Toumaï montre ses dents
III Réponse de Beauvilain et Le Guellec

South African Journal of Science, 

Vol 100, September/October 2004

Brunet et al (1) critiquent trois points importants de notre article (2) : a) l’origine tectonique de l’escarpement de Toros-Menalla, b) la détermination du côté d’une molaire isolée qui a été collée sur une mandibule droite trouvée sur le site de TM 266 et attribuée à Sahelanthropus tchadensis et c) l’inventaire des fossiles. Nous répondons à chacune de ces critiques et concluons que nos hypothèse et interprétation  originelles sont bien fondées.

Les problèmes géologiques dans le Djourab.
Brunet et al (1) rendent compte qu’un géoradar n’a rapporté aucune évidence de failles dans la région de Toros-Menalla et ils attribuent la formation de l’escarpement à un surcreusement par le vent. Bien qu’effectivement la déflation éolienne cause des dépressions dans les déserts, de telles cuvettes sont rarement linéaires, étant habituellement ondulées dans leurs contours ou en forme de cuiller. Le fait que l’escarpement en question soit rectiligne sur une distance de plus de 40 km suggère une origine tectonique. Ailleurs dans la cuvette tchadienne (3) une activité néotectonique est évidente comme le rivage occidental du lac Tchad qui est rectiligne NNW-SSE sur environ 250 km, direction que prolonge la vallée de la Dilia au Niger sur une distance encore plus grande. La vallée du Bahr el Ghazal est également rectiligne NNE-SSW sur plus de 450 km avec dans sa partie aval une falaise sur sa rive gauche.
Cette activité néotectonique réactive fréquemment d’anciennes fractures (4).
Un géoradar a été effectivement utilisé en janvier 1999 mais seulement sur des sites situés à l’Est du Bahr el Ghazal (la région de Toros-Menalla est à l’Ouest). Sur des dunes fossiles ou récentes, il a révélé des réflectances sur seulement un ou deux mètres d’épaisseur (5) et dans des grès il « n’a pu donner une image à plus d’un mètre de profondeur » (5). Ce géoradar n’est pas conçu pour repérer les témoignages de failles et il n’était pas utilisé pour chercher des failles dans le Djourab. Cet échec du matériel pour découvrir des failles dans cette région ne fournit pas un argument solide contre notre opinion que les structures linéaires qui se rencontrent dans cette région sont vraisemblablement d’origine tectonique.
Par conséquent nous maintenons notre opinion initiale que l’escarpement de Toros-Menalla, qui a donné tous les fossiles de Sahelanthropus tchadensis, doit ses origines à l’activité tectonique. Il a été par la suite  érodé par le vent mais celui-ci a seulement modifié sa forme plutôt qu’il en soit la cause originelle.

Restauration et interprétation des fossiles de Sahelanthropus.
Les fossiles du Djourab sont bien minéralisés mais sont souvent abrasés par le vent de sable. De forts écarts quotidiens de température existent, qui peuvent varier de 50° C pour la température de l’air au niveau du sol en milieu de journée à des gelées blanches la nuit. A midi, les cailloux et les fossiles à la surface du sol peuvent être trop chauds pour être touchés. Ces écarts aboutissent au fissurage des fossiles qui ont habituellement des surfaces de fracture planes plutôt que fortement courbées. Les croûtes qui recouvrent les fossiles se présentent soit sous forme d’une matrice siliceuse grise, dure, très adhérante au fossile, inattaquable par voie chimique, soit sous forme d’une concrétion ferrugineuse, colorée par des sels de manganèse et souvent détachée du fossile lui-même par un petit espace occupé par du sable (photo 1).
Le crâne de Toumaï, qui a été trouvé à l’envers sur le sable, a été protégé de l’érosion par ce deuxième type de croûte tandis que la demi-mandibule droite TM 266-02-154-1 portait trace de la matrice grise (photo 2) qui enrobait également la base de la m/3. Aussi nous considérons que le crâne d’une part, la mandibule et la m/3 d’autre part n’ont pas été fossilisés dans les mêmes dépôts et par conséquent ne sont probablement pas contemporains.
La reconstitution la plus simple du passé de la m/3 et de la demi-mandibule droite est leur fracture avant leur enfouissement et leur fossilisation voici 6 à 7 millions d’années comme le montre la croûte couvrant la surface cassée de la racine distale de la m/3 (photo 2). Ultérieurement, elles sont encroûtées près de la surface. Récemment exhumées par le vent, l’abrasion a dégagé en grande partie leur matrice et a poli leur surface tandis que les écarts thermiques ont fait éclater certaines dents. La m/3 a été probablement le dernier specimen à être érodé hors des sédiments car sa surface est bien conservée. Inversement, l’autre demi-mandibule droite (TM 266-02-203), découverte en mars 2002 sans dent à une douzaine de mètres de la mandibule et de la m/3, a été la première à être exposée à l’air.

(photographies Alain Beauvilain, droits réservés).

Fig. 1-3. Photographies de spécimens attribués à Sahelanthropus tchadensis (prises le 19 juillet 2001 à 8 h. pour le crâne de Toumaï) :
1) la m/3 du crâne ;
2) vue linguale oblique des racines de la m/3 de la mandibule (noter en particulier la surface fracturée relativement plane de la racine distale qui se courbe distalement et buccalement à un niveau constant (flèche noire) et comparez-la avec la surface convexe antério-postérieure indiquée par une flèche sur l’image fournie par Brunet et al (1) ;
3) racine de la canine droite du maxillaire de Toumaï. (échelle : 10 mm)

Considérations biologiques concernant la M3.
L’un des arguments présentés par Brunet et al (1) concernant la détermination du côté de la m/3 isolée est le mode d’usure. Cependant, l’examen de la dernière molaire droite du crâne de Toumaï (photo 1) indique que nous devons être prudents sur l’interprétation, en général, de l’usure des pointes cuspidiennes. Curieusement, dans ce cas particulier, l’usure des cuspides vestibulaires est similaire de celle des cuspides linguales.
C’est pourquoi, dès le début de cette étude (2), nous avons accordé davantage d’importance aux sillons, qui sont moins affectés par l’usure durant la vie (et plus récemment par l’érosion éolienne) et sont par conséquent mieux préservés que les pointes cuspidiennes. Premièrement, la ressemblance entre la m/3 et une molaire humaine « moderne » est frappante. L’alignement sur une courbe régulière des trois cuspides vestibulaires (protoconide, hypoconide, hypoconulide) et leur taille décroissante dans le sens mésio-distal constituent un critère déterminant. Deuxièmement, la colonne inter-cuspidienne, que nous avons appelée métaconulide dans notre article, évoque plus une variation morphologique de la face linguale que de la face vestibulaire. Troisièmement, l’orientation du sillon principal disto-vestibulaire correspond bien à la dynamique articulaire occlusale de la diduction non travaillante des anthropomorphes, véritable réplique en creux de l’éminence occlusale de la crête oblique maxillaire ou « pont d’émail » (6).
Une seconde série d’arguments employés par Brunet et al (1) pour prouver que la m/3 s’adapte sur la droite de la mandibule est une série de vues scannées dans laquelle la surface brisée de la base de la dent et les racines dans la mandibule seraient compatibles, étant seulement séparées par une couche de colle fine et continue. Il faut reconnaître le travail minutieux qui a permis l’adaptation avec précision de la couronne de la m/3 sur les racines de l’hémi-mandibule. La dure gangue sableuse qui couvrait la base de la molaire isolée quand elle a été découverte a d’abord dû être dégagée puis l’espace maintenant occupé par la colle a dû être apprêté millimètre par millimètre. Un travail similaire a été requis pour les parties de la racine dans la mandibule qui étaient aussi encroûtées (photo 2). D’une façon générale, une coupe au collet de deux molaires mandibulaires symétriques donne des surfaces radiculaires aux formes superposables à un millimètre près. Il n’est donc pas surprenant, dans ce cas précis, qu’une dent de gauche ait pu sembler correspondre à des racines de la partie droite de la mandibule.

La canine droite supérieure de Toumaï.
Nous présentons nos excuses pour la mauvaise interprétation possible de notre phrase concernant la canine droite de Toumaï dont la racine fait bien partie intégrante du crâne comme le montre la Fig. 3. Par contre, nous n’avons fait que rapporter par écrit que la couronne trouvée en novembre 2001 s’adaptait parfaitement sur la racine, étant nous-même dans le Djourab et le crâne à l’Université de Poitiers.

Les problèmes de conservation.
Inscrire les numéros du catalogage sur les fossiles est une activité quotidienne sur le terrain. Dans le cas d’un site aussi important que TM 266, tous les fossiles sont collectés. C’est pourquoi, de juillet à décembre 2001, 52 pièces post-crâniennes, dont le groupe zoologique n’avait pu être déterminé sur le terrain ont été cataloguées en espérant que quelques unes d’entre elles pourraient appartenir à des Sahelanthropus. Parmi ces pièces, 36 concernent des os longs (tibia, fémur, humérus et cubitus) sous forme soit de spécimens intacts, soit de diaphyses cassées. Considérant l’excellent état de conservation du crâne de Toumaï, un examen approfondi de ces os pourrait apporter d’intéressantes informations car nous estimons probable que des fossiles post-crâniens d’un grand primate soient présents sur le site, quoique rien n’ait été rapporté jusqu’à présent à ce sujet (*). Notons que dans l’inventaire remis à N’Djaména par l’Université de Poitiers en décembre 2001, un seul fossile a été ajouté au catalogue établi sur le terrain. Il concerne le spécimen TM 266-01-447 (une M3 droite selon Brunet et al (7)) alors que le catalogue mentionne « Classification : primate ; Description : fragments morceaux racines m/1/m/3 ; Dépôt : Poitiers (reliquat tamis) ». Ces spécimens sont restitués au CNAR à N’Djaména le 30 janvier 2002.

Conclusion
Nous ne voyons aucune raison irréfutable de modifier radicalement notre hypothèse au sujet de la géomorphologie de la région de Toros-Menalla, ni notre interprétation de la m/3 gauche isolée et de l’hémi-mandibule droite endommagée provenant du site TM 266 et attribuées à Sahelanthropus tchadensis. Enfin, étant donné l’excellente préservation des fossiles du site, nous considérons comme vraisemblable que la collection d’éléments post-crâniens qui ont été collectés puisse bien contenir quelques spécimens appartenant à Sahelanthropus.

(1) Brunet et MPFT (2004). Sahelanthropus tchadensis : the facts. South African Journal of Science, 100,
(2) Beauvilain A., Le Guellec Y. (2004). Further details concerning fossils attributed to Sahelanthropus tchadensis (Toumaï). South African Journal of Science, 100, 142-144.
(3) Morin S. (2000). Géomorphologie. In Atlas de la province Extrême-Nord Cameroun, pp. 7-17, IRD-LCA/France ­ MINREST-INC :Cameroun.
(4) Neev D., Hall J.K., Saul J.M. (1982). The Pelusium Megashear System Across Africa and associated Lineament Swarms. Journal of Geophysical Research, 87, B2,1015-1030.
(5) Schuster M. (2002). Sédimentologie et paléoécologie des séries à vertébrés du paléolac Tchad depuis le Miocène supérieur. Thèse, Université de Strasbourg.
(6) Alain Lautrou, Université de Paris V ­ René Descartes, auteur de Anatomie dentaire, Masson, Paris.
(7) Brunet et al. (2002). Nature 418, 145-­151.

Depuis cet article le fémur mis au jour en même temps que la tête de Toumaï a été reconnu comme tel au sein du laboratoire de Poitiers.  De plus, un ulna droit et un ulna gauche ont enfin été identifiés parmi les fossiles collectés sur le site de TM266 en juillet et octobre 2001.