2004 - La vie devant soi

La vie devant soi.

Quelle vie ?

Un projet photographique à la Maison des Clowns avec les enfants des rues de Timisoara.

"Je voudrais aller très loin dans un endroit plein d'autre chose et je ne cherche même pas à l'imaginer pour ne pas le gâcher. On pourrait garder le soleil, les clowns, les chiens car on ne fait rien de mieux dans le genre".

"Aş vrea să merg foarte departe într-un loc plin de altceva şi nici măcar nu încerc să-l imaginez, pentru a nu-l strica. Am putea păstra soarele, clovnii si câinii pentru că nu se poate face ceva mai bun de acest gen".

"Les clowns seuls n'ont pas de problème de vie ou de mort vu qu'ils ne se présentent pas au monde par voie familiale. Ils ont été inventés sans loi de la nature et ne meurent jamais, car ça ne serait pas drôle".

"Numai clovni nu au probleme de viaţă si moarte deoarece nu se ivesc lummii pe o calea familială. Au fost inventaţi fără legi ale naturii si nu mor niciodată pentru că nu ar fi comic".

Romain Gary, La vie devant soi, Mercure de France, 1975

La maison des clowns

En 2003, alors Chargé de mission au Centre Culturel Français de Timisoara, j’avais pu aider l’association française « Maison des clowns » à s’installer à Timisoara. Son but était de travailler auprès d’enfants et de jeunes adultes en grande difficulté sociale à travers une action d’animation culturelle et sportive (cirque, ateliers artistiques), et d’assistance sociale (école adaptée, soutien médical, etc.). Ce n’est qu’en novembre 2004, mon engagement au CCF ayant pris fin, que j’ai souhaité m’impliquer autrement dans l’action de cette association. L’équipe m’a encouragée à réaliser un projet photographique dont j’avais évoqué l’idée au printemps précédent.

l’hiver 2004 au printemps 2005, je consacrais un premier projet photographique aux « enfants des rues ». Il y a sans doute des réalités incontournables. Restait à savoir comment traiter de cette réalité.

La problématique

Les ouvrages que j’avais pu lire sur la question, notamment ceux de Riccardo Lucchini (Riccardo Lucchini, Enfant de la rue, identité, sociabilité, drogue, Genève, Librairie Droz, 1993) m’avaient fait prendre conscience de la difficulté qu’il y avait à envisager « l’enfant des rues » comme une catégorie sociologique. L’appellation même « d’enfant des rues » est impropre. Les sociologues s’interrogent : faut-il parler d’enfants « des rues », « dans la rue », « en situation de rue », d’enfants vivant dans la rue ? La rue serait-elle leur unique lieu de socialisation ? Chacune de ces appellations semble impropre à évoquer une réalité beaucoup plus complexe. Les parcours des enfants sont trop variés et ne se laissent pas recouvrir par une étiquette. Chacun a son histoire et ce n’est pas une histoire d’enfant des rues.

Pourtant, c’est bien d’une représentation sociale homogène dont s’accommodent les pouvoirs publics, les médias et l’opinion publique. Le discours généralement tenu sur le mode de vie d’un enfant dans la rue fait la part belle aux stéréotypes. « L’enfant des rues » est forcément sale, toxicomane, sujet à la violence, à la délinquance, dépourvu de valeurs morales, dormant dehors, pratiquant la mendicité, le vol, et appartenant majoritairement à l’ethnie tsigane. On donne aussi à l’enfant des rues des noms péjoratifs, comme « boschetar » - celui qui dort dans les bosquets-, ou « aurolac », celui qui se drogue à l’aide du solvant du même nom.

Les enfants des rues sont réduits à une série de « stigmates » ; or si certaines de ces caractéristiques peuvent relever de la réalité, la systématisation ou l’exagération de certains traits faussent celle-ci. Par exemple, « tous les enfants ne se droguent pas, a fortiori il n’existe pas de correspondance systématique entre le fait de mendier et le fait de se droguer » (Claire Daventry, Les enfants de la rue en Roumanie, Pour quelle forme de contrôle social ?, Mémoire de Maîtrise en Sociologie, UFR         « Sciences, Espaces et Sociétés », Université Toulouse II - Le Mirail, 2004, p.12). Si la réalité est caractérisée par l’hétérogénéité des pratiques des enfants des rues, la stigmatisation construit une représentation partielle, voire erronée, de l’identité d’un groupe d’individus partageant à un certain moment de leur vie des conditions d’existence similaires.

A travers le prisme de la stigmatisation, la différence entre soit et l’Autre apparaît avec une dimension violente, elle peut venir générer de la peur ou de la haine. Entre les mains du pouvoir, la stigmatisation et les craintes que celle-ci engendre servent aussi à appuyer des réactions politiques déterminées. Si l’on prend le cas de la Roumanie (Cf . Claire Daventry, op. cit.), le phénomène de stigmatisation a deux principales conséquences : justifier le renoncement des pouvoirs publics et conforter les enfants dans leur situation. La stigmatisation fait du mode de vie des enfants des rues un mode de vie à jamais déviant et différent, marqué par le sceau de la fatalité. Aussi, les pouvoirs publics considèrent-ils qu’il y a une impossibilité d’agir de façon durable sur « le phénomène » et qu’il n’est pas possible de forcer des individus à s’intégrer contre leur gré. Les tentatives de resocialisation des enfants sont assimilées à une pure perte de temps. En revanche, les pratiques délinquantes des enfants des rues permettent de légitimer des solutions plus radicales, comme la répression (descentes musclées de la police sous prétexte de lutte contre la mendicité, contre la consommation de drogue, contre le vol alimentaire...).

L’excès inverse serait de tomber dans la pure victimisation. Que ces enfants soient considérés comme des délinquants ou comme victimes, ces deux conceptions se contentent de les faire exister comme objets d'intervention de politique sociale. A aucun moment ils ne sont considérés comme des sujets dotés de valeurs et de compétences qui leur soient propres.

Ainsi, l’enjeu de mon projet photographique me semblait être de trouver des réponses à toute une série d’interrogations :

Comment lutter contre la stigmatisation en fournissant une image moins réductrice, et peut-être plus positive, des enfants vivant dans la rue ? Que cette image soit pour lui un miroir - en décalage avec l’identité de déviant à laquelle la stigmatisation le lie - ou que cette image s’adresse à l’individu « normal » tendant à stigmatiser ceux qui ne lui ressemblent pas.

Comment prendre en considération ces enfants comme des individus, tels qu’ils sont, avec leur subjectivité et leurs compétences, quand bien même celles-ci se sont développées dans les marges de la société.

Comment, plutôt que de considérer ces individus comme un problème, reconnaître en eux les dysfonctionnements de la société. Comment les faire participer à l’analyse de celle-ci ?

La réalisation des portraits

Ces photos que j'allais prendre se voulaient avant tout des photos d’enfants et d’adolescents. Cadrées serré, décontextualisées, elles ne voulaient montrer que le visage dans toute sa singularité, dans son immédiateté et dans son absolu. Elles avaient l'ambition de vouloir révéler à la société et à l’enfant lui-même, l’identité d’un individu s’affranchissant des stigmates infligés par la norme. La fixité du regard de l’enfant photographié devait répondre à la fixité du regard du spectateur et ainsi le questionner...

La vie devant soi

Cette ambition photographique s’est soldée par un échec puisqu’à travers les portraits serrés, décontextualisés et frontaux que j’avais fait d’eux, les enfants se sont vus en « puscarias », c'est-à-dire en prisonnier, en taulard...

Au final nous avons laissé le soin aux enfants de maquiller leur propre portrait sur une plaque de plexiglas superposée à la photo.

Une fois ces tableaux exposés, le public avait le loisir de soulever la plaque de plexiglas peinte pour découvrir le visage photographié.

Le mérite de cette option est d'avoir permis :

Le titre du projet, La vie devant soi est emprunté à un ouvrage de Romain Gary.

Il ne s’agit pas là d’un élan d’enthousiasme comme dans l’expression commune « avoir toute la vie devant soi », mais plutôt d’un constat très ouvert soulevant la question des origines, de la mort et des conditions d’existence. La vie devant soi. Quelle vie ?

L'exposition s'accompagnait des deux citations de Romain Gary citées plus haut.