Des correspondances photographiques entre la France et la Roumanie

"Puisqu'il me faut repartir..."

Correspondances

2006 - 2007 La rue de la gare, Aubervilliers. Une introduction.

"La rue de la Gare, qui relie depuis 1863 Aubervilliers à Paris. Un territoire aujourd’hui en friche, en attente, entre destruction et reconfiguration, figurant sur les cartes et documents officiels sous le nom de Z.A.C. (zone d’aménagement concerté) mais échappant de fait à toute velléité de contrôle. Non pas pour autant un no man’s land à l’abandon mais un lieu — une zone ou, si l’on préfère, une T.A.Z. (zone autonome temporaire) qui, cependant, n’est pas si autonome que cela, inscrite qu’elle est dans un tissu urbain plus vaste — que se sont réapproprié à leur manière tant la végétation, toujours à même de repousser dru là où rien n’est plus supposé pouvoir pousser, que différentes populations, squatters, migrants de diverses origines et "usagers" furtifs qui côtoient les ouvriers du chantier en autant de trajectoires avec chacune ses lois propres, son ordre propre. Non pas un lieu condamné à mort — et nous condamnant à la mélancolie — mais un lieu de mémoire au sens fort — débarrassé de toute nostalgie — du terme, tant mémoire brève que mémoire longue, court-circuitant différentes temporalités, brassant différentes strates temporelles, superposant et mixant couches de temps, de végétation, de constructions, d’inscriptions et de populations. Lieu de mémoire et d’oubli. De mémoire et d’attentes de toutes sortes, d’attentes et d’inattendu. Et, plus encore, lieu de vie — et non pas simplement de survie —, bouillonnant de vie, bourré de formes de vie, de vie ou, tout autant, d’art (art sans art et sans identité d’art, architectures tant avec que sans architecte…), d’art inséparable de la vie. Productions de la débrouille, de l’inventivité et de la créativité de ceux qui sont venus, pendant un temps, selon différentes modalités temporelles, s’y "inscrire".

Lieu qu’en aucun cas il ne s’agit ici ni de muséifier ou de spectaculariser ni d’idéaliser (en en faisant une hypothétique micro utopie) ni même de préserver (ce qui serait en fait le moyen le plus sûr de le condamner à mort) pas plus que d’en préserver à tout prix l’altérité. Non pas objet d’enquête mais lieu-sujet que l’on s’est efforcé de respecter en tant que tel en en respectant non pas tant l’altérité que l’hétérogénéité. Lieu, davantage que de prélèvements, de rencontres, en l’absence de tout « hasard objectif » mystificateur comme de toute entreprise, toujours ambiguë, de remédiation sociale. Lieu dont l’on s’est seulement efforcé de dresser non pas la mais les cartes, tout un jeu de cartes, de relevés, nécessairement multiples, fragmentaires et hétérogènes, voire hétéroclites. Comptes-rendus de pérégrinations, actes de rencontres…

 

Lieu que l’on s’est seulement efforcé d’inventorier — sans viser aucune exhaustivité —, de « documenter » — si, du moins, l’on n’exclut pas de là pour autant tout élément de fiction —. Non pas de l’extérieur, à partir d’une position d’extériorité ou d’exterritorialité, mais de l’intérieur — en contribuant, si modestement que ce soit, non seulement à sa visibilité mais à son devenir (devenir-paysage, devenir-lieu de vie, devenir-art…) — et dans la durée —à territoire in progress inventaire lui-même in progress, toujours à revoir —, et avec, dans la mesure du possible, le concours des "documentés" : dès lors que l’observateur devient "participant", il apparaît souhaitable que le documenté se fasse "de son côté" lui-même documenteur (et le documenteur documenté).

Jean-Claude Moineau, "Rue de la Gare", Contre l'art global, pour un art sans identité, Maisons-Alfort, France, Éditions èRe, 2007.

C'est au cours de la mission photographique "Rue de la Gare" menée à Aubervilliers, en Seine Saint-Denis, que j'ai rencontré des familles venues de Roumanie ayant reconverti en lieu d'habitation une ancienne usine de peinture laissée en friche.

En photographiant ces familles et en leur offrant les portraits que je réalisais, j’ai pu me rendre compte que ces derniers étaient envoyés au pays pour donner des nouvelles à ceux qui y étaient restés.

Plus tard lorsque je me suis rendu moi-même en Roumanie dans le village de ces familles, j'ai pu distribuer en main propre d'autres portraits réalisés en France et faire des portraits des familles de Roumanie pour les donner à celles vivant en France. Je me suis également intéressé au sort de mes photos, tentant de documenter leur dissémination et de voir comment mes représentations se mêlaient aux leurs.

En posant pour la photo de famille, le sujet photographié garde le choix de sa présentation. Il produit pour partie l'image qu'il a envie de montrer. C'est parfois l'occasion de paraître sous ses plus beaux atours ou de faire voir que l'on ne manque de rien (même si l'on ne possède pas grand chose).

Cet échange autour de la photo de famille cherche aussi à évoquer un « territoire vécu », c'est à dire un territoire sans frontières, construit par l'expérience, au fil des aller-retours entre ici et là-bas.

Ces « correspondances photographiques » sont une invitation au déplacement, qu’il soit géographique ou de l’ordre de la représentation, et par-là une façon d’interroger les normes et les stéréotypes (que ceux-ci aillent dans le sens de l'idéalisation ou de la stigmatisation).

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I met Romanian families while working on a photographic project in Aubervilliers in Seine Saint-Denis. They were living in a disused paint factory. By taking pictures of these families and giving their portraits to them as a gift, I soon found out that they were sending the pictures to Romania to keep those who stayed at home updated.

Later, when I visited their village in Romania, I offered the villagers other portraits taken in France and made portraits of them to be offered in turn to those living in France. I was interested in what would become of my own pictures; I attempted to document their going back and forth between France and Romania and see how my images were mixed with their own.

This “photographic correspondence” became an invitation to travel, in both the geographical or representative sense. It is also a way to question norms and stereotypes (whether they tend towards idealisation or stigmatisation).

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L'ancienne usine de peinture Stic B d'Aubervilliers a été évacuée et en partie détruite au mois de juin 2007. C'était ce qu'on appelle une plaţ [Platz], c’est à dire un lieu à l'abandon que l'on peut occuper pour y vivre.

La provenance de ce mot reste un mystère. Les plaţ portent souvent le nom de leur chef mais celle de la rue de la Gare s'appelait plaţ de pe lînga apă, (la camp au bord de l'eau).

Les résidents de ce lieu venaient essentiellement de Curtici (département d’Arad), mais aussi du Bihor et du Timis. A Stic B, on se retrouvait en famille et entre voisins dans une ambiance plus au moins cordiale.

Navigant sans arrêt entre la France et la Roumanie, des navettes hebdomadaires assurent un flux constant de personnes et de biens. Ces navettes sont l’élément vital d'un réseau économique et social impliquant Roms et non-Roms.

La plupart des familles que j'ai vu arriver en France, Roms pour la plupart, n'avaient sur eux rien d'autre que les vêtements qu'ils portaient ; en poche une carte d'identité et une ou deux photos de famille. Tout le reste provient de la rue, d'un recyclage de ce qui est trouvé sur place.

Ici, les images d'une affiche publicitaire ont servi de tapisserie à une coliba. Les différents occupants du lieu y ont apposé leur signature. Une dédicace dit à peu près : « A tous mes ennemis qui m'ont fait du mal ». Coliba, se traduit littéralement par "hutte". Les Roms parlent parfois de caravanes pour désigner ces habitations fixes. Les chambres se transmettent au sein de la famille ou se vendent. On y cuisine, on y dort, on y stocke les biens.

Lia dans son intérieur d'Aubervilliers.

Ce même portrait re-photographié à Curtici entre les mains de ses parents.

De retour dans une coliba d'Aubervilliers, Lucia, la soeur de Lia, a disposé sur un miroir le portrait que j'ai réalisé de ses filles et de ses parents en Roumanie. Dans cette nouvelle prise de vue le visage de Lucia se reflète près du mien. Objets utilitaires (huile, casserole) et objets décoratifs (bibelots) se côtoient et interrogent le rôle des images.

A la plaţ, on peut s’éclairer et même regarder des vidéos grâce à l’énergie fournie par un groupe électrogène (le motor) à condition de contribuer au paiement de l’essence. Aurel et sa fille ne participant pas à cet effort continuent de s’éclairer à la bougie.

Les trois portraits visibles ici proposent trois cadrages à des distances différentes. De ces trois propositions ressort en général une nette préférence des Roms pour le portrait en pied. Le plan américain, qui « coupe les jambes », fait au contraire l’objet d’une certaine aversion. Près de lui, Aurel sert la pochette de photos contenant des photos de sa femme.

C’est au cours d’une promenade dans Curtici que celle-ci m’avait interpellé pour que je la photographie et donne les photos à son mari, un certain Aurel, que je ne connaissais pas encore…

A Curtici, Giana pose à côté du portrait que j'ai fait de sa soeur Laura à Aubervilliers.

Giana me montre des portraits d’elle et de sa sœur. Ces portraits noir et blanc colorisés furent l’œuvre du photographe local.

La mère de Giana et Laura regrette de ne voir ses deux filles réunies qu’en photos. Au dessus du miroir trône l’image typique du tsigane à cheval et à chariot. Si les Roms de Curtici sont à cheval, c’est bien sur deux territoires : la région parisienne et leur village. On parle alors de "migration pendulaire".

Malgré les préavis d’expulsion, la majorité des familles ne quittent pas les lieux. Elles restent jusqu’au bout. Lorsque les cars des policiers arrivent, suivis des bulldozers, il est trop tard pour sauver quoi que ce soit. Sous les décombres gisent les affaires péniblement accumulées mais aussi les papiers "importants" - passeports, cahiers d'école, dossiers médicaux, photos...

Les familles rentreront provisoirement en Roumanie avant de gagner de nouveaux espaces.

Ce travail photographique s'est poursuivi à St-Ouen, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Argenteuil, Bobigny... De nature mouvante, sa présentation s'organise en fonction des lieux où il est exposé.

Publications :

"Correspondances", Camera Austria n°111, 2010

Correspondances, Dire le monde / Donner la parole, Ed. Association La Mire, Orléans, 2012

Portfolio_EmmanuelSapet(2).pdf