Pour satisfaire une demande croissante en article textile et réduire les coûts, un mouvement de « délocalisation » va s’opérer en direction du Santerre. Les tentatives de maintien du monopole de la part des corporations ne feront que freiner le mouvement, d’autant plus que des innovations venues d’Angleterre et des Pays-Bas demandent moins de technicité pour la production textile.
Les nouveaux métiers mécaniques, au départ, n’étaient destinés qu’à tisser la soie. La pénurie récurrente en cette matière délicate amène le Conseil d’Etat, en 1684, à publier un arrêt autorisant également l’utilisation de la laine et du coton. Les faiseurs de bas au tricot qui s’estiment lésés protestent et un nouvel arrêt est promulgué en 1700 : il instaure un monopole de la fabrication au métier limité à 18 villes dont Amiens. La réglementation est très stricte notamment les horaires et les rémunérations. Elle est contournée par des artisans qui s’établissent hors la ville et des marchands qui font produire à domicile. Cette fraude est d’abord réprimée (requêtes et procès), ensuite tolérée puis légalisée.
La pratique se généralise dans le Santerre. Les « badestamiers » produisent un tissu, l’estame, dont les fils de laine s’entrelacent en mailles. En 1717, un arrêt enjoint, sous peine d’amende et de confiscation des métiers, de regagner Amiens, ce qui entraîne les protestations des municipalités de Péronne, Montdidier, Roye, Méharicourt. Elles font valoir que les ateliers ont permis l’embauche de sans-emplois et d’indigents, qu’ils sont une ressource financière pour la ville, et que de plus ils freinent le dépeuplement (contribution de Roye). Il est à noter qu’à Montdidier un armurier fabrique des métiers pour la manufacture de bas. A Méharicourt les badestamiers s’offrent « de payer à Sa Majesté telle somme qu’il lui plairait d’ordonner pour chacun des métiers».
Le Conseil d’Etat donne en partie raison à ces doléances en étendant le droit de fabrication à plusieurs communes. L’arrêt ne sera jamais appliqué. Le mouvement d’industrialisation des campagnes s’intensifie et les métiers battent dans les bourgs et villages du Santerre. A Villers-Bretonneux, en 1785, sur les 57 conscrits, 22 sont badestamiers. Moreuil, en 1787, compte 150 faiseurs de bas d’après le rapport De Lettres. A la même époque Villars, Inspecteur des Manufactures, écrit « dans un arrondissement d’environ 50 lieux de circuit, il est peu de bourgs et de villages où l’on ne retrouve pas de métiers à bas, quelques-uns en ont autant et plus que de feux». Il remarque aussi que les métiers fonctionnent en période de moisson, ce qui prouve que ce n’est pas seulement un revenu de complément.
La première bonneterie d’importance sera établie au Plessier-Rozainvillers, dès 1720, par les frères Sénart qui sont des commerçants en laine de Paris. L’usine comptera plusieurs centaines de personnes. Elle sera détruite en 1792 par un incendie. Les contremaîtres et les ouvriers se reconvertiront en s’installant à leur compte.
Le badestamier tisse les bas à plat, une couseuse les referme, une racoutreuse vérifie et corrige les défauts. Ensuite un fouleur dégraisse les bas, qui sont souillés, dans de l’eau. Cette opération permet aussi de resserrer le tricot. Les enformeurs les tendent mouillés sur des formes en hêtre puis les passent à la flamme pour brûler les fils qui dépassent. Vient ensuite le séchage dans une étuve. Les bas sont appariés et groupés par douzaine pour la mise en vente.
En amont, il y a le travail des fileuses, il en faut 6 pour alimenter un métier qui travaille toute l’année et qui produit une cinquantaine de douzaines par an.
Il est attesté qu’à Moreuil, Démuin, Hangest et Lihons, on fabrique des métiers qui sont vendus jusqu’à Paris et en Bretagne.
En un siècle, grâce au textile, le Santerre est devenu prospère, sa population a augmenté ainsi que le revenu de ses habitants.
La laine de pays étant insuffisante en quantité et en qualité, un réseau commercial s’est développé, en France et à l’étranger, pour l’approvisionnement en matière première ainsi que pour la vente du produit fini. Ce dernier a acquis une telle réputation qu’on le désigne sous l’appellation "Bas du Santerre".
A la veille de la Révolution, on compte 8000 métiers à tisser dans la région, 30 000 ouvrières et 10 000 ouvriers, une production de 150 000 douzaines de bas pour une valeur de 5,2 millions de livres. Cependant cette période est traversée par une crise économique. Des marchés se ferment comme ceux d’Espagne et du Portugal. De plus la concurrence avec l’Angleterre est sévère car elle a repris ses échanges avec les Etats-Unis devenus indépendants. Ses produits envahissent la France soit en fraude, soit en ne payant que 10% de droits de douane.
Une innovation technique apportée par un nouveau métier conçu en Angleterre, va permettre de diversifier la production. Il a été introduit à Saint-Just dès 1814, son système de double fonture permet d’exécuter un tricot à côtes et de faire des dessins. Ces machines se diffuseront dans le Santerre, soit en les achetant en Angleterre soit avec des copies fabriquées en France. (Par exemple, en 1827, Durand mécanicien, originaire de Lamotte, construit un tel métier à Villers-Bretonneux).
Le badestamier devient bonnetier. Il fabrique des éléments d’habillement comme: gilets, caleçons, brassières, jupons, mitaines, chaussons, chaussettes…
Le XIXème voit la disparition du travailleur indépendant qui vendait directement sa production. Pour s’affranchir de la commercialisation, il devient façonnier à domicile pour des donneurs d’ordre qui ont des magasins de négoce dans les grandes villes.
Le badestamier fait avancer son ouvrage par la force de ses pieds et l’adresse de ses mains. On utilise quelquefois la traction animale comme à Villers-Bretonneux où une machine à filer la laine est entraînée par 4 chevaux.
L’introduction des métiers mue par la vapeur (ou par la force hydraulique) va bouleverser le mode de production en imposant le travail en usine. A cause des capitaux qu’il faut mobiliser pour s’équiper, il y a disparition progressive des bonnetiers indépendants à domicile. Certaines tâches y sont cependant conservées (couture, remaillage, surjetage).
De nombreuses usines moyennes et petites se créent au cours de la première moitié du XIXème siècle. En 1852, on recense une cinquantaine d’entreprises qui font tourner plus de 1000 métiers, avec un effectif de 4000 personnes (2200 hommes, 1200 femmes et 600 enfants); les principaux centres étant Bayonvillers (310), Hangest (180), Lamotte (410), Rosières (210), Moreuil (920), Villers Bretonneux (1400).
Le métier anglais classique va être concurrencé par des machines plus performantes telle la tricoteuse circulaire Cotton qui confectionne jusqu’à 4 douzaines de paires de chaussettes par jour. Ces innovations coûteuses en investissement entraînent un mouvement de concentration, phénomène amplifié par les crises économiques récurrentes (surproduction et concurrence). Les travailleurs indépendants et les petites entreprises ferment, à la fin du siècle. Par exemple il ne reste que 15 bonnetiers sur les 100 que comptait Démuin à son début.
Le Santerre a particulièrement souffert lors du premier conflit mondial. Les destructions y ont été souvent totales et les populations déplacées. L’appareil productif est détruit, en témoignent les demandes de dommages de guerre. Par exemple à Hangest en Santerre, l’usine Demoreuil recense près de 150 machines perdues dans divers ateliers, du matériel de bureau ainsi que du matériel d'éclairage ( 150 becs de gaz et 135 lampes à incandescence)
Très vite cependant la production reprend avec les quelques métiers sauvés et de nouvelles acquisitions telle l’usine Bouly d’Harbonnières dès 1921. Cependant nombre de petites structures surtout dans les villages ne survivront pas. L’emploi se concentre dans les bourgs : Corbie, Moreuil, Rosières, Villers-Bretonneux. Pour certaines tâches le travail à domicile perdure (remaillage, couture…). L’activité suit les aléas de la conjoncture économique, avec des périodes de sous-emploi voire de faillites. En effet, les entreprises éprouvent des difficultés financières pour s'équiper en matériels performants. Un autre facteur aggravant est le renouvellement toujours plus rapide des collections pour suivre la mode. De plus, les entreprises doivent faire face à une concurrence étrangère accrue.
En 1936, le mouvement général de grève sera suivi dans quelques usines dont Bouly.
Les destructions, dans le Santerre, pendant la seconde guerre mondiale sont beaucoup moins considérables. A Moreuil, la place centrale est partiellement détruite ainsi que deux usines. L’activité industrielle n’est arrêtée totalement que lors de l’évacuation de 1940. Elle reprend mais elle est freinée par les difficultés d’approvisionnement en matières première et en énergie qui perdureront jusqu’en 1948.
A la libération, les produits textiles sont massivement importés des Etats-Unis qui ont développé de nouvelles fibres comme le nylon, idéal pour les bas, d’un prix beaucoup plus abordable que la soie.
Dans les années 50, les industriels de la région vont s’équiper en matériels beaucoup plus performants susceptibles de tisser les nouvelles fibres. Les bonnetiers acceptent d’allonger la durée hebdomadaire de travail. Les 3X8 sont de règle et lorsque la demande est grande l’usine ne s’arrête pas même le dimanche. La gamme de produits s’élargit aux bas et chaussettes s’ajoutent les pulls, les chandails, les sous-vêtements. Une partie non négligeable de la production est exportée même dans les états du Commonwealth. Dans les bourgs du Santerre, c’est le plein emploi et les salaires y sont attractifs.
Au début des années 60, tout laisse à penser que le développement va continuer, la demande intérieure explose, avec l’émergence de la société de consommation, et la demande extérieure augmente. Afin de rester compétitif il est nécessaire d’investir dans des machines plus modernes mais aussi plus onéreuses, d’où un endettement qui peut être fatal en cas de retournement de conjoncture. Pour consolider et accroître les marchés, certains développent leurs services commerciaux et leur budget publicitaire devient conséquent.
Le déclin s’amorce à la fin des années 60 avec des faillites en cascades, des reprises partielles qui souvent ne durent pas. Les bonnetiers des premières usines qui ferment trouvent du travail dans la région, ensuite ce sera la reconversion, l’exil ou le chômage de longue durée en attendant la retraite. Triste fin pour des travailleurs expérimentés qui, pour beaucoup, avaient commencé l’usine le lendemain de leurs 14 ans.
En 2020, Breilly ayant fermée en 2005, seule l’usine Malterre continue de fonctionner avec un effectif réduit, la modernisation constante et l’inventivité de la direction expliquant cette persistance.