Préface

Des courbes aux surfaces

Il y a déjà dix ans, je préfaçais le « jardin des courbes » et me voilà face au « jardin des surfaces ». Deux mille pages d’érudition, dix ans de travail ! Hamza Khelif serait-il bénédictin ? Le dictionnaire que vous avez sous les yeux est une mine d’informations, un résumé de plus de deux mille ans de mathématiques, comme une invitation au voyage dans le monde de la géométrie où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».


La géométrie est-elle virtuelle ou au contraire nous renseigne-t-elle sur le monde concret qui nous entoure ? On ne peut nier que les mathématiques du vingt-et-unième siècle ont une tendance de plus en plus marquée vers une abstraction de plus en plus effrénée. La plupart des articles contemporains de géométrie ne contiennent pas de figures, tout simplement parce que les objets qu’ils étudient « habitent » dans des espaces de dimension supérieure à trois, dont la géométrie n’est pas euclidienne, ni même riemannienne. Ne faudrait-il pas revenir aux sources, dessiner des surfaces concrètes, ou même les sculpter, les imprimer en 3D, pour pouvoir les toucher ?


Il n’est peut-être pas inutile de revenir sur l’étymologie du mot « surface ». Sans surprise, il vient du latin, avec le préfixe « sur », qui signifie évidemment « au-dessus », et « face » dont la signification est bien plus générale que « visage ». En latin, « facies » évoque une forme, dans le sens le plus large possible, même s’il s’agit souvent de la forme du corps humain, et plus particulièrement de celle du visage. C’est ainsi que la définition de « surface » qu’on trouve dans le Littré est « Extérieur, dehors d'un corps. Toute la surface du corps. ». Voilà qui est intéressant : un corps, une forme, ou un objet, se présente à nous à travers sa surface qui en est sa partie visible. L’intérieur de l’objet est inaccessible à nos sens. Voilà pourquoi les surfaces jouent un rôle primordial en géométrie : ce sont elles qui nous informent sur le monde qui nous entoure. C’est d’ailleurs de cette façon que l’encyclopédie de Diderot présente les choses : « Dans les corps, la surface est tout ce qui se présente à l’œil. On considère la surface comme la limite ou la partie extérieure d’un solide. » En ce sens, les surfaces sont les objets les plus importants de la géométrie. Les courbes n’apparaissent quant à elles que comme des objets dérivés : nous ne les percevons que comme des contours apparents de surfaces : en quelque sorte les courbes sont les bords des bords des corps !


A quoi peut donc servir un dictionnaire des surfaces ? Selon moi, le rôle traditionnel des dictionnaires a profondément évolué à cause d’internet. Le pouvoir un peu magique d’un dictionnaire, qu’il soit rangé dans une étagère ou dans un disque d’ordinateur, est qu’il propose une marche aléatoire. Ouvrez-le au hasard, vous trouverez à coup sûr une surface dont vous ignoriez l’existence, mais surtout l’ordre alphabétique vous réserva des surprises. Les surfaces proches dans le dictionnaire, mais probablement très différentes géométriquement, vous encourageront à visiter d’autres pages qui, elles-mêmes, vous en feront visiter d’autres. Le nombre de promenades possibles est certes fini mais il suffira pour toute une vie ! En paraphrasant Raymond Queneau et ses « Cent-mille milliards de poèmes », le dictionnaire des surfaces « est somme toute une sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ».


Pour terminer, je voudrais ajouter une surface à ce dictionnaire. Il s’agit d’une œuvre de l’artiste suisse Max Bill, datant de 1951 et intitulée « Unité tripartite ». Comme il s’agit d’une surface à bord, je laisse mon lecteur déterminer si ce bord est connexe, si la surface est orientable, et quel est son genre…

Il me reste à remercier Hamza Khelif, décidément un grand amoureux de la géométrie, pour avoir rédigé cet ouvrage qui va permettre cent-mille milliards de voyages dans l’univers des surfaces.

Étienne Ghys

Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences

Paris, le 25 avril 2020