Laissez parler le "Grec"
Dauphiné Libéré 09/08/2000 - Antoine Chandellier
Laissez parler le "Grec"
Dauphiné Libéré 09/08/2000 - Antoine Chandellier
Il y a des personnages que l'on voudrait laisser parler des heures, sans les interrompre, sans même une relance. Georges Livanos fait partie de cette ligne de bavards, non raseurs et captivants. A la limite pour bien faire, tout journaliste qui voudrait brosser son portrait devrait ouvrir les guillemets au début de son papier et attendre le dernier mot pour les refermer. C'est vrai qu'il parle, le Grec. Mais rarement pour ne rien dire. "Les Méditerranéens parlent trop pour cacher ce qu'ils ont à dire", ironisait Pagnol. Livanos, lui, parle juste pour raconter ce qu'il a à conter, c'est à dire beaucoup de choses. Le Grec, c'est ainsi que les minots l'ont surnommé dans la cour de récréation de son enfance marseillaise. Comme Zorba il est né au bord de la mer. Comme Zorba sa vie est un récit d'aventures et de rencontres. Et à la différence des "cacous" qui se pavanent sur la Canebière, lui aime parler des autres, des alpinistes qui ont marqué sa vie.
A commencer par le guide Armand Charlet. C'était en 1938. Jeune grimpeur avec la Compagnie des guides de Chamonix, le petit Livanos, 15 ans, s'était distingué sur le rocher des Gaillands, alors qu'on remettait la légion d'honneur au plus grand des guides que l'aiguille Verte ait eu pour amant. "le Grec ramenait déjà sa gueule" se souvient Livanos. Sa passion pour le rocher , lui, le fils du soleil, est née là, dans une vallée qui au fond, quelques années plus tard, ne lui conviendra plus guère, en raison de ses orages terribles et de ces jours où le plafond n'en finit pas de rester accroché au flanc des montagnes.
Et pourtant, c'est dans le massif du Mont Blanc que son destin d'alpiniste se dénouera. Dans la pension de la famille d'Anatole Bozon (le père de Charles, champion du monde de ski), il croise la marquise Sylvia d'Albertas qui avec son équipe l’emmènera grimper dans les Calanques, à quelques encablures de la corniche. "J'étais une recrue très utile, j'enlevais beaucoup de pitons". A Marseille, durant ses années de lycée, c'est dans les livres de Cassin, le grand rochassier des Dolomites, qu'il apprendra l'italien. Adolescent, la montagne occupe déjà toute sa vie. Il est encore bien loin d'imaginer qu(il gagnera l'estime de son maître, dont il écrira bien plus tard, avec verve et respect une biographie haute en couleur : "Cassin, il était une fois le 6è degré."
A 17 ans, il louvre sa première grande voie, la "paroi jaune" dans les Calanques des Goudes. C'est là, entre Marseille et Cassis, que le Grec va découvrir son terrain de prédilection, avant les Dolomites. Gaston Rébuffat dira de lui qu'il a ouvert 500 voies dans cet univers de calcaire. "Il exagérait peut-être un peu, mais c'est sûr que c'est difficile de ne pas tomber sur une voie Livanos là-bas." C'est dans les Calanques qu'il séduira sa compagne de toujours Sonia, lors d'une compétition d'escalade du côté de la Grande Candelle, cheminée de fée qui surplombe la calanque d'En Vau. Depuis ce jour, elle l'a accompagné dans ses grandes voies, ce petit morceau de femme, au regard vif, à la répartie toute provençale et dotée de l'agilité d'un cabri.
Bien vite, les Calanques ne lui suffisent plus. Bien sûr, il continuera à y accompagner tous ses amis, les grands grimpeurs de sa génération comme Pierre Allain, Lionel Terray ou même Maurice Herzog qui lui demandera bien des conseils pour pitonner dans les parois. "Moi, je mettais le plus de pitons possible. Mieux vaut trop de pitons qu'un homme en bas" remarque le Grec pour qui le vertige n'existe pas. "Mais les Calanques resteront toujours un tremplin vers autre chose. Ça n'a rien à voir avec les grands massifs". Et cet autre horizon c'est le massif des Dolomites, dans les années 50. A l'époque, la vallée de Chamonix ne lui réussissait guère. Il peste encore contre les conditions météo qui ne lui ont été que très rarement favorables dans le massif du Mont Blanc. Vite agacé, il se tournera vers les Dolomites, sur les traces de Cassin : "Je préférais des climats où l'on perdait moins de temps. Dans le massif du Mont Blanc, quatre fois j'ai tenté la Walker aux Grandes Jorasses. A Chaque fois je me suis fait avoir par le mauvais temps". Et puis les Dolomites c'était le royaume des courses de rocher où tout restait à faire. "Et à l'époque c'était le rocher qui consacrait un alpiniste". Dans ce massif aux confins de l’Italie et de l'Autriche, avec Robert Gabriel son fidèle partenaire et Sonia, il ouvrira 40 voies dont la célèbre Cima Su Alto en 1951, 800 m d'escalade de difficulté extrême. Expansif, le Grec relatera ses aventures dans un livre, "Au delà de la verticale" qui constitue son manifeste. Et quand viendra le temps de poser sa tente au cœur d'un massif, il ne sera pas rancunier. C'est finalement dans cette vallée de Chamonix qui l'a tant contrarié, à Coupeau, un petit hameau au-dessus des Houches que le couple s'installera. De là il contemple cette montagne qui a fait de lui un alpiniste. Aujourd'hui il ne tarit pas d'éloges pour la jeune génération. Il avoue avec une certaine tendresse pour Christophe Profit et confie, humblement, qu'aujourd'hui : " les alpinistes sont beaucoup trop forts, beaucoup plus forts que nous l'étions". Quant au cinquantenaire de l'ascension de l'Annapurna, il ne comprend pas le procès fait à Maurice Herzog, accusé d'avoir tiré profit et gloire de la conquête du premier 8000. "De toute façon dans toutes les grandes batailles, on ne se souvient que du nom du général". Il est temps de fermer les guillemets. Trop tôt, le Grec n'avait qu'entrouvert sa malle à souvenirs.
Antoine Chandellier Dauphiné Libéré 9/08/2000