Le Saint-Suaire de Turin

Le linceul entier, en négatif et en positif (crédit photo : D.R.).
Voir le document joint en bas de page : « Guide à la lecture du Saint Suaire »

Une énigme archéologique et médicale

Le « Saint-Suaire » de Turin

par François-Xavier Chaboche

Ce texte (avec quelques corrections mineures) est celui d’un article paru dans le quotidien médical Panorama du Médecin des 30-31 octobre 1978 (n° 635). 

Fichier pdf disponible en bas de page : suivre le lien).

(de notre envoyé spécial)

Du 27 août au 8 octobre 1978 [1] (voir notes en bas de page) à Turin, dans le Piémont (Italie), s’est produit un événement suffisamment rare pour attirer des centaines de milliers de visiteurs. Il s’agissait de l’« ostension » du « Saint-Suaire », une étonnante relique qui, après avoir traversé les siècles et les frontières, est devenue propriété de la famille de Savoie qui la conserve dans une chapelle spéciale de la cathédrale turinoise. Mise à part une émission télévisée en novembre 1973, c’est la première fois depuis 1933 que le public a été autorisé – par décision du défunt pape Paul VI – à contempler le linceul présumé avoir été celui qui enveloppa le Christ lors de sa mise au tombeau.

Ce samedi soir [2 septembre 1978], Turin paraît presque vide, et les rues désertes. À quoi et à qui peuvent bien servir ces bâtiments aux immenses façades et vastes colonnades qui évoquent davantage une sorte de « Renaissance décadente », une atmosphère d’irréalité, plutôt que la métropole d’une province industrielle et populaire (où sont installées les usines FIAT depuis 1899) ? Les Turinois sont peut-être en vacances.

L’hôtel où je descends a belle allure, côté rue. Côté cour, le lendemain matin, c’est la surprise : on découvre la vraie ville, celle du peuple, celle de la pauvreté... comme si un village piémontais s’était caché derrière les grands murs gris. Pas une seule chambre de l’hôtel ne donne sur l’« intérieur » de la cité, mais toutes sur la rue, bruyante (surtout à cause des tramways) et plutôt inhospitalière.

En fait, si je suis venu à Turin, c’est pour saisir l’occasion de voir cette curieuse et vénérable relique que l’on appelle le « Saint-Suaire », dont le défunt pape Paul VI avait ordonné l’exposition au public pendant 43 jours [2].

C’est un événement religieux, certes, pour les presque trois millions de pèlerins qui vont se succéder dans la cathédrale où est exposé le drap mortuaire présumé du Christ ; mais c’est aussi une aubaine inespérée pour la municipalité d’une ville qui n’a pas de vocation touristique particulière. C’est ainsi que le maire communiste de Turin dira, à propos de l’ostension : « Devant un événement aussi exceptionnel, nous ne pouvions rester indifférents ». Effet de la grâce, ou miracle de la dialectique ?

Dimanche, peu avant midi, la foule dense, joyeuse, ondulante, fatiguée, échauffée, fait la queue 90 minutes pour entrer dans le sanctuaire baroque, et plutôt laid, qui abrite la précieuse relique. Que vient-elle voir ici, que vient-elle chercher qui justifie tant de peine, tant d’enthousiasme ?

Conservé dans de l’azote à 99,995 %

Je n’aurai pas de réponse à cette question. Mais j’aurai vu le « Saint-Suaire », conservé, grâce à la technologie du xxe siècle, dans de l’azote pur à 99,995 %, à une température et un taux d’humidité constants.

Ce tissu de lin, taché, de 1,10 m de large sur 4,36 m de long, fait l’objet d’une véritable science, la « sindonologie » (de l’italien sindone, suaire) dont les spécialistes viennent de tenir congrès à Turin. Parmi eux, des médecins, des biologistes, des chimistes, des physiciens, des géologues, des archéologues, des historiens, des informaticiens... En effet, c’est une véritable pluridisciplinarité qu’exige l’étude de ce drap, dont la principale caractéristique, jusqu’à présent, semble avoir été d’attirer la dévotion des foules. Alors, une fois sortis de la théologie et de la psycho-sociologie, que peut-on apprendre de cette « Sacra Sindone » ? Ce n’est pas le moindre mystère qu’il ait fallu attendre l’ère scientifique pour pouvoir tirer toutes les conclusions qui s’imposent...

En effet, si à travers ses pérégrinations, dont l’Histoire se fait écho, le « Saint-Suaire » a toujours passé pour avoir été le linceul du Christ, ce n’est qu’en 1898 que l’on a pu, grâce à la photographie, en voir le saisissant portrait. L’épreuve tirée par l’avocat Secondo Pia devait alors révéler que les empreintes du Suaire sont analogues à un négatif photographique. 

À gauche, l’empreinte de la tête du supplicié, telle qu’elle apparaît sur le « Saint-Suaire ». À droite, la même empreinte, telle qu’elle apparut sur le négatif photographique de Secondo Pia, le 28 mai 1898.

Extrait du magazine « Il est vivant ! Cahiers du Renouveau », n° 22, décembre 197

Mais ce sont principalement les progrès de la médecine et de la chirurgie qui ont permis de réaliser une véritable « exégèse » de ce livre ouvert qui raconte la passion d’un supplicié.

L’avis d’un chirurgien

Parmi les plus éminents chirurgiens qui ont étudié la relique, le Dr Pierre Barbet [3] a décelé et décrit avec précision la trace des cinq plaies, des sueurs de sang, des sévices de la détention, des flagellations, du couronnement d’épines, du portement de croix. « Je suis, plus que tout, chirurgien, écrit le Dr Barbet, donc compétent en anatomie que j’ai enseignée longtemps ; j’ai vécu treize ans dans l’intimité des cadavres et scruté pendant toute ma carrière l’anatomie des vivants. Je peux donc, sans présomption, écrire la Passion selon le chirurgien. » Et celle-ci correspond, dans tous les détails, au récit de la Passion selon les Évangélistes – notamment celui de Luc qui, médecin, a été le seul à remarquer certains détails, tels que la « sueur de sang » durant les heures angoissantes de Gethsémani, qui s’explique par une « vasodilatation intense des capillaires sous-cutanés qui se rompent au contact des culs de sacs de millions de glandes sudopares. Le sang se mêle à la sueur et se coagule sur la peau, après exsudation »

Toutes les blessures « photographiées » par le tissu

Un coup violent sur le visage, gifles, coups de poing (on trouve les traces d’ecchymoses sur le Suaire, ainsi que celle d’une fracture de l’arête cartilagineuse du nez), flagellations (le flagrum romain – fouet où sont fixées des billes de plomb – laisse des marques caractéristiques), la coiffe d’épines qui pénètre dans le cuir chevelu, entraînant une hémorragie abondante... Et puis la montée du Golgotha, le patibulum (une poutre de près de 50 kg) sur les épaules... La marche épuisante, les chutes, le dépouillement (qui doit faire l’effet d’un pansement arraché sur des plaies à vif), puis les clous enfoncés dans les deux carpes, en plein sur le nerf médian, provoquant la contraction du pouce (dont l’empreinte est absente du Suaire), puis les pieds... Enfin la lente asphyxie, la tétanie générale... Lorsqu’un coup de lance sera donné au côté gauche, au niveau du 5e espace, libérant le sang de l’oreillette droite et l’eau du péricarde, l’homme sera déjà mort. Contrairement aux suppliciés de cette époque, il n’aura pas les jambes brisées. C’est ce que dit l’Évangile et ce que confirme le Suaire.

Des expériences anatomiques menées notamment en 1932 et 1933 ont permis de vérifier chaque détail « clinique », montrant une étonnante convergence entre le récit de la Passion et les traces imprimées sur le linceul.

D’autres disciplines scientifiques ont été mises à contribution. En 1973, des pollens ont été prélevés sur le tissu : ils proviennent pour la plupart du Proche-Orient, ce qui semble confirmer l’origine géographique du linceul.

L’analyse chimique et électronique ont permis de déceler des traces d’aloès et de myrrhe, utilisés jadis en Palestine pour embaumer les morts.

L’espace à la rescousse…

Même les techniques issues de la conquête spatiale – telles que l’analyse informatique des surfaces photographiées – ont été utilisées pour l’étude du Saint-Suaire. Cette analyse a mis en évidence un fait curieux : il semble que les traces sur le Suaire aient été imprimées par rayonnement et non par contact.

Dans l’état actuel de la science, rien ne permet d’affirmer ni d’infirmer l’authenticité de la relique conservée à Turin. Une chose est certaine : des disciplines aussi variées que l’anatomie, l’hématologie et l’électronique permettent aujourd’hui d’affirmer qu’il ne s’agit pas de l’œuvre d’un faussaire, ni même celle d’un artiste habile.

S’agit-il réellement du voile mortuaire du Crucifié ? Comme l’écrit le Dr Hubert Larcher : « L’ensemble constitue un faisceau d’indices... D’où résulte une extrême probabilité anthropologique et médicale qui suffirait à emporter la conviction... »

Dans tous les cas, il s’agit du linceul d’un supplicié à la façon romaine. Face à la souffrance subie, particulièrement lorsqu’elle est due à la violence, la froide analyse scientifique cède le pas à l’émotion.

Reste enfin, du Saint-Suaire de Turin, la dimension symbolique et mythique – dimension qui est le propre de l’espèce humaine – et dont la science n’est pas près de toucher le fond.

François-Xavier Chaboche

[1] À l’occasion du quatrième centenaire du transfert du Suaire de Chambéry à Turin. Depuis, plusieurs ostensions ont eu lieu, en 1998, 2000, 2010, 2013 et 2015. La prochaine est prévue pour le jubilé de 2025. (Note de 2018.)

[2] Par une curieuse coïncidence, l’ostension fut inaugurée au jour et à l’heure même de l’élection de Jean-Paul 1er  – successeur de Paul VI – et dont le pontificat devait durer 33 jours, autant de jours que d’années dans la vie du Christ. La clôture de l’ostension intervint dans la courte période qui suivit les obsèques de Jean-Paul 1er et précéda l’avènement de Jean-Paul Il.

[3] Dr Pierre Barbet, La Passion de Jésus-Christ selon le chirurgien, Paris, 1950 (rééditions en 1965, 1982, 1986…).