’Éric qui se fractura. Une fracture franche et massive qui lui valut trois jours de coma. On peut regretter qu’il ait échappé à une trépanation pour décompresser les hématomes sous-duraux. Si tel avait été le cas, Éric n’aurait pas manqué d’utiliser le trou de trépanation pour mousquetonner son crâne au baudrier dans les passages d’escalade où il vaut mieux agir que réfléchir. Le spectacle aurait été sans égal.

Éric est persuadé que l’accident ne lui a pas laissé de séquelles. Mais beaucoup pensent que l’isomorphisme de sa mémoire à du gruyère à trous vient de là.

UNE NUIT SUR UN MONT CHAUVE (Participants : A. Tête, E. Vola et M. Mussorgsky)

En 1959, mes parents et grands-parents avaient fait construire un chalet à Taconnaz, un hameau dans la vallée de Chamonix. Pendant les vacances de Noël 1960, il avait accueilli mes parents, une amie de mes parents (ma future belle-mère) et sa fille, filleule de ma mère (et ma future épouse). Je m’y trouvais aussi avec Éric que j’avais invité.

Une idée saugrenue nous était venue : passer le réveillon de la Saint Sylvestre au refuge Albert Premier (l’ancien, l’authentique : celui qui était ouvert quand le nouveau n’était pas gardé). En hiver, le chemin à suivre pour y arriver est le très justement nommé “chemin d’hiver“. Il part du village du Tour à 1 480 m d’altitude. En été, le chemin à suivre est le très justement nommé “chemin d’été“. Il part du col de Balme à 2 180 m d’altitude. Sachant que le refuge Albert Premier est 2 700 m d’altitude, le chemin d’hiver présente une dénivelée de 1 200 m, celui d’été une dénivelée de 500 m. Il n’y a donc pas photo : le chemin d’été permet d’économiser 700 m de grimpette. Comme le col de Balme est desservi par les remontées mécaniques du domaine skiable, chemin d’hiver et chemin d’été sont tous deux envisageables. Vu les dénivelées, le chemin d’été convient parfaitement aux partisans que nous sommes des économies d’énergie. Le hic est qu’il est terriblement avalancheux. Dilemme : faut-il tenter le diable ou jouer la prudence ? Téméraires que nous sommes, nous optons pour le diable. Nous nous pointons au départ des remontées mécaniques du Tour. Une imposante file de skieurs fait la queue et l’attente est longue. Quand nous chaussons les skis, au col de Balme, il est 15h30 passées. Nous espérons arriver au refuge dans le même temps qu’en été, c’est à dire vers 17h, juste avant la tombée de la nuit. Optimistes que nous sommes ! Nous progressons plus lentement que prévu et, surtout, nous ne tardons pas à vérifier que la réputation avalancheuse du trajet n’est pas usurpée. Nos skis découpent dangereusement la neige. Il s’en détache des plaques qui glissent dans la pente comme autant d’avertissements. Plus question d’aller de l’avant ! Tant pis, nous irons vers le haut et nous verrons bien ! L’avantage de ce changement de cap est de cisailler la pente dans “le bon sens“. Nous déchaussons les skis, nous les attachons en travers sur les sacs, nous nous encordons et nous partons à la découverte vers la crête qui nous domine. Le vent s’était levé. Quand nous y débouchons il soufflait à décorner les bœufs ; pire : à les emporter tout entiers ! La nuit était également tombée. Nous nous trouvions sur un sommet méconnu du grand alpinisme du fait de sa modestie mais néanmoins connu des cartographes : Ie “Bec du Picheu“. Nous avions pensé passer la nuit de la Saint Sylvestre au refuge Albert Premier, mais, après tout, ce bec convenait aussi bien pour passer cette nuit-là. La préparation du bivouac ne fut pas une mince affaire. Il fallut arrimer solidement les skis, sous peine de les voir s’envoler comme des fétus de paille. Il fallut sortir les duvets de leurs étuis en composant avec la direction du vent et en profitant des accalmies car leur forme en fait des manches à air promptes à échapper des mains. Il fallut déplier les coupe-vent (tirés d’enveloppes en plastique de matelas) en évitant qu’ils ne claquent trop et ne se déchirent. Il fallut également renoncer à cuire quoi que ce soit, nos réchauds à gaz n’étant pas munis d’accroche-flammes comme le sont les réacteurs d’avions. Mais, finalement, tout ceci n’était que broutilles. Nous la tenions notre nuit de la Saint Sylvestre en montagne ! Nous en avons bien profité tant les nuits sont longues à cette époque. De plus, secoués par le vent comme des cocotiers, nous n’avons pas gaspillé notre temps à dormir. Quant au vent furieux, nous l’avons plutôt vu comme un bonus que nous n’aurions pas eu si nous avions passé la nuit au refuge.

Le lendemain, notre première activité de nouvel an consista à redescendre de notre perchoir. Cela ne fut pas aussi évident qu’on pourrait le croire. Le vent était tombé, mais, en montagne - on le sait bien - les ennuis marchent toujours encordés. Le vent était passé en tête, un bouillard à couper au couteau le suivait en second. Le vent avait effacé nos traces de la veille. Le brouillard, du coup, nous posait une colle. Redescendre, oui, mais jusqu’où ? Nous savions que la pente se terminait dans des barres rocheuses qu’il valait mieux ne pas approcher. Quand nous avions estimé que nous étions suffisamment descendus, nous avions chaussé les skis.

Skier ecordés n’est pas du goût d’Éric. Sur ce point, je partage le même goût. Nous nous décordons donc. Je pars, Éric me suit. Je n’ai pas fait trois pas que le sol se dérobe sous mes pieds. Le temps de penser que je vais me casser la gueule dans les barres rocheuses en contre-bas, la chute s’amortit. Elle s’arrête, tel un plongeon dans un édredon. J’émerge de la neige comme d’un tas de plumes. Je lève les yeux. Le brouillard est toujours aussi dense. Ce que je vois a la pureté et la simplicité d’une aquarelle de Samivel. Une corniche de neige crantée d’un “V“, deux bouts de ski qui dépassent et, entre eux, la tête d’Éric qui se penche pour savoir où je suis passé. Tout s’explique. Nous avions chaussé les skis sur une corniche invisible dans le brouillard. J’avais fait “le pas en avant“ (qu’il ne fallait pas faire). La corniche s’était effondrée. Je me trouvais à présent dans une forte pente, séparé d’Éric par un mur de 6 ou 7 mètres de haut. Que faire ? Le temps de me poser la question, Éric avait sauté et m’avait rejoint ! Il fallait une sacrée audace ! Le ski extrême n’avait pas encore été inventé. Avec ce saut, Éric en a été un incontestable précurseur.

Ce ne fut qu’un incident. Nous avions encore les skis aux pieds. Nous reprenons notre progression dans la même direction qu’avant, mais à l’étage inférieur. La pente s’adoucit. Nous croisons quelques traces. La civilisation ne doit pas être bien loin. La pente s’adoucit encore plus. Nous glissons à présent côte à côte, sans secousse, en discutant de quelques babioles. C’est étrange de glisser ainsi, sans la moindre secousse. Un regard à nos pieds : notre glissade s’était arrêtée sans que nous nous en soyons aperçus. Quelques poussées sur les bâtons pour repartir ; le brouillard se lève. Des skieurs apparaissent : nous sommes sur les pistes faciles de la Vormaine. Seul le Dieu des alpinistes avait pu nous guider jusque-là.

PAS CHIANT, LE MEC !

Le lendemain ou le surlendemain de cette aventure, Éric, sentant des fourmillements dans les jambes, était allé se balader de bon matin dans les environs du chalet. Le reste de la maisonnée dormait encore. Pour le petit déjeuner, alors qu’Éric n’était pas revenu, ma future belle-mère découvre son pot de confiture vide, propre comme s’il avait été léché. C’était “son“ pot de confiture car c’était une confiture laxative qu’elle utilisait en raison d’un transit enclin à procrastiner.

Quand Éric revient, ma future belle-mère lui demande si c’est lui qui a mangé la confiture. Éric avoue humblement que oui en extériorisant toutes les marques de la contrition : rougissements, tortillements, inclinaison de la tête …

Tout le monde se marre et personne ne dit mot. La dose efficace était une ou deux cuillères à café. Le pot était encore à moitié plein quand Éric l’avait pris. Il contenait encore une bonne douzaine de cuillères à soupe.

Qu’allait-il se passer ? Au long de la journée, tout le monde avait eu l’œil sur Éric. Peine perdue : il ne s’était rien passé !





APPRENTISSAGE MINUTE (témoin : Renée Michaut - “Zozo“ à l’époque)

Avec son saut lors du retour du Bec du Picheu, Éric avait montré qu’il pouvait mettre instantanément son niveau de skieur à la hauteur de la situation. Il l’avait montré de manière encore plus éclatante lors d’une descente hivernale de la Vallée Blanche avec un groupe du CAF de Marseille. Éric en faisait partie. Scénario classique : montée en téléphérique à l’Aiguille du Midi, descente de l’arête, chausse des skis et en route !  Éric s’élance, fait deux ou trois mètres et chute. Le groupe s’étonne. Éric se relève, s’élance, fait une dizaine de mètres et chute. Le groupe est perplexe. Que se passe-t-il ? Éric se relève, s’élance, fait une trentaine de mètres et chute. Le groupe questionne : - Oh ! Éric, tu en as fait souvent du ski ?

- Non, jamais ! Je découvre !

Consternation et cas de conscience sur les cimes.

La Vallée Blanche n’est pas une piste pour débutants. La sagesse voudrait qu’il remonte à l’Aiguille, redescende par le téléphérique et apprenne à skier. Cela suppose de le raccompagner en se tapant la grimpette de la remontée et l’abnégation de quelqu’un pour cela. Ce quelqu’un-là ne semble pas faire partie du groupe. D’un autre côté, Éric a semblé faire des progrès significatifs. La longueur de ses glissades a progressé en raison géométrique : 3, 10, 30 m. S’il en est ainsi, quelques glissades, quelques chutes encore et la longueur de libre parcours entre deux chutes successives dépassera celle de la descente jusqu’à Chamonix, ce qui est suffisant. Le groupe fait confiance aux maths.  Avec raison. Sous le “Gervasutti“ Éric skiait convenablement, au début des Séracs du Géant, il skiait très bien, au refuge du Requin il skiait excellemment. Arrivé à Chamonix, il skiait comme un champion.








ALAIN, VA CHERCHER LE CHOUCAS !

Avant l’ingestion de la confiture laxative de ma future belle-mère, Éric avait déjà prouvé l’impassibilité dont était capable son appareil digestif. Cela s’était passé au refuge Caron, aujourd’hui rebaptisé refuge des Écrins, situé sur les rives du glacier Blanc, face à la magnifique Barre des Écrins, point culminant du massif de l’Oisans. Le refuge était alors gardé par le guide Benjamin Raymond. Au jour de la preuve, son fils Alain se trouvait au refuge. Au fil des saisons, Benjamin et Alain étaient devenus nos amis.

Nous étions montés à Caron chargés comme des mulets – vivres et matériel – pour y passer plusieurs jours et faire toutes les classiques du coin. “Nous“, c’était une petite équipe de copains dont Éric faisait partie. Le temps était minable. À l’époque, on ne bénéficiait pas des prévisions météorologiques actuelles qui permettent de connaître le temps plusieurs jours à l’avance. Les prévisions se faisaient au doigt mouillé et leur oracle dépendait du doigt qui avait été mouillé. La bonne stratégie consistait à monter en refuge quel que soit le temps et, s’il était mauvais, attendre qu’il s’arrange. C’est ce que nous faisions depuis deux ou trois jours déjà.

Pour tuer le temps, nous nous adonnions à d’interminables parties de belotte. Benjamin et Alain étaient de redoutables joueurs. On pouvait tenir pour sûr de gagner quand on faisait équipe avec l’un ou l’autre et de perdre en cas contraire. Pour la partie qui allait déclencher la preuve susdite, Éric et son coéquipier jouaient contre Benjamin et l’un de nous. Vers la fin de la partie, l’issue était encore indécise. Pour la dernière donne Éric bénéficia d’un jeu exceptionnellement favorable. Du coup, il claironna :

- Si je perds celle-là, je veux bien manger un choucas !

La partie se joue et Éric perd. Benjamin appelle alors son fils et lui dit :

- Alain, va chercher le choucas !

Alain sort du refuge et revient avec un choucas. Un choucas mort et bien faisandé ! Un choucas décédé depuis quelque temps, sans doute, si l’on en croit les asticots qui s’affairent aux parties béantes de ses entrailles. Cette vermine n’impressionne pas Éric. Il doit y voir un intéressant surplus de protéines. Il entreprend de plumer le cadavre. Il le fait avec vigueur : les plumes volent en tout sens dans refuge. Le plumage d’un choucas s’apparente à l’effeuillage d’un artichaut. Il semble y avoir plus de plumes dans le refuge qu’il n’y en avait sur le choucas. Une fois le choucas déshabillé, Éric l’emporte à la cuisine et commence à le préparer. Tout le monde est massé à la porte pour assister à la préparation. Il est aidé par Benjamin qui connaît les lieux mieux que quiconque mais veille aussi à canaliser l’activité d’Éric. Il lui dégotte une grande boite de conserve, de celles que l’on trouve dans les magasins d’alimentation collective. Elle servait de boite à ordures, elle servira de marmite pour la cuisson. Les épluchures quelle contenait entreront dans l’accompagnement. Pour le compléter, Alain va chercher d’autres raclures à l’extérieur. Bien qu’il n’ait jamais cuisiné de choucas, Éric donne l’impression de l’avoir fait toute sa vie. Il remplit la boite d’eau à un peu plus que mi-hauteur et la met à chauffer. Quand l’eau frémit, il y plonge le choucas, les épluchures et les raclures. Il salle le tout. Il attend à nouveau l’ébullition. Il ajoute alors l’ingrédient essentiel : quatre ou cinq pitons rouillés. Ils sont sensés donner au plat une agréable saveur d’oxyde de fer, ainsi que celle du zinc venant de la galvanisation subsistante. Il est dit que la cuisson est terminée quand on peut enfoncer une fourchette dans les pitons. Cela prend habituellement pas mal de temps. Mais Éric est affamé (ou fait semblant de l’être). Benjamin, quant à lui, tient à préserver les réserves de butane du refuge. À l’un et l’autre il semble suffisant de pouvoir enfoncer une fourchette dans le choucas lui-même (ou ce qu’il en reste) et de s’assurer qu’un nombre convenable d’asticot nagent en surface, ce qui constitue une sorte de contrôle sanitaire.

Le choucas est cuit. Éric passe à table. Il nous propose de partager sa gourmandise, ce qui est inhabituel. Il devait se douter que personne n’allait se précipiter. Il mange donc seul devant nous, tel un satrape devant sa cour. Chacun se demande par où se fera l’évacuation. Par en haut ? Par en bas ? Autant qu’on ait pu en juger, elle s’est faite, en temps et heures voulus, par le canal habituel.

UNE MORUE ATTENDRIE

Après le choucas à la dauphinoise, Éric montra ses talents de cuistot avec une morue à la mongole. Ce fut à l’occasion d’une sortie à la Sainte-Victoire avec son ami Jacques Brès. La Sainte-Victoire est cette montagne immortalisée par Cézanne qui l’a peinte sous toutes les coutures.  Un jour, me trouvant au sommet en simple touriste, j’interrogeais un crapahuteur qui cherchait visiblement à se faire valoir comme fin connaisseur du coin. 

Je lui demandais :

- On m’a dit, que Cézanne a beaucoup peint la Sainte-Victoire, mais je n’ai vu aucune trace de peinture. Où sont-elles ?

- Oh ! Monsieur, pas ici ! Vous êtes montés pour rien ! Pour en voir, il faut aller à son atelier qui se trouve à Aix.

(Faux ! L’atelier de Cézanne ne contient que des reproductions).

Revenons à la morue.

Pour les jeunes qu’étaient Éric et Jacques, plein d’enthousiasme mais beaucoup moins d’argent, la morue séchée était une nourriture intéressante pour son prix. Mais elle avait le défaut d’une grande rigidité.

Éric et Jacques habitaient tous deux à Marseille. Pour aller à la Sainte-Victoire ils allaient utiliser la fameuse moto rouge, sans doute fraîchement sortie d’une phase de réparation (il faut admirer le courage de Jacques). Se souvenant de la manière dont les mongols attendrissaient la viande de yack, les deux compères mirent la morue séchée qu’ils venaient d’acheter sur la selle de la moto et s’assirent dessus. Aux dires d’Éric, l’idée s’avéra excellente. À l’arrivée la morue était attendrie à en avoir les larmes aux yeux.

Leurs pantalons, quant à eux, devaient être délicieusement parfumés…

GLOUGLOUS

À l’époque où nous grimpions ensemble et avions tous deux atteint un bon niveau en escalade, la “Concave“, était encore vierge. La Concave est une falaise concave, comme le dit son nom, haute de près de 100 mètres et présentant un dévers de quelque 30 mètres. Y tracer une voie était le “dernier grand problème des Calanques“. Le dernier grand problème de l’époque – il faut préciser - car chez les grands problèmes d’escalade, il y en a toujours un après le dernier (ce qui les différencie des coureurs cyclistes). La virginité exerçant sur les grimpeurs un attrait considérable, tous les grimpeurs du coin venaient rôder au pied de la falaise, le plus souvent en catimini, à la recherche d’une voie et chargés de matériel comme des baudets, dès fois que... C’est ce que nous fîmes Éric et moi un premier août.

Aller prospecter du côté de la Concave un premier août, c’était aller se balader au foyer d’un four solaire. Nous étions arrivés sur place, desséchés comme des fruits secs. Un état peu propice à la découverte d’un embryon de départ et incompatible avec la moindre escalade au cas où nous l’aurions trouvé. Nous devions reconnaître la vanité de notre entreprise.

Nous retournons donc au refuge Félix Roche d’où nous étions partis en coltinant le barda, lourd comme le plomb, que nous avions amené, des fois que... Il faut se taper une remontée de 250 mètres, en plein milieu de la journée, au moment où le four solaire donne à plein. Quand le soleil bastonne, distribuant les coups de son nom, pas question de se dévêtir. Nous gardons nos pantalons d’escalade et nos tricots légers à manches longues. Ces tricots sont néanmoins mal choisis car ils sont sombres. En peu de temps ils blanchissent recouverts par le sel de la transpiration. En aussi peu de temps, les gourdes sont à sec. Nous arrivons au refuge dans un état comateux. Pendant toute la remontée nous avons pensé à la citerne qui s’y trouve et à son eau fraiche.

Cette citerne est semblable à un puits couvert. Une poulie, une corde et un seau permettent de remonter l’eau. Plutôt que faire venir l’eau à lui par ce dispositif, Éric descend dans le puits à l’aide de la corde et plonge dans l’eau. Il prévoyait sans doute de boire plus d’eau que les 10 litres du seau. Le résultat est immédiat. Il est pris d’un malaise. Une partie de pêche spéléologique s’impose. De la pêche au gros. Il faut faire vite car des borborygmes inquiétants montent des profondeurs. Je sors des sacs le fourbi que nous avions emporté pour la Concave. Il va servir au moins à quelque chose. Je forme rapidement une chaîne d’étriers qui aidera Éric à remonter. Je lui envoie corde et baudrier, passe la corde dans la poulie et tire. Le bougre est plus lourd qu’un seau d’eau mais il est plus coopératif, ce qui facilite l’opération. Il émerge. Je m’attendais à le voir sortir comme une outre pleine. Mais non ! Son diamètre reste raisonnable. Tout est bien qui finit bien. Finalement il n’est pas mécontent de son ablution. Contrairement au mien, son tricot est rincé. L’eau de la citerne doit être un peu plus salée qu’avant sa trempette. Elle serait parfaite pour la cuisson d’un choucas.

Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que cette eau n’ait pas convenu à la cuisson de choucas avant même qu’Éric ne s’y ondoie. Il n’était pas rare, en effet, que des excursionnistes non avertis se mettent à l’abri des regards derrière l’édicule couvrant la citerne pour faire un petit pipi…  juste là, précisément, où se trouvait l’avaloir. Ils ignoraient, ces malheureux, qu’ils alimentaient la citerne !

Les initiés, eux, le savaient. Résistant au chant des sirènes du seau posé sur la margelle, ils venaient toujours au refuge avec leur provision d’eau. Le déficit hydrique dans lequel nous nous trouvions ce jour-là avait rendu leur chant irrésistible !

PARTIS SANS LAISSER D’ADRESSE (courte mais bonne !)

Revenant d’une saison en montagne Éric trouve porte close en arrivant chez lui. Chose étrange, le nom inscrit sur la porte et sur la boite aux lettres n’est plus le sien. Renseignement pris, ses parents ont déménagé. Il n’était pas au courant. Il vient loger chez moi le temps de les retrouver.

EMBRANCHEMENT

À l’automne 1961, le chemin d’aventures que nous avions suivi ensemble, Éric et moi, arriva à un embranchement. Il se présentait en raison des études que nous devions poursuivre. Je pris la direction de Paris, Éric, celle de Londres. Pourquoi Londres et pas Grenoble, Chambéry, Genève, Zurich, Turin, Milan ? Pourquoi cette ville si loin des Alpes ? Il y avait certainement d’impérieuses raisons. Les plus évidentes étaient - la qualité des études commerciales que l’on pouvait y faire,

- la perspective de maitriser la langue de Shakespeare devenue plus utile au commerce international qu’au plaisir de voir les pièces du grand dramaturge en V.O.,

- la présence de personnes de sa famille,

- moins évidente, mais qui a dû compter pour les parents d’Éric, l’insularité de la Grande-Bretagne mettant le Channel entre leur fils et ses montagnes.

Car les parents d’Éric, peu ou prou au courant de ses activités verticales, doutaient qu’il sache bien en gérer les risques. Pour assurer sa survie, ils firent le nécessaire pour qu’il n’aille pas marauder dans les Alpes l’été venu : ils serrèrent les cordons de la bourse. Éric fit le nécessaire pour compenser la disette. Il exerça toute sorte de boulots, petits et grands. Un des plus remarquables fut celui de “garçon d’amphithéâtre“. Pour qui ne le saurait pas, les garçons d’amphithéâtre ont pour fonction de prendre en charge le corps des défunts, le nettoyer et le préparer en amont d’une présentation aux familles en chambre funéraire. Ils interviennent durant les autopsies en sélectionnant et stérilisant les instruments nécessaires. Ils secondent le médecin légiste pendant les examens, aident aux prélèvements. Après autopsie ils restituent l’intégrité du corps par diverses restaurations et sutures ; ils retirent les prothèses, vu qu’elles ne servent plus à rien outre-tombe et s’avèrent encombrantes lors des réductions.

Le job était fait pour Éric. Qui sait assaisonner des choucas trépassés, sait pomponner des britanniques défunts.

Au début de l’été 1962, Éric avait amassé les fonds nécessaires pour traverser le Channel et venir à Chamonix. Début août, je passe en coup de vent au chalet, entre deux stages, pour faire coucou à mes grands-parents. J’apprends qu’Éric occupe ma chambre. Il dort, paraît-il, depuis 24 heures, de retour de la Walker. Dès fois qu’il ouvre un œil et puissions échanger quelques mots, j’entrouvre la porte. Contrairement à tous ceux qui ont fait cette prestigieuse voie, il semble y avoir accumulé une grande quantité de calories : il dort à poil. Il dort, de plus, comme un sonneur. Je le laisse à ses rêves. Je referme doucement la porte et reprends mon voyage vers Marseille. J’ignorais que je ne le reverrais pas de longtemps.

HAREM ET ESQUIMAU-BERBÈRE

Effectivement, je ne le revis que onze ans plus tard, fort brièvement, sur la route de la Flatière, ce hameau perché des Houches qui offre la plus belle vue qui soit sur le massif du Mont-Blanc. J’amenais des amis admirer le paysage lorsque je vis une voiture descendre. La route étant étroite, le croisement nécessitait un ralentissement. La voiture qui descendait était conduite par Éric qui avait exceptionnellement ralenti. C’était un break rempli à bloc de nanas et gosses en bas âge. Des bras et des jambes dépassaient des fenêtres comme dans un dessin de Dubout. Je fus persuadé qu’Éric s’était constitué un harem. Il devait sans doute balader ses épouses et sa progéniture. Éric m’avait également reconnu. Nos retrouvailles ne durèrent que quelques secondes, le temps de me dire qu’il m’appellerait au chalet le soir même, le temps aussi de remarquer que son crâne portait encore la trace de son accident sous les drapeaux. Le soir le téléphone était resté muet. Le souvenir du croisement s’était sans doute logé dans un des trous de sa mémoire à bulles. Pour ma part, j’ignorais tout des lieux de vie d’Éric et je ne savais pas où le joindre.

Le monde de alpinisme étant organisé en réseau connexe, toute information partant d’un nœud (alpiniste) peut atteindre n’importe quel autre nœud (alpiniste) parfois, malheureusement, au prix de pertes conséquentes. J’avais donc, malgré tout, de temps à autre, de vagues informations sur Éric. Il m’est ainsi revenu, par des informateurs de l’ENSA, qu’Éric avait certainement revendu son harem et la marmaille afférente, vu qu’il vivait avec une petite amie décrite comme “esquimau-berbère“. Il m’a fallu attendre 30 ans, le temps de nouvelles retrouvailles, pour découvrir l’erreur qui entachait cette information. L’orientation ontogénique de la petite amie n’était pas nord-sud mais est-ouest et transatlantique. La petite amie était devenue son épouse. Quand je l’ai connue, j’ai tout de suite compris qu’il avait fait une excellente affaire. Il n’aurait pas pu trouver plus sympa ni assez audacieuse pour convoler avec lui !




ANNUS MIRABILIS

Cette locution latine peut se traduire par « merveilleuse année », « année des merveilles » ou encore « année des miracles ». Selon l’Oxford English Dictionary, un bouquin qui n’a pas encore eu l’honneur d’être traduit par Éric, elle est apparue pour la première fois en tant que titre d’un poème de John Dryden. Elle désignait l’année 1666. La dite année avait été miraculeuse pour n’avoir été marquée que par un seul désastre, le Grand Incendie de Londres, une bricole comparée à la Grande Peste survenue l’année précédente.  L’année 1666 avait aussi été mirabilis pour les connaissances humaines. Ce fut celle où Newton publia ses ouvrages majeurs en Mathématiques (Analyse) et en Physique (Gravitation Universelle, Optique).L’annus mirabilis suivante fut 1759 car elle vit la fin la Guerre de Sept Ans. Cette chamaillerie s’étant déroulée à la fois en  Europe, en Amérique du Nord et aux Indes, les historiens la voient comme le brouillon des futures Guerres Mondiales. Elle avait laissé sur le carreau quelque 800 000 victimes esquissant les génocides à venir.

L’humanité dut attendre 146 ans et l’an 1905 pour bénéficier encore d’une annus mirabilis. Ce fut grâce à Einstein. En quatre articles, il bouleversa la vision que l’on se faisait du monde. Les plus célèbres, aux yeux du grand public, sont ceux qui concernent la Relativité. On y trouve la fameuse formule e=mc2. Les deux autres  traitent de l’effet photoélectrique et du mouvement brownien. Ils fondent la Mécanique Quantique. La simple évocation de ce nom met Éric dans un état de sidération et d’horrification extrême. Il n’est pas le seul. Pourtant, cette branche de la Physique concerne l’humanité entière, à l’exception de quelques ethnies en voie de disparition.  On ignore trop souvent qu’elle gouverne aujourd’hui, en sous-main, tout ce qui se passe dans Internet, dans nos portables, ordis, télés, GPS et même dans les cellules photoélectriques qui déclenchent les chasses d’eau dans les WC. Ami, si tu as les pieds trempés après avoir fait ta crotte dans un WC d’autoroute, inutile de chercher à qui la faute ! C’est Einstein le coupable !

L’année 1905 passe pour la dernière à avoir été mirabilis. Erreur ! Ce fut l’avant dernière, car la dernière a été 1962. Certes, elle ne l’a pas été pour l’humanité entière, mais elle l’a été pour Éric  et, par ricochet, pour tous ceux qui s’intéressent à lui.

En effet et en ce qui me concerne, ce fut l’année où je vis Éric dormir à poil dans ma chambre après avoir trop chauffé dans la Walker. Mais ce fut surtout l’année où Éric et ses compagnons firent déborder leurs carnets de courses par une accumulation impressionnante de voies de grande classe. En voici quelques-unes :

- Aiguilles de Chamonix – Crocodile – Arête ouest – Éric, E. Nusslé.- Aiguilles de Chamonix – Grépon – Voie Livanos – Éric, J.P. Corbay.

- Aiguilles de Chamonix – Pointe Lépiney – Éric, E. Nusslé.

- Petit Dru – face nord – Éric, Robert Varèse.

- Grandes Jorasses – Éperon Walker - Éric, Marcel Zerf , Jean Thérond, Denise Escande.

- Petit Dru – face Ouest – Éric, Jean Thérond, Denise Escande, Marcel Zerf.

- Grand Capucin – voie Bonatti-Ghigo – Éric, Yves Besson.

- Mont Blanc du Tacul – Éric, Christiane Leclerc.

- Aiguilles du Diable – Traversée – Éric et deux étudiants britanniques (Muriel Baldwin et Michael Gravina).

Les compagnons et compagnes d’Éric cités dans cette liste, avaient fait, eux aussi cette année-là, bien d’autres courses mais sans lui. On peut y voir la preuve du libre-échangisme qui régnait alors dans le milieu alpin.

Lorsqu’Éric était entré au GGM, le Grec m’avait suggéré de prendre ses mensurations pour prévoir un cercueil à sa taille. C’est dire le peu de chances de survie qu’il lui accordait ! Après cette campagne 1962, la survie lui a semblé devoir se prolonger plus longtemps. Il a inscrit Éric dans son répertoire des alpinistes qui comptent et dieu sait qu’il en économisait les lignes ! Ce fait est une autre raison qui a rendu mirabilis l’année 1962.

La dédicace reproduite ci-après atteste ce changement de regard.

ÉRIC VU PAR LE GREC

À vrai dire, le Grec avait décelé le potentiel d’Éric un an plus tôt, en 1961. Pas encore en tant qu’alpiniste qui compte, mais en tant que compagnon d’escalade quand il était libre et que ses coéquipiers habituels étaient pris par leurs activités professionnelles. Il lui fallait bien, alors, se rabattre sur du menu fretin. La “vision“ d’Éric par le Grec est celle qu’il a livrée dans un article  paru dans le Bulletin du GGM de 1961, intitulé “Nouvelle Vague“. Cet article est reproduit ici-même en annexe. Le Grec semble avoir deviné qu’Éric n’était plus tout à fait du menu fretin et que “le petit poisson deviendrait grand, pourvu que Dieu lui prête vie“.

L’article révèle aussi que le Grec était libre le jeudi (et sans doute d’autres jours de la semaine). La semaine de 35 heures a été instituée par la loi 1998-461 du 13 juin 1998. Une semaine moins chargée n’a pas encore vu le jour. Il est remarquable que le Grec en ait bénéficié dès 1961.

Par la suite, Éric participa assidument aux campagnes dolomitiques du Grec. On le voit ci-dessous, au refuge Vazzoler, avec le Grec, Sonia, l’épouse du Grec et plusieurs autres gros calibres.




ÉRIC CHEZ LES ROSBIFS

Rosbif = anglais of course ! Entre autres justifications de cette appellation, la sensibilité de leur peau au rayonnement solaire et la couleur de viande rose qu’elle prend lors d’expositions à ce rayonnement. Elle est venue en rétorsion de leur idée saugrenue de traiter les fils de Clovis de frog-eaters (mangeurs de grenouilles). Les restaurateurs français constatent que, dans leurs établissements, les seuls clients à commander des grenouilles sont des rosbifs qui s’imaginent goûter à une spécialité typiquement frenchie. Les menus précisent qu’elle sont cuites et servies “dans leur jus“. Les rosbifs s’attendent à une sauce excellente. Ils découvrent que le jus de grenouille est simplement de la H2O chaude. Bien fait pour eux !)

Après la brève rencontre déjà évoquée, j’ai perdu Éric de vue pendant un bon bout de temps. Après nos retrouvailles, il m’a révélé ses aventures au pays des rosbifs. La révélation a eu lieu à l’occasion d’une anthologie de textes humoristiques de la littérature alpine qu’il prépare actuellement et pour laquelle il m’a mis à contribution en tant que correcteur. Il est l’auteur de deux d’entre eux, reproduits ici-même en annexe (avec l’accord de l’auteur et sa bénédiction papale). Éric n’a pas donné de titre au premier. Je l’ai intitulé “Nouvelle vague au pays des Rosbifs“ par commodité de présentation. L’autre s’intitule “Expériences britanniques“.

Ces textes donnent un éclairage intéressant et sans doute méconnu des mangeurs de grenouilles sur la pratique de l’escalade outre-manche dans les années 60.

Ils donnent une vision inhabituelle des prestigieux collèges d’Oxford et de Cambridge sous forme de murs d’escalade très prisés.

Ils révèlent un Éric assez impassible devant la chute mortelle d’un imprudent rosbif du haut du Bosigran Wall, une falaise des Cornouailles. N’étant plus garçon d’amphithéâtre, il avait sans doute apprécié de ne pas avoir à laver le corps et l’apprêter en vue d’une présentation en chambre funéraire.

On y apprend qu’Éric a été pilleur d’épave (mais pas naufrageur).

Ils donnent enfin quelques informations supplémentaires sur l’activité d’Éric au sein de l’OTAN. L’une d’elles a été de célébrer un 14 juillet, debout sur la Rolls-Royce du général commandant en chef (général 4 étoiles), coupe de champagne à la main, sous les applaudissements dudit général et de tout un parterre d’officiers haut-gradés de cette organisation.

L'article du Grec Nouvelle vague et la suite en Rosbifland raconté par Eric 

ÉRIC AU BOULOT

Du temps où je n’avais pas encore retrouvé Éric, le réseau connexe qui lie les alpinistes de toutes contrées m’avait livré de nébuleuses informations sur ses activités professionnelles. D’après elles il serait devenu banquier ou tout comme, en tout cas bossant dans un job mettant pas mal de fric en jeu. Ce n’était pas tout à fait faux. La rumeur disait aussi qu’il excellait dans ce job car il prenait des risques que nul autre n’aurait osé prendre et que ça réussissait. Là encore, ce n’était pas tout à fait faux. Quand j’ai enfin retrouvé Éric, il m’a éclairé sur sa vie professionnelle. J’ai su qu’il avait commercialisé des équipements informatiques dans de grandes entreprises. Il m’a également révélé les méthodes singulières qu’il employait pour convaincre les directeurs financiers ou techniques de ces boites d’acheter son matos, plutôt que celui de l’hégémonique IBM. Le courrier reproduit ci-après, qu’il m’a adressé à ce sujet, en donne un aperçu.   

Salut chef ! Si tu veux d’autres histoires de spécialités foutraques de ma part, je peux t’en raconter une que j’ai pratiquée pendant des années : croquer et manger du verre, et parfois même des assiettes et autres. Je ne me souviens pas quand j’ai commencé, mais je me souviens d’une soirée très arrosée chez Jean-Pierre Leininger à Paris où se trouvaient des gars comme Patrick Cordier et Jean Afanassieff. Dans un mouvement de foule, j’ai cassé une vitre donnant sur le balcon de l’apart et je me suis mis à bouffer un morceau de la vitre, disant que cela irait plus vite que de ramasser les débris. Par la suite, c’est surtout dans le boulot que cette spécialité m’a collé à la peau. Il m’arrivait assez souvent, pour me défouler, au bistrot avec des copains de bouffer le verre de l’un d’entre eux. Un jour, des gars du marketing international du groupe pour lequel je travaillais, ICL, un des sept nains concurrents d’IBM, m’avaient sélectionné avec un vendeur sud-africain comme le meilleur vendeur de l’année, et comme ils connaissaient mes goûts iconoclastes, ils sont venus m’interviewer lors d’un SICOB, le grand salon de l’informatique de l’époque qui se tenait une fois par an à la Défense. Au bar d’un bistrot chic de la Défense, j’ai simulé revenir de la conclusion d’une vente et je leur ai dit que j’avais besoin d’un remontant. J’ai commencé par commander un Havane que j’ai allumé puis bouffé en entier et pour faire passer le tout un verre de vin que j’ai bu avant de bouffer le verre presque en entier (pas le pied, il était trop dur à casser) et je leur ai raconté l’histoire de la vente que je venais de réussir (en fait tout est vrai à part que cela c’était passé quelques mois plus tôt). Je tentais de remplacer un ordinateur IBM chez Glaxo France (le premier laboratoire pharmaceutique britannique à l’époque). J’avais quasiment convaincu le directeur financier qui était le décisionnaire, mais il m’a dit que je devais convaincre son directeur informatique qu’il venait de recruter et qui jusque-là n’avait travaillé qu’avec des ordinateurs IBM, un Breton. Au bout de plusieurs séances, voyant qu’il résistait fortement, je l’ai invité à diner dans un très bon restaurant au frais de la princesse. Au milieu du repas, après avoir commencé à boire abondamment un excellent Bordeaux, je lui ai dit que s’il ne se décidait pas pour moi, je boufferais son verre. Devant son refus, j’ai bouffé son verre. Puis je lui ai dit qu’après ce serait son assiette. Devant son nouveau refus j’ai bouffé son assiette. Comme il me disait toujours non, je lui demandé de me prêter sa montre et j’ai bouffé son bracelet. Puis je l’ai menacé de bouffer sa cravate et là il a capitulé et m’a donné son accord. Une belle vente et un autre IBM à mon tableau de chasse ! Pas mal celle-là, non ?"

Ps : lors d’un raout international en Allemagne, le soir au repas, j’ai même bouffé un morceau de la table (en chêne) du restaurant de l’hôtel où nous étions. Comme les gars qui m’avaient mis au défi étaient encore une fois les boss du marketing (dont le patron, débauché récemment d’IBM) ils ont pris en charge le coût (salé) de la table que leur ont facturé l’hôtel. Ils n’avaient jamais vu ça de leur vie et étaient d’après ce que les gars du marketing m’ont rapporté très choqués !

Pas mal, effectivement !

Comme il semble incroyable de pouvoir manger du verre sans s’écorcher le tube digestif ni rayer le pot d’échappement, j’ai questionné Éric sur sa manière de faire. L’astuce consiste à broyer finement le verre, avec les dents, jusqu’à en faire une fine poudre. Idem avec les assiettes, les bracelets de montre et les tables en chêne. Éric a cessé d’en croquer quand il a compris que les dents de l’homo sapiens (ou prétendu tel) ne sont pas destinées à cet usage.

Bouffer ces trucs-là, c’est autre chose que manger du choucas. Le faire pour vendre des équipements informatiques, seul Éric en était capable. Il est à parier qu’aucune boite ne trouvera jamais plus un commercial capable de vendre ses produits en recourant à de telles pratiques.

UN CONSTAT

Au terme de ces histoires, un constat s’impose. Si chaque génération d’alpinistes compte de “sacrés numéros“, le phénomène ne date pas d’hier. La jeune génération actuelle aurait grand tort de se voir en précurseur.

QUE JUSTICE LUI SOIT RENDUE !

Par ses traductions, Éric a permis à de nombreux lecteurs de découvrir de remarquables alpinistes (et de partager leurs aventures). Il les a mis en lumière. Il était juste qu’il bénéficie, lui aussi, d’un semblable éclairage. Avec le présent article, j’ai essayé de l’éclairer de mon mieux. Son passé de brillant alpiniste et l’originalité de ses faits et gestes qui en ont fait “un sacré numéro“, m’ont grandement aidé dans cette entreprise. Le caractère “foutraque“ de certains d’eux m’a néanmoins fait problème : éviter que ce caractère ne soit vu comme celui d’Éric lui-même.

Qu’Éric m’excuse si je ne l’ai pas convenablement résolu.

Éclairer, certes ! Encore faut-il que des spectateurs observent l’objet éclairé. J’espère qu’ils seront nombreux. Puisse cet article toucher, intéresser et divertir un grand nombre de lecteurs !

André TÊTE – Pourrières, juin 2019. 

L'article du Grec Nouvelle vague et la suite en Rosbifland raconté par Eric 

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