Ainsi que cela a été relevé pour la présentation du thème lors de la rencontre conjointe, la notion de démocratie est inscrite en toutes lettres dans le document des 17 conditions. Elle y figure comme :
· objet d’apprentissage : apprendre à vivre au sein d’institution démocratique + apprendre à participer à la vie démocratique (lignes 17 – 18)
· condition d’apprentissage : le fonctionnement démocratique favorise l’apprentissage de la prise de parole, de la délibération, de la décision, de la coopération… (lignes 21 – 24)
· principe structurant de l’institution scolaire : des processus et des structures de fonctionnement sont définis (lignes 10 et 27)
· signe d’appartenance de l’école à une société : la démocratie scolaire reflète l’idéal démocratique de la société démocratique dans laquelle elle s’inscrit (ligne 5)
· utopie : l’école est un lieu social d’expérimentation démocratique innovante (lignes 35 – 36)
Nous sommes là au coeur de la distinction opérée par Hannah Arendt (Arendt, 1988) entre travail, oeuvre et action. Dans l’action, se manifeste la caractéristique de l’être humain comme “animal politique” (Aristote), interagissant avec ses semblables par la parole qui le re-présente, lui permet d’affirmer son identité, sa singularité attestant ainsi de sa liberté. L’enjeu est donc crucial pour une école qui se veut le lieu d’apprentissage d’une prise de parole dont l’expression permet au sujet de prendre part à l’action en dialogue et délibération démocratiques avec ses pairs. (Notons au passage que les textes publiés par le REPAQ et les écoles alternatives ont une préférence marquée pour l’emploi du terme “enfant” plutôt que celui d’“élève”. Or, si l’enfant ne peut être réduit à sa seule dimension d’élève, et que le premier terme exprime une sensibilité plus affectueuse et familiale, il faut tout de même remarquer un paradoxe en rapport avec le thème de cette page : “enfant”, est emprunté au latin classique “infans”, signifiant “qui ne parle pas” ! ).
La question qui se pose est donc de déterminer dans quelle mesure la déclaration d’intentions figurant dans le document des “17 conditions” trouve sa concrétisation dans les pratiques et le vécu des acteurs des écoles publiques alternatives tels qu’ils l’évoquent et dans quelle mesure ces pratiques et ce vécu portent significativement la marque d’une préoccupation pour l’éducation inclusive.
Notre analyse des verbatims des focus-groupes consacrés au thème de la démocratie interrogé dans une perspective inclusive repose sur le postulat qu’il existe une intrication conceptuelle entre démocratie et inclusion. Dit autrement, une organisation démocratique pratiquant l’exclusion de membres en son sein, une “démocratie excluante” serait un oxymore. Au contraire, nous considérons qu’une organisation inclusive - en l’espèce, une école - est basée avant toute autre considération sur la reconnaissance (Honneth et Rusch, 2015) et sur le soutien des capabilités (Nussbaum, 2017) dans la classe, dans l’école et dans la communauté. Cela nous a conduit à structurer notre analyse selon les six paragraphes suivants recouvrant les trois modes cardinaux de reconnaissance réciproque identifié par Honneth (la reconnaissance affective, la reconnaissance juridique et la reconnaissance culturelle) et faisant écho à la notion de capabilités entendue comme “capacité associée à la liberté de choix” (voir encadré ci dessous)
Nous présentons donc :
Ce qui favorise le développement de la capacité d’expression inter-personnelle
entre pairs (régler leurs conflits, s’accorder pour jouer…)
entre élève et enseignant (souvent pour s’entretenir des projets, des besoins, des difficultés…)
Ce qui favorise le développement de la capacité d’agir sur la base de son autodétermination et en autonomie (Action plan individuel : choix des activités, plan de travail, etc.)
Ce qui favorise le développement de la capacité d’expression de soi en public (devant l’école ou devant la classe en tant que groupe social)
Ce qui favorise le développement de la capacité de participer à la délibération démocratique (ex : les ateliers de philo, conseil des élèves, réfléchir avec les autres, échanges de points de vue)
Ce qui favorise le développement de la capacité à coopérer avec autrui (ex : conseil de coopération au sein de la classe, organisation/fonctionnement d’un groupe de travail)
Ce qui favorise le développement de la capacité à agir en collectif (ex: actions d’un groupe qui vont vers l’extérieur; spectacles, brigadiers et autres ministères, aménagement de la bibliothèque de l’école en larges groupes d’élèves, action politique)
Ce qui frappe dans les écoles alternatives, selon un participant, c’est la facilité avec laquelle les élèves communiquent entre eux et avec les adultes dont leur enseignant. Les discussions entre les participants ont permis d’identifier de nombreux exemples illustrant les compétences de ces élèves. En effet, on remarque qu’ils peuvent parler sans gêne de leurs forces, de leurs difficultés, de leur préférence pour obtenir l’aide un adulte en particulier, de leurs frustrations en lien avec le comportement des autres élèves ou l’enseignement offert. La culture d’ouverture et le climat de sécurité qu’on y développe conduit les élèves à accueillir le point de vue des autres avec curiosité et respect.
Le développement de la capacité d’expression interpersonnelle est très importante et fait partie non seulement des pratiques d’enseignement, mais aussi de la culture des écoles alternatives. En effet, les enfants apprennent tôt qu’ils doivent résoudre leurs conflits par eux-mêmes à l’aide des stratégies qui sont apprises plus ou moins formellement. D’abord dans la cour d’école on trouve des “brigadiers” dans une école qui offrent à leurs pairs du soutien pour résoudre un conflit. Il ne s’agit pas ici d’élèves qui “surveillent” les autres, mais bien d’élèves qui peuvent arbitrer ou guider une discussion ou un litige entre deux élèves. Cette forme d’entraide structurée est présente dans plusieurs écoles sous différentes formes. Un participant souligne que les élèves font preuve de beaucoup de créativité et de bienveillance en demandant à l’élève qui éprouve une difficulté relationnelle “de quoi as-tu besoin ?” ou “qu’est-ce qui t’aiderait ?”. C’est suite à l’une de ces discussions qu’une élève a eu l’idée de confectionner un toutou pour une élève plus jeune qui disait avoir besoin de quelque chose à “manipuler” qui soit discret et soutenant dans les moments difficiles. Cet objet lui a servi de moyen sur une longue période et a facilité son adaptation sociale. En classe, on trouve des élèves experts qui ont aussi pour tâche d’aider les autres quand ils rencontrent des difficultés à réaliser certaines tâches. La culture en classe et dans la cour est donc propice à l’ouverture de soi dans un espace sécurisant et à la mise en avant des forces de ceux qui peuvent facilement agir adéquatement dans ces situations.
Outre la capacité d’expression entre les élèves, les enseignants misent sur une relation étroite construite chaque année avec chaque jeune. Des moments de discussions plus ou moins formels et le cumul d’observations sur l’apprentissage et les comportements des jeunes guident ensuite l’enseignement ou l’ajustement de l’environnement d’apprentissage.
On trouve par exemple des rencontres officielles avec tous les jeunes à la fin de chaque étape où élève, parent et enseignant partagent leurs observations et dégagent des objectifs d’apprentissage et des moyens de les atteindre par la suite. Dans certaines écoles le portfolio sert de base à cet échange où l’élève doit d’abord s’autoévaluer. Les adultes vont alors commenter l’autoévaluation du jeune. L’identification précise des forces, défis et des ressources autour de chaque élève est la base de l’éducation centrée sur l’enfant promue dans ces écoles. Puisque l’enjeu est d’aider l’élève à développer sa conscience et sa connaissance de lui-même, les élèves sont soutenus à mesure qu’ils apprennent à s’exprimer aux adultes qui l’entourent. Certains enseignants vont aussi consulter le groupe d’élèves pendant les rassemblements du matin et de la fin de la journée ou pendant la journée pour savoir ce qu’ils pensent des activités qu’ils ont vécues. Il s’agit ici vraiment d’amener les jeunes à formuler des opinions claires qui peuvent servir de base à des ajustements par la suite :
“et puis là j'entends :"aahhhh [soupir]"" j'arrête tout. Je regarde la personne qui devient rouge automatiquement. "" Non non - je dis- je cherche juste à comprendre je veux que tu m'expliques ton soupir, il veut dire quoi?"" "" ben j'aime pas ça moi les ateliers de math."" "" Mais encore?"" je dis "" est-ce que tu es capable de m'expliquer pourquoi?""
Sur une base plus personnalisée, des rencontres spontanées peuvent avoir lieu lorsque l’enseignant repère une difficulté : “l'enfant qui n’allait pas bien ou un enfant agité dans la classe ou l’enfant qui était dans la lune ou celui qui ne voulait pas faire un travail. J'allais lui demander ""comment ça va? comment vas-tu ? Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui?"" puis est-ce que t’as envie qu'on aille se parler. Si je ne pouvais pas le faire à ce moment-là, je lui dis "" Regarde, je vais m’occuper tout le monde puis dans 5 minutes on se rejoint dans le corridor."" On allait jaser un petit peu.” C’est dans la création de ces courts moments privé que l’élève comprend qu’il peut s’exprimer librement et qu’il doit trouver une façon de se réengager dans ses apprentissages. Les participants nomment aussi les entretiens de lecture comme une stratégie pour discuter avec chaque élève de ses progrès et défis.
Pour certains élèves dont les difficultés demandent un accompagnement, on utilisera des rencontres régulières. Il peut s’agir de celles qui ont lieu quelques fois par année dans le cadre du processus d’établissement d’un plan d’intervention ou de celles qui peuvent se tenir au quotidien. Dans les deux cas, les participants s’entendent sur l’importance d’impliquer l’élève dans le choix des moyens qu’il devra utiliser ou qui pourront être mis à sa disposition. Les pratiques sont toutefois très variables, certains participants affirment impliquer les élèves à certaines étapes d’établissement d’un plan d’intervention (partie identification de l’élève avec ses forces et ses défis, partie objectifs ou partie sur les moyens) alors que d’autres misent sur l’implication de l’élève dans l’ensemble du processus. De manière générale l’ensemble des participants expriment une forte cohérence à l’égard de l’importance d’amener l’élève à identifier des moyens d’atteindre les objectifs du plan d’intervention :
“ils se sentent plus responsables des moyens qui mettent en place eux-mêmes aussi là.”
L’idée est ici d’amener l’élève à s’exprimer, mais également d’opter pour des solutions qui auront plus de chance de fonctionner « Moi j'observe moins d’essais-erreurs parce que l'élève va nommer un moyen dont il sait, il a une impression que ça va fonctionner. C'est plus riche le moyen qu'on va essayer. »
Enfin, un autre participant souligne la richesse dernière des propositions auxquelles les adultes n’auraient pas pensé : “Une élève en 3e année mais qui est en très grande difficulté en écriture et en lecture. Ben elle a proposé d'avoir [ou de voir] une tutrice de 6e année tu sais c'était vraiment une bonne idée. On faisait pas de tutorat puis moi je suis allé chercher une élève. Puis là ça l’aide vraiment ça la rend autonome ça venait d'elle.”
On adopte donc une posture “ferme sur les objectifs, puis souple sur les moyens” qui permet de développer la capacité d’expression des élèves qui ont des difficultés sur leur propre éducation. D’autres participants affirment qu’il est essentiel de le faire puisqu’au vu des encadrements légaux, un jeune doit accepter ou refuser des services d’aide professionnelle qu’on lui propose à 14 ans. Selon eux, il faut préparer les jeunes qui vivent des difficultés à exprimer progressivement des préférences qui sont dans leur propre intérêt. On discute aussi de l’ouverture à maintenir devant le refus d’un élève d’utiliser un moyen proposé par un adulte, comme un service de technicien en éducation spécialisée ou d’orthopédagogie. Le désengagement de certains élèves devant ces moyens souvent utilisés par l’école québécoise demeure un sujet de réflexion dans la communauté alternative : Jusqu’où accepte-t-on de prendre en compte l’avis de l’élève sur les moyens utilisés pour lui venir en aide ? Il s’agit toutefois d’une question que les participants affirment être utile de se poser et qui nécessite souvent d’amener l’élève et les adultes à expérimenter différents moyens.
Le développement de la capacité d’agir, l’autonomie, est une autre des valeurs fondamentale des écoles alternatives. L’analyse des discussions entre les participants fait ressortir l’importance de réduire la dépendance aux adultes des élèves en développant progressivement la capacité de faire des choix qui conviennent à leurs besoins. Ces choix s’expriment dans l’utilisation des espaces physiques en classe et à l’école, dans les décisions individuelles autour des projets et des autres activités d’apprentissage, dans les choix collectifs des thèmes d’apprentissage et dans la possibilité pour les élèves de négocier des thèmes d’apprentissage non programmés.
En terme d’espaces, les participants affirment que les élèves peuvent souvent circuler librement et utiliser les locaux et les corridors pour travailler. Dans certaines classes on attribue une place à chaque élève, mais ils peuvent déterminer l’emplacement précis. D’autres enseignants assignent un espace de travail pour certains types d’activité ou moment de la journée seulement. Un participant soulève que l’aménagement du local par les élèves eux-mêmes est également une activité pertinente où de nombreux apprentissages peuvent être fait. Il donne en exemple de la construction d’une bibliothèque de classe par les élèves. D’autres participants soulignent que les espaces sont aussi utilisés pour aider les élèves à gérer leurs comportements. On les invite à “aller prendre une marche” lorsqu’ils en ressentent le besoin. Cette possibilité permet à l’élève d’apprendre une stratégie très utile lorsque le bruit ou les émotions les empêchent de s’engager activement. Le bureau du responsable du service de garde ou de l’éducateur spécialisé est nommé comme espace souvent choisi par des élèves qui peuvent éprouver le besoin de s’isoler momentanément.
Les élèves sont également encouragés à faire des choix variés en lien avec les activités d’apprentissage quotidiennes. Différentes pratiques sont nommées comme l’autocorrection de ses propres textes par étape déterminées par l’élève, la participation ou non à certains cours ou le travail personnel et la récupération au choix. Les élèves peuvent également choisir parmi des ateliers dont le contenu ou le niveau de difficulté est varié. Certains atelier sont offerts par des parents et enrichissent le programme accessible aux élèves. Les participants insistent sur l’importance de fixer un bon rapport entre les travaux obligatoires et facultatifs. Trop d’activités obligatoires peut diminuer la motivation des élèves à dépasser le minimum fixés par l’enseignant. Les participants semblaient donc d’accord que tous les élèves devaient être encouragés à dépasser le minimum attendu pour se retrouver face à l’obligation et au privilège de faire des choix. Certains enseignants ont donc choisi de donner plus de temps au groupe pour que tous les élèves aient le temps de développer leur capacité à choisir leurs activités. Au secondaire, un élève pourrait choisir d’aborder un contenu nouveau ou de continuer à travailler sur un contenu qu’il connaît déjà pour le maîtriser davantage. Enfin, les élèves des écoles alternatives choisissent eux-mêmes des projets personnels ou collectifs et cette liberté peut impliquer des échecs que l’enseignant choisira de ne pas prévenir : “ avec des équipes qui réussissent pas parce qu’ils ont pas mis les efforts, ils apprennent quand même. Le retour est super important. Pourquoi ça n’a pas fonctionné?”. Cette capacité d’accompagner des élèves dans leurs projets réussis et non réussis est facilitée par l’assignation pluriannuelle qui permet de garder les élèves plusieurs années avec le même enseignant.
Outre les choix individuels, les élèves sont amenés à faire des choix collectifs et démocratiques des thèmes d’apprentissage pour le groupe. On amènera par exemple le groupe d’élève à identifier des thèmes ou des contenus qu’ils souhaitent apprendre ou travailler en classe, à voter pour finaliser les choix et à en faire la liste pour planifier et intégrer ces activités dans leurs horaires.
Afin de permettre aux élèves et à leur enseignant de vivre ces programmes flexibles, différentes stratégies sont évoquées. Au secondaire des rencontres régulières entre l’enseignant tuteur et ses élèves servent à réviser le programme détaillé de chaque étudiant, dont les projets et les devoirs font partie. Au primaire, des rencontres régulières permettent de faire le suivi des défis de chacun. Une planification flexible de la semaine permet aux enseignants de conserver la liberté d’opérer des choix avec leurs élèves. La “période bulle” quotidienne permet aux élèves de choisir leur occupation dans les moments de transition dont l’enseignant profite pour assurer le suivi des activités qui se terminent et de celles qui se préparent ensuite. D’autres pratiques offertes dans ces écoles concourent à soutenir le développement de la capacité de choisir des élèves, notamment l’offre d’ateliers facultatifs à tous les élèves par l’orthopédagogue et l’offre de services de rééducation en classe et hors de la classe.
Après l’examen des dispositions prises pour favoriser l’expression personnelle de chacun dans des contextes interpersonnels et de celles prises pour favoriser l’autodétermination et l’autonomie, voyons maintenant ce qui est évoqué par les participants comme dispositions propres à favoriser le développement de la capacité de l’élève à prendre la parole devant un groupe afin d’exprimer son point de vue, sa sensibilité, sa proposition de projet, etc.
Ces interactions entre un individu et son groupe sont significatives de la qualité inclusive qui peut être ressentie par les élèves à propos de leur communauté scolaire dans la mesure où sont reconnues à chacun des capabilités concernant la prise de parole, la délibération et la participation à l’action collective. Mettre en place de tels dispositifs nécessite en effet de veiller à la sécurité affective optimale des élèves participants afin que chacun se sente entouré du respect et de la confiance nécessaire pour prendre la parole sans crainte d’être moqué voire exclu. Ces pratiques ne peuvent se développer que dans le souci constant de faire de la classe, de l’école, un espace “hors menace” selon la belle expression de Jacques Lévine. Si tel n’était pas le cas, tenter de mettre en oeuvre de telles pratiques serait totalement contreproductif, au mieux caricatural, au pire de la maltraitance institutionnelle, et quoi qu’il en soit voué à l’échec car le silence et l’abstention deviendraient le seul refuge pour des élèves humiliés.
Dans les propos recueillis à l’occasion des focus-groupe, le souci de créer un espace d’expression “hors menace” est plusieurs fois exprimé ainsi qu’en témoigne par exemple cette participante : “on a introduit l'approche de la communication non violente à l'école donc dialogue et pratique de dialogue authentique, etc. Pour pouvoir justement prendre la parole de façon responsable, de façon respectueuse.” Cela suppose au moins une sensibilisation mais de préférence une formation des enseignants sur la “communication non violente”.
Des médiations pour préparer et favoriser l’expression sont parfois bien utiles, des plus “simples”, par l’écriture, préalable à la prise de parole, à certaines, plus sophistiquées comme la vidéo : “on a des élèves de 3e cycle (...), ils font un petit vidéo à chacune des plénières sur nos valeurs et (...) sur les règles de l’école”.
Cette ligne de conduite favorisant la participation la plus large des élèves est perçue comme exigeante pour tous, y compris pour l’adulte, l’enseignante, garante du cadre ainsi que le laisse entendre une participante : “Dans le conseil, le fait de prendre le temps de l'écrire, tu te mobilises, tu deviens engagé dans ce point-là. Puis c'est l'enfant qui l'a écrit qui l'explique même si l’autre ami qui parle plus fort veut le dire à sa place. Non, c'est vraiment celui qui s'est engagé à le présenter qui le fait.” Mais c’est aussi ce qui donne de la valeur à la parole qui devient une chose sérieuse, à laquelle on se prépare afin de s’exprimer avec assurance.
Mais l’écrit est aussi en lui-même une modalité d’expression personnelle proposée dans certaines classes ou écoles sous la forme du “journal scolaire”. Ainsi, ce n’est plus seulement la prise de parole qui est offerte dans sa labilité, mais la prise de plume pour une trace pérenne fondée sur une plus grande exigence de correction pour laquelle il faut prévoir un accompagnement propre à en donner le goût. Inspiré des techniques pédagogiques imaginées par Célestin Freinet (Geffard, 2015), il est ainsi décrit dans sa dimension communautaire et inclusive par une partipante qui en a pris la responsabilité pour son école: “ Le journal d'école (...) est publié à raison de deux, trois, quatre fois par année. Et les élèves viennent puis écrivent des articles dépendamment des élèves qui sont là et de ce qui les intéresse. Cette année j'avais beaucoup de plus d’élèves qui ont fait des articles, des critiques de film, des potins de stars et tout ça, mais on couvre aussi tous les événements qui se passent à l'école. Les enseignants peuvent contribuer, les parents peuvent écrire dans le journal également. Puis les élèves même s’ils ne sont pas dans le “ministère” (groupe de travail dédié au journal) peuvent envoyer des productions écrites ou des articles qu'ils ont faits pour le journal de l'école.”
Parmi les activités souvent citées pour donner un cadre à l’expression personnelle au sein d’un groupe comme la classe par exemple, plusieurs participants indiquent le “Quoi de neuf?” lui aussi une des plus fameuses techniques Freinet (Geffard, 2015) que l’une d’entre eux définit ainsi pour son école : “On a un dispositif qui s'appelle “Quoi de neuf?” qui est un espace d'expression hebdomadaire pour les enfants. Toutes les classes en ont. (...) si ils ont envie de prendre la parole, présenter quelque chose qu’ils planifient ou non, ils peuvent. S'ils veulent pas, il y a pas d’obligation, c'est vraiment pour favoriser l'expression libre puis de laisser entrer leur vie dans la vie de l'école, en plus de faire connaître l'enfant au groupe”. Le dispositif connait des variantes locales de rythme ou par exemple d’ajout de quelques règles pour en maintenir l’intérêt ainsi que le rapporte avec une pointe d’humour cette participante : “Est-ce je veux vraiment savoir que tu allais chez ton ami pour la 16e fois? Peut-être pas cette semaine ! (...) Qu'est-ce que t’as appris ou qu'est-ce qui va nous permettre de te connaître davantage? On pousse plus loin !” Cette incitation à la variété des thèmes abordés peut alors être exploitée pour alimenter l’inspiration d’autres moments pédagogiques comme le projet ainsi que le montre la participante citée précédemment lorsqu’elle précise avec quelques exemples : “C'est dans les “Quoi de neuf?” qu’on siphonne de l'information ou des pistes, des situations qui vont amener des apprentissages futurs. On part sur (...) un projet ou ça peut être juste une belle discussion, une petite recherche qui va nous pister sur (...) de la mathématique. C'est à travers le “Quoi de neuf?” quand on part.”
Une élève au secondaire présente une autre activité favorisant l’expression, les ateliers philosophiques (1) : “On fait des activités philo jeunes aussi qui nous permettent de parler. On a des activités de débats par mois aussi qui permettent de dire notre opinion.”
Les ateliers philosophiques sont présents sous différentes variantes d’organisation dans plusieurs écoles primaires et secondaires. Même s’il n’est pas certain qu’il s’agisse du sens académique donné à la discipline philosophique avec ses contenus propres d’apprentissage, c’est la pratique du dialogue sur des thèmes concernant la vie des enfants qui est privilégiée. Elle se diffuse même dans un service de garde où on choisit finalement pour ne pas la confondre avec l’activité en contexte scolaire, de la renommer “On jase”, ce qui la fait ainsi se rapprocher du “Quoi de neuf?”. Une éducatrice la décrit ainsi en insistant sur la qualité du cadre offert aux enfants : "En philo on a commencé un peu mais c'était très populaire la philo. Parce que c'était associé à la période de philo qui était faite en classe. Donc on a changé un petit peu, on annonce un thème puis on l'appelle “On jase” c'est une activité qui s'appelle “On jase”. On est installé dans un local calme, lumière tamisée, des coussins, une histoire puis on parle. C'est ni plus ni moins de la philo qu'on fait mais pour les élèves c'est du "On jase".
D’autres formes de réunions sont évoquées permettant l’expression personnelle de la pensée devant le groupe. Une participante évoque simplement “la réunion de fin de journée. C'est là où on fait un retour sur ce qui s'est passé dans la journée (...). Les périodes de réunions, c'est vraiment des moments très important où les enfants peuvent partager aussi tous leurs petits bonheurs qu’ils peuvent avoir, ils peuvent les partager à ce moment-là”. Ce sont là des temps où essentiellement, on fait retour sur ce qui s’est passé. Chacun peut exprimer la façon dont il a ressenti ce qui a été vécu : ses propres plaisirs, ses difficultés… Le groupe de référence au sein duquel l’enfant s’exprime a seulement pour rôle de recevoir, d’accueillir la parole singulière de chacun, dans une simple réciprocité qui en assure l’équité et le caractère inclusif. Dans ces situations, une enseignante rapporte qu’elle accepte de s’exposer, de recevoir l’authenticité des réflexions de ses élèves, en les respectant lors d’un bilan collectif hebdomadaire pour échanger les appréciations autant sur le travail en classe que celui fait à la maison : “Chaque semaine le vendredi on faisait un bilan de la semaine. Puis dans le bilan, on questionnait ce qu'on a vécu : Est-ce que c’était adéquat ? Est-ce que ça a répondu à nos attentes? Est-ce que c’est intéressant ou pas ? (...) Les enfants avaient le droit de me dire « Ben tu sais, la leçon de français ou peu importe c'était poche, c'était plate, c'était ennuyant ! » Alors ils savaient que j'avais l'ouverture pour recevoir ça puis le réajuster.”
Ainsi, dans des formes assez diverses d’organisation, de temporalité, de rythme, de contenus etc., les participants ont présenté les dispositifs variés et adaptés aux élèves qui offrent à ces derniers l’occasion de pratiquer la prise de parole pour l’expression de son propre point de vue devant un groupe de pairs ou un groupe social d’appartenance, y compris donc des adultes. Les conditions de réalisation évoquées mettent en évidence le souci permanent d’offrir ces espaces de parole comme des espaces “hors menace”, des espaces sécurisants et sécurisés au sein desquels les paroles les plus ténues et les plus vulnérables peuvent être proférées et reçues avec respect, essentiellement dans les registres de la reconnaissance affective et sans doute aussi ponctuellement de la reconnaissance culturelle.
Dans ce tableau qui pourrait sembler idyllique, il serait légitime de se demander dans quelle mesure c’est vraiment bien cela qui se réalise. Deux indicateurs nous fournissent des indices positifs confortant ce que les participants ont rapporté de leur expérience. Le premier se manifeste par le souci exprimé par plusieurs de susciter et soutenir l’expression d’élèves qui semblent rester en retrait dans ces moments, tout en cherchant un point d’équilibre éthique avec le respect dû aussi à celui qui garde un droit au silence, à la discrétion. Le second apparait dans la comparaison spontanée qui se fait avec les élèves nouveaux arrivants en cours de scolarité en école alternative : plusieurs participants soulignent combien ces derniers semblent en décalage avec les élèves rôdés à ces pratiques. Les nouveaux arrivants se montrent hésitants, malhabiles et mal assurés dans la prise de parole comparativement à leurs condisciples ayant fait toute leur scolarité en école alternative. De ces observations a découlé un questionnement manifeste dans un des focus-groupe sur le fait de savoir dans quelle mesure il fallait “pousser”, “forcer” à la participation et si cela ne contrevenait pas au principe de respect de l’élève inscrit dans les valeurs de l’école alternative. Ce point de discussion, non tranché, se retrouve aussi dans ce qui a trait à la participation aux instances régulatrices et décisionnelles desquelles il sera question dans les paragraphes suivants. Le scrupule éthique qu’il manifeste chez les acteurs du réseau des écoles alternatives est par son existence même de bon aloi, montrant que la question du respect des valeurs est en l’espèce un questionnement permanent des acteurs bien plus que cosmétique. Un parent assure la synthèse de cela par son témoignage :
« Mon plus vieux est encore un peu timide, mais quand tu le sors de l'école et que tu le compares à ses petits camarades il y a une évolution claire. C'est plus la même personne. (...) Je pense quand les enfants sont plus extravertis c'est bien, ils ont leur place, ils peuvent s'exprimer. (...) Puis pour les plus introvertis, de voir l'exemple des gens qui ne sont pas gênés, qui se présentent, puis (...) de se voir questionnés, ils se répondent dans leur tête quelque part tu sais. Donc ça fait en sorte qu’ils se développent. (Pour) mon garçon, (...) je trouve que ça a une grande influence. Pour moi c'était une des raisons (...) de le mettre à l'école alternative.”
La délibération démocratique va plus loin que la seule expression voire la confrontation des opinions, des appréciations, des points de vue personnels aussi respectables et respectés soient-ils ainsi que le paragraphe précédent le présentait. Il s’agit de parvenir à des prises de position, à des décisions faisant consensus selon des règles communément admises, quand bien même ne requièrent-elles pas l’unanimité. Il y a là nettement un pas vers l’apprentissage et la prise en charge d’éléments rattachés aux trois pouvoirs rappelés plus haut. Sous diverses formes de conseils, d’assemblées aux modes de composition et de représentations variés, il s’agit de délibérer et décider sur des règles, - du législatif - , de délibérer et décider sur des projets et des actions à entreprendre, - de l’exécutif -. Quant au judiciaire, il n’apparait pas dans le jugement-sanction qu’on ferait porter par des enfants les uns sur les autres mais plus simplement et positivement par des occasions dans lesquelles ils peuvent s’adresser des félicitations, des remerciements les uns aux autres, et plus rarement des reproches mais sans sanction consécutive. Lorsque des sanctions disciplinaires sont nécessaires, conséquences d’une inconduite, ce sont les adultes, les enseignantes tout particulièrement qui en conservent la responsabilité.
La forme de ces assemblées peut être de premier degré, comme le plus souvent dans la classe où tous les élèves participent, ou relever d’un second degré par une élection de représentants, de députés, sur le modèle de la démocratie représentative de type parlementaire. Un témoignage donne un aperçu de ce second modèle assez sophistiqué, mis en oeuvre dans le cadre de la coéducation puisque l’instance est animée par un parent : “On a un parlement étudiant,(...) ils (les élus) vont en consultation pour savoir quels sont les besoins de l'école. Ça peut être des besoins sur la cour d'école, au service de garde, dans la classe, etc. Chacun d’eux est représentant d'une section. Il y en a un qui est représentant de la cour d'école, c'est lui qui va rapporter les solutions à la personne qui surveille dans la cour d'école. Le représentant des profs, c'est lui qui va aller voir les enseignants. Le représentant du comité événement c'est lui qui va aller proposer des activités au comité. Ca leur donne des belles responsabilités. C'est un parent qui s'occupe du Parlement étudiant, ils échangent sur des solutions puis c'est des solutions qu’ils vont proposer aux adultes, aux personnels, aux parents.”
Ces instances démocratiques peuvent aussi au niveau de la classe avoir leur mot à dire sur la pédagogie et sur les conditions d’exercice du “métier d’élève” ainsi que sur des choix de contenu d’apprentissage en particulier par les choix de projets. Une enseignante rapporte par exemple comment le conseil des élèves dans sa classe pouvait prendre des décisions quant à la programmation des apprentissages et des activités : “J'en étais venue à (faire) des bilans de fin de semaine, le vendredi. On se réunissait puis je demandais aux enfants ce qu'ils avaient appris, ce qu'ils avaient aimé, ce qu'ils avaient besoin d'apprendre, ce qu'ils avaient envie de faire. On notait tout ça. Puis, le lundi, on utilisait ces sections-là, les choses qui étaient terminées, les choses que les enfants avaient envie d'apprendre qu’ilsi avaient envie de faire. On avait déjà ça affiché, on se le rappelait. Puis on rentrait ça dans l'horaire. Moi aussi, j'avais des choses à proposer bien sûr. On votait, on décidait ensemble, on faisait l'horaire comme ça.”
Ces pratiques de conseils font irrésistiblement penser à la “pédagogie institutionnelle” car elles sont instituantes en ce sens qu’elles mettent chacun « en situation de proposer, de décider, d’instituer, d’être intelligent » (Oury cité par Jeanne, 2008). Ce qui marque le caractère institutionnel, c’est en particulier le fait de reposer sur un cadre, une forme qui réunit mais aussi dépasse celles et ceux qui oeuvrent en son sein en vue de fins sur lesquelles ils s’accordent. Voici quelques illustrations proposées par les participants à propos de l’organisation formelle des différents conseils présentés. Une participante montre dans une brève formule que pour sa classe, cela se définit par quatre caractéristiques formelles intangibles au moins : un nom, une durée, une position physique des membres de l’instance et un objet symbolique : “cela s'appelle le conseil de coopération. Donc on se garde un 40 minutes, 30-40 minutes. On s'assoit en rond on se donne une chaîne. Puis ils aiment bien ça les élèves. On allume une petite bougie électrique.” Une autre précise un rituel : “Dans la Réunion, j'explique l'horaire puis après on traite les points qui sont écrits sur le tableau.” Enfin, si ces pratiques font essentiellement appel à la prise de parole, l’écrit n’en est pas absent car il sert à programmer les contenus : “ J'ai un tableau avec des craies qui est le tableau de réunion. Donc quand les élèves vivent une problématique tu sais exemple : "C'est toujours les mêmes dans le coin lecture...", une affaire de même, "Ben va l'écrire sur le tableau réunion." Fait que là il écrit sur le tableau réunion”, tandis qu’ailleurs, l’écrit sert aussi à la mémorisation des décisions prises par le groupe quand “ au 3e cycle, on a un cahier des résolutions, des décisions qu'on a prises là et on se réfère évidemment à ça : ""ah ! regarde à telle date, on avait dit telle chose, te souviens-tu? ah bein regarde c'est donc c'est ça!"
La grande affaire de ces instances, c’est l’exercice de leur fonction instituante par la législation. Elles sont souvent présentées comme étant chargées de définir des règles pour la communauté scolaire, que ce soit à la dimension de l’école ou plus particulièrement celle d’un des services (bibliothèque, cour, circulations…) ou encore à celle de la classe. Il peut s’agir de règles temporaires pour tenter de régler un problème qui survient ou de règles pérennes. Leur élaboration donne l’occasion de se réapproprier les valeurs de l’école qui viennent les justifier et les étayer. De plus, l’implication des enfants dans l’élaboration des règles est vu comme un moyen de les impliquer intrinsèquement dans leur respect ainsi que le développe une participante : “Quand on met des règles en place, il ne faudrait jamais que ça soit perçu comme c'est l'adulte qui décide qu’on met une règle. On va se mettre une règle parce que c'est important de se la mettre pour le bien-être de tous. Quand les enfants font partie de ce processus là après ça fait plus de sens. Puis ils sont plus aptes à les respecter parce que on les a choisies ensemble que c'était une règle qu'on se donnait. Puis elle est importante à respecter parce que tout le monde était d'accord de la mettre plutôt que de dire que l'adulte t'impose ça, tu l'appliques, tu t'exécutes!”
Ces pratiques peuvent parfois être considérées comme lourdes. La lassitude peut gagner. Il faut alors interroger le rythme de tenue des assemblées ainsi que le remarque un participant: “Des assemblées générales, on faisait régulièrement après ça s'est estompé. Après on a ressenti le besoin d'en faire plus régulièrement. Cette année un peu moins, ça dépend du besoin en fait. Parce que quand c'était très régulier on se rendez compte qu'on était là pour un peu rien c'était peu pertinent.” Ce à quoi d’autres intervenants répondent indirectement en montrant que la programmation, la structuration et la ritualisation de ces moments jouent un rôle déterminant pour les justifier et en conserver l’intérêt. C’est sans doute là un rôle important de veille pour l’adulte.
Une autre difficulté signalée est celle des “voeux impossibles” formulés par des enfants qui n’en mesurent pas toujours les implications “parce qu'ils ont peu conscience de ce que ça implique; ils demandent, ils nous proposent plein d'activités puis ils sont fâchés quand on dit : « on peut pas faire ça ! »”. Objection à laquelle celle qui l’a formulée répond d’elle-même peu après en notant que c’est en associant les enfants à la réalisation de ce qu’ils proposent qu’ils peuvent prendre conscience du réalisme nécessaire et des contraintes qui s’imposent à toute réalisation, ce que souligne cette autre intervention rappelant que : « l’'implication des enfants dans la recherche de solutions est essentielle parce que de toute façon ils sont partie prenante de ça. Donc ils doivent être impliqués pour être en mesure de l'appliquer par la suite. Et aussi souvent les enfants ont beaucoup d'idées que nous on n’aurait même pas pensées donc c'est très riche de faire appel à eux dans la recherche de solutions.”
Cette dernière remarque conduit aux paragraphes suivants qui portent sur le développement de la coopération et de la capacité d’agir en collectif.
Mais avant de céder cette place, il est précieux de terminer par des témoignages de parents soulignant l’influence de ces pratiques de démocratie scolaire jusque dans la vie familiale, ce qui est d’ailleurs une belle évaluation positive de celles-ci, non dénuée d’humour !
“Il y a beaucoup de mes amis qu'ils disent "ah tu sais quand les enfants se chicanent.." puis moi honnêtement, c’est le contraire, j'ai de la misère parce que ils sont presque dans leur cocon puis quand ils se chicanent c'est une négociation. Ils sont en 2 puis en 3e année, et ils utilisent tous les principes de “OK on va discuter là, ça fonctionne pas!”. Je les entends dans leur chambre en train de négocier et je pense que je vais essayer d'apprendre d'eux! Quand on parle d'une démocratie ça revient même à la maison ! En tant que parents on s’est requestionné (quand les enfants étaient) en maternelle : “c'est quoi cette règle ? pourquoi on a à faire ça ?” A un moment donné, il y a un prof qui m'a dit : “Mais requestionne-toi pas, dis juste : “je suis ta mère !”.
Un autre parent raconte aussi : “Chez nous on est juste trois avec ma femme, fait que c’est du 33 % de vote. Puis là, faire comprendre (à notre enfant) qu’on a l’expérience, ça ne marche pas! Fait que alors ben là on (les parents) se sert du 66 %, on a gagné! Mais je pense qu’il y a le bon côté des choses, il y a la démocratie. Il y a toujours la remise en question à la maison des règles d’usage : on peut se coucher plus tard pour telle raison. C’est pas toujours évident la négociation qui est là, mais cela le ramène à des bonnes réflexions, ça c’est sûr!”
Des coopérations dans des activités pédagogiques d’apprentissage sont présentées par plusieurs enseignant·e·s. Sur le modèle cher à l’éducation nouvelle, la classe ou le groupe d’élèves s’organise pour réaliser une activité et/ou une production occasionnant des apprentissages dont chaque participant pourra tirer bénéfice. Cette pratique pédagogique du travail en groupe(s) est très répandue dans tous les milieux scolaires, où elle est parfois vue comme une panacée pour favoriser la participation des élèves. Or, elle occasionne souvent bien des déceptions et des renoncements. C’est qu’elle n’est pas assez envisagée comme devant elle-même faire l’objet d’un apprentissage (Meirieu, 2010). C’est seulement à condition de n’être pas improvisée au falacieux prétexte que les élèves aiment ça qu’elle peut porter ses fruits. En revanche, bien mise en place, cette pratique est un des atouts majeurs pour la différenciation en ce qu’elle permet à chaque élève d’y participer selon ses capacités et de tirer profit des l’élaborations sociocognitives que lui offrent ses partenaires (Schneuwly, 1987; Clot, 2006). Inscrite particulièrement dans les conditions n°1, 7 et 14 du REPAQ, l’idée de développement des apprentissages dans un contexte de coopération démocratique est très présente dans les écoles alternatives. Cela n’y rend pas les choses plus facile qu’ailleurs mais les participants aux focus groupes font état de leurs pratiques et de leurs réflexions à ce propos, attestant de l’importance qu’ils lui accordent. Ils indiquent en particulier des pratiques telles que le pairage multiâge et le tutorat, qu’ils considèrent comme préparatoires au travail en groupes. (Voir des propos sur ces pratiques ICI par exemple)
Ainsi, à l’occasion de l’admission d’une nouvelle élève dans sa classe, une enseignante remarque que ce n’est pas facile, qu’il a fallu procéder par étapes pour cette “élève qui, quand elle est arrivée ici ne pouvait pas être en équipe de quatre ou de huit. J'ai des tables de huit. Elle était à deux. Puis à deux c'était déjà difficile. Donc on commence à deux puis là elle est rendu à trois. Donc c'est progressif. C'est quelque chose qui s'apprend aussi à travailler en équipe puis à coopérer. Mais c'est quelque chose que je trouve difficile quand les élèves arrivent à mi-parcours”. Cette anecdote offre l’occasion de remarquer que sans la vigilance et l’intervention adéquate de l’enseignante, la nouvelle élève aurait pu vivre cette pratique comme excluante. Sans cette attention, on pourrait craindre qu’un sentiment d’exclusion frappe aussi d’autres élèves en raison par exemple de leur fragilité ou de leur moindre efficacité au regard de leurs pairs.
Un autre genre d’activités a été évoqué qui fait appel à la collaboration pour donner lieu à des réalisations pratiques et concrètes. Un exemple est rapporté à propos d’une bibliothèque de classe que les élèves trouvaient inadaptée à leurs besoins et usages. Les élèves disposent d’un espace d’expression collectif, un conseil au sein duquel ils savent pouvoir exprimer une demande; l’enseignante y rappelle une contrainte objective concernant les moyens financiers qui métabolise la demande en projet : “La bibliothèque que j'avais dans ma classe n’était pas adéquate. On n’avait pas assez de place pour mettre nos livres. (...) c'était une vieille bibliothèque pas belle. Je leur ai dit "Ecoutez les cocos, ça coûte cher une bibliothèque, on n’a pas de budget". "Ben on va en construire une". "Ah, OK on va en construire une." Et le projet devient ainsi une belle occasion pédagogique pour une grande diversité d’apprentissages car “On a décidé les étapes ensemble, puis les enfants disent : "Il va falloir qu'on mesure !" Ils voulaient faire une bibliothèque autour du TBI.”
Les élèves participent selon leurs capacités dès la phase des mesures et des tracés de plans où la différenciation semble se réaliser spontanément: “J'avais les premières années qui n'étaient pas tous au même niveau en mesure et en mathématiques. J’en avais qui alignaient différents livres de différentes grandeurs parce qu'ils avaient compris qu'il fallait aligner les objets. D'autres qui essayaient de mesurer des hauteurs en empilant des petits cubes ou en empilant des livres. J'en avais d'autres qui utilisaient vraiment les mesures conventionnelles, qui alignaient les mètres les uns après les autres ou qui avaient leur règle. C'est un des exemples, mais on a dessiné aussi des plans…”
La phase suivante consistait à confronter ces plans à la réalité des fournitures de chantier et à leur mise en oeuvre. La classe se rendit au magasin de bricolage pour rencontrer un conseiller de vente qui se fit pédagogue à son tour. Par une maïeutique spontanée, il allait activer le conflit sociocognitif ainsi que le rapporte l’enseigante avec un émerveillement bien compréhensible : “On a déroulé nos croquis. Le vendeur a regardé ça, il était impressionné parce que les enfants ont présenté leur future bibliothèque, mais il y avait différents croquis. Il y en avait, c'était tout “croche”, mais ça avait été fait avec des feuilles du bac de recyclage. Puis il y en a d'autres, les élèves qui étaient super organisés. Ils avaient fait des belles lignes avec des vraies mesures, d'autres c'était tant de cubes jaunes par tant de petits livres, etc. Le vendeur ne comprenait rien, puis il leur a demandé d'expliquer. " mais qu'est-ce que ça veut dire, de quoi vous avez besoin?" Les enfants ont tout nommé. Puis il a dit : " Mais là, quand tu me dis que ça mesure des petits cubes, qu'est-ce que ça veut dire?" Mes élèves se sont mis à expliquer que tant de petits cubes jaunes, si tu en as dix, c'est comme 10 cm parce que un cube mesure 1cm, donc si tu en as 10 c'est 1 dm, puis que si tu as 10 dm, c'est 1m... Moi, je les écoutais, je n’avais jamais enseigné ça. Mais c'était le groupe qui expliquait ça au vendeur.”
Le récit se conclut par la participation des parents à l’atelier de construction et par la fierté subséquente des élèves. Cette occasion d’apprentissages multidimensionnels et différenciés est née d’une instance démocratique où l’on prend au sérieux les attentes et les projets des élèves. Les phases de stabilisation des notions aperçues par les élèves à cette occasion, les situations de transfert qu’on leur aura proposées afin de s’assurer qu’ils sont capables de décontextualiser-recontextualiser ne font pas partie de ce récit mais elles sont cruciales évidemment pour assurer à tous d’authentiques apprentissages. Gageons qu’elles ont été largement facilitées par l’engagement et les observations spontanées de ces élèves fortement motivés par leur projet.
Il est certain que tous les projets ne débouchent pas sur une réalisation aussi brillante que celle qui vient d’être évoquée. Cependant, les difficultés, les obstacles sont en eux-mêmes des occasions d’apprendre lorsqu’elles sont finement accompagnées par des adultes qui ne disent pas “non” mais offrent des pistes d’adaptation possibles ainsi que l’évoque une participante : “Ils partent avec des idées, tu laisses aller, puis là ils se rendent compte que ça ne marche pas, que c'est compliqué. Mais c'est sûr que si je vois qu'ils mettent beaucoup d'énergie à quelque chose, qui n’a aucune chance d'aboutir, je vais essayer de réorienter puis de les amener à ce que ce qu'ils veulent faire se réalise, mais peut-être avec une petite modification.”
Et même les échecs dans les réalisations ne sont pas condamnés à l’être sur le plan des apprentissages ainsi que le rappelle cette enseignante : “C’est le retour même avec des équipes qui ne réussissent pas (...) ils apprennent quand même. Le retour est super important. Pourquoi ça n’a pas fonctionné? Ces élèves, il faut qu'ils apprennent ça aussi là!”
Ainsi, les dispositifs divers de conseils de coopération - au niveau de la classe ou de l’école - ou plus simplement d’organisation du travail en équipe sont des instances démocratiques d’incubation de projets dont la réalisation offre des voies différenciées d’apprentissage qui toutes servent le développement de la capacité d’agir en coopération avec autrui. Bien conduites, selon les exemples qui ont été partagés dans les focus groupes ayant abordé ce thème, les acteurs qui les ont présentées s’accordent à penser à bon droit que ces pratiques sont inclusives.
La sixième et dernière catégorie de pratiques concerne ce qui favorise le développement de la capacité à agir en collectif pour un profit qui s’étend au-delà du groupe agissant. Tout ce qui pourrait s’apparenter à l’action civique. Cela peut revêtir des formes assez diverses. Dans les focus groupes, trois pratiques très structurées à la dimension de l’école ont été rapportées (ministères, brigade scolaire, entreprise), une quatrième, plus modeste, a la particularité de chercher à développer une coopération de dimension plus communautaire.
L’institution des ministères et parmi ceux-ci un ministère sur le thème de la sécurité comportant une “brigade scolaire” sont des initiatives propres à une école alternative qui a fait de cette démarche de structuration institutionnelle un point fort de son projet. Cela mériterait sans doute un long et bel exposé que nous n’entreprendrons pas ici, pour nous concentrer sur ce qui dans ces réalisations semble favoriser de manière inclusive l’apprentissage de la capacité d’agir au sein d’un collectif.
Les ministères sont des groupes de travail et de projet thématiques au sein desquels se répartissent librement les élèves. Ils constituent en plénière “Le Parlement” de l’école et agissent aussi séparément chacun selon sa responsabilité. Le ministère de la culture comprend des sous-comités pour le sport, la récréation, les sorties et fêtes. Le ministère des communications comprend des sous-comité pour le journal scolaire, les TIC, la radio étudiante. Le ministère de l’environnement a pour sa part des comités pour le jardin et les aménagements extérieurs. Enfin, le ministère de la sécurité propose un seul sous-comité, celui de la brigade scolaire. Plusieurs témoignages insistent sur la liberté de choix accordée aux élèves quant au comité auquel ils vont participer pour l’année. Mais pour obtenir un engagement authentique de tous les élèves, il faut une période de “rodage”. A partir de la troisième année de fonctionnement, une participante observe que les choix se font en général plus facilement, en connaissance de cause, sur la base de l’expérience et sans doute des discussions entre élèves. Cependant, elle relève aussi que pour certains élèves cela peut rester difficile de choisir, soit par manque d’intérêt pour quelque ministère que ce soit ce qui peut venir d’un manque de maturité et d’autonomie. Il y aurait là un risque de mise à l’écart mais dans ce cas, ajoute-t-elle, c’est l’adulte responsable de l’encadrement du ministère qui sert de point de repère pour le choix et offre la souplesse nécessaire au moins provisoirement pour permettre la participation : “Souvent les élèves qui sont pas motivés, qui n’ont pas envie de s'impliquer, (...) il leur reste : "C'est quoi ton ministère ? - ben moi, je fais la bibliothèque - Ok, je vais prendre ça !" puis, ils restent avec moi. Parce qu'ils sont avec moi, ils sont confortables avec moi. Ça ne les intéresse pas tant mais ils sont pas anxieux et je réussis à leur faire faire des petites choses. Si je les avais envoyés ailleurs ils auraient peut-être fait des crises, ils auraient dérangé.”
L’exemple de la brigade scolaire, parmi les ministères, a été plusieurs fois évoqué du fait de son originalité et de son indéniable intérêt. La similarité du concept avec le programme du même nom du CAA Québec, qui date de 1929, est évidente bien que nous n’ayons pas d’information sur la source du modèle employé en école alternative. Les enfants qui choisissent d’en faire partie reçoivent une formation, ils sont clairement identifiés sur le plan vestimentaire et leurs missions sont ainsi définies : “faire respecter le code de conduite, aider aux déplacements et aux rangs, apprendre sur la gestion de conflits, devenir des médiateurs sur la cour d’école”. Le rôle des médiateurs est similaire à celui développé dans le programme Vers le pacifique depuis les années 90. Pour les deux dernières missions, les témoins ne cachent pas qu’”interagir avec les plus vieux c'est plus difficile. Ces interventions-là sont souvent plus rapidement référées aux adultes parce que les plus vieux ne tiennent pas à se faire régler le conflit par leur collègue de classe ! Mais avec les plus petits, ils sont vraiment impliqués.” Cela n’est pas surprenant dans une tâche qui relève à certains égards du pouvoir judiciaire et qui pourrait générer des mises à l’écart, des rivalités plus ou moins toxiques. Pour éviter cela, un participant se veut rassurant en soulignant le soutien et la formation prévus : “Les brigadiers sont assez bien formés pour être capables eux aussi de demander de l'aide et de pas porter le poids sur leurs épaules. Les brigades ce sont des enfants qui apprennent avec un prof comment on fait pour régler des conflits. On est vraiment dans la démarche de résolution.” En revanche, la mission d’aide aux déplacements qui fait appel à l’anticipation et à l’inventivité organisationnelle est moins délicate mais tout aussi intéressante dans une perspective inclusive où la liberté et la facilité de déplacements soutiennent l’autonomie et l’autodétermination de chacun·e.
Dans une école secondaire, un cours dénommé “entreprenariat”, sous des dehors de préparation aux écoles de commerce, vient rappeler que l’idée de travail et d’apprendre à entreprendre n’était pas étrangère au mouvement de l’école moderne créé par Célestin Freinet (1). Selon l’élève qui en témoigne dans un focus groupe, ce cours consiste à “se créer une entreprise où on a chacun une fonction, (...) et ça part vraiment tout de nous. (...) moi j'ai une entreprise de pop-corn, je vends du pop-corn personnalisé. Je sais qu'il y a une entreprise de théâtre, elle fait des cours de théâtre pour les écoles primaires." Elle insiste sur l’espace de liberté et d’initiative ainsi offert à chacun·e y compris dans les formes d’organisation : la fille elle est toute seule moi je suis toute seule. C'est vraiment notre choix, on choisit avec qui on est.” Les équipes quant à elles, doivent procéder à une répartition des rôles. Dans cette initiative encore du cours “entrepreunariat”, on voit une opportunité de différenciation et d’autodétermination.
Enfin, une quatrième pratique se rapporte à ce paragraphe montrant comment on peut développer l’action en collectif avec des partenaires de la communauté vivant à l’entour de l’école. Une enseignante explique avec un enthousiasme compréhensible: “On fait de la correspondance avec le groupe d'alphabétisation qui est vraiment pas loin sur la rue X. Ce sont des adultes qui ont arrêté l'école. C'est beau de les voir quand ils voient nos jeunes. Ils sont émerveillés. Des liens se sont créés entre les enfants et les adultes. Les adultes veulent venir nous visiter à l'école parce que cela fait des années qu'ils ont décroché de l'école. Ils sont en train de réapprendre à lire et à écrire. Ils sont prêts à remettre les pieds dans une école et à voir comment ça se passe. Je me dis "Oh mon Dieu je vais avoir créé ça, c'est super chouette"!” Nul doute que les enfants tireront de nombreux profits de l’expérience à commencer par l’idée que l’échec dans les apprentissages n’est jamais définitif, qu’on peut toujours s’y remettre et qu’à tout âge on peut en manifester le désir et en avoir le courage. Si une telle leçon est tirée de cette expérience par les jeunes esprits qui y ont participé, l’éducation inclusive en sera elle aussi renforcée.
Nous décelons un dilemme quant au rôle des enseignants ou de l’école à l’égard du développement de l’autonomie et de l’autodétermination des enfants qui ont des difficultés d’apprentissage ou de comportement. En effet, les participants ont approfondi, dans l’un des entretiens de groupe, leurs préoccupations autour de la sujétion aux adultes, véritable implicite des interventions scolaires auprès des élèves “en difficulté”. En résumé, les élèves “en difficulté” sont perçus dans certains contextes comme moins aptes à choisir par eux-mêmes les solutions à leurs difficultés. Ce qui prévaudrait pour les autres autour de la valeur démocratique de l’école alternative ne s'appliquerait plus si l’élève a été identifié comme “un élève à défi”. S’ensuit alors l’imposition systématique de services d’aide (en orthopédagogie par exemple), qui ne pourront plus l’être au plan légal dès que le jeune aura 14 ans. Les adultes de l’école alternative ont à coeur de développer l’engagement progressif de l’élève dans les décisions qui le concernent et surtout, dans l’identification des moyens qu’il souhaite utiliser pour résoudre ses défis. Cela est particulièrement important dans le processus d’élaboration des plans d’intervention. Là encore, les pratiques varient. Parfois l’élève est consulté et parfois il élabore lui-même son plan avec ses parents et l’enseignant. L’âge de l’élève, la nature de ses difficultés et l’état de sa prise de conscience ou de sa connaissance de ses défis sont pris en considération. Et si ce n’était pas l’élève lui-même qui avait besoin d’aide, mais plutôt les adultes qui se questionnent, avec raison, sur la manière d’amener l’élève à progresser ?
La même réflexion s’applique à la résolution des conflits interpersonnels : va-t-on choisir d’imposer une sanction ou une conséquence préfixée et administrée par l’adulte en présence et sans égard au contexte ou plutôt choisir d’amener les élèves à s’expliquer entre eux, à trouver des moyens qu’ils comprennent et qui ont un sens, en déléguant démocratiquement et spontanément la guidance à l’élève médiateur ou à l’adulte qui a un lien significatif avec les jeunes en question à l’école ? Il en va de même pour les projets : doit-on intervenir ou pas lorsque les élèves font fausse route alors que l’apprentissage de la démarche de projet et de la coopération entre élève sont plus importants que le résultat obtenu ? Des élèves qui éprouvent des difficultés dans ces contextes devraient-ils bénéficier d’autant de choix que les autres ou se voir attribuer des activités qui correspondent à la perception que les adultes se font de leurs capacités et de leur potentiel ? Dans tous les cas, les participants constatent des disparités de traitement entre les élèves et donc, des disparités dans les occasions de s’exprimer et de se responsabiliser.
Il reste à présenter quelques questions qui ont été soulevées lors de ces focus groupes. Elles sont transversales aux thèmes retenus dans l’analyse ci-dessus.
Attendu le temps qui est consacré sous différentes formes et pour différents objectifs à l’expression, la première question consiste à se demander jusqu’où « passer du temps à discuter » alors qu’il y a d’autres choses à apprendre ? Cela ne risque-t-il pas de se faire au détriment des élèves plus faibles ainsi que l’exprime dubitativement un parent participant : “Est-ce qu'on peut se permettre tout ce temps à discuter avec tous les enfants de discuter d'inclusion, de démocratie, de coopération. Alors que peut-être y a des affaires, alors que je sais pas, c'est une vraie question, j'affirme rien, je pose une question. Est-ce que peut-être il y a des enfants qui ont moins de chance, qui ont des troubles d'apprentissage, qui ne peuvent pas se permettre de prendre tout ce temps-là à se questionner … C'est une question ouverte là. C'est tout, j'ai pas de réponse.”
Nous avons vu que ces temps consacrés à la parole et à l’échange avaient selon plusieurs témoignages directement à voir avec la programmation et le soutien aux apprentissages académiques (voir § 1 et 2). A ce titre, et en veillant à ce qu’ils ne prennent pas toute la place, ils peuvent favoriser l’accès aux apprentissages pour les élèves qui éprouvent des difficultés en les aidant à les identifier, en travaillant avec eux à la recherche de pistes d’amélioration, et surtout en leur signfiant qu’on leur accorde de l’importance, qu’ils·elles n’ont pas à avoir honte ou à dissimuler leurs difficultés, que celles-ci sont prises en compte et font l’objet d’un intérêt et d’un souci constants. L’élève qui sait parce qu’il en a fait l’expérience qu’il a le droit de faire des erreurs - et que même, cela peut être un levier d’apprentissage (Astolfi, 2014) - se sent considéré·e, gagne en confiance en soi et progresse. Par ailleurs, les temps de dialogue pour échanger des idées ou élaborer des projets ( § 3, 4, 5 et 6) sont aussi favorables à la reconnaissance, au sentiment d’appartenance et de participation pour tous dans la mesure impérative où ils sont régulés par les principes démocratiques fondamentaux soutenant tout particulièrement ceux dont la parole est la moins assurée.
Une autre question a été soulevée qui mérite attention, celle de la validité des règles aux différents niveaux d’organisation et dans les différents lieux. Les règles décidées démocratiquement au sein du groupe classe, les principes se retrouvent-ils dans celles de l’école, et réciproquement ? Plus délicat encore et semble-t-il pas encore réalisé dans toutes les écoles malgré le travail des éducateurs·trices en services de garde au sein du REPAQ : l’adéquation entre les règles posées pour la classe et l’école ET celles du service de garde. Or, l’enjeu est important car si les enfants peuvent apprendre que des règles doivent être adaptées selon les instances et les lieux de vie, ils s’attendent à ce que les principes sur lesquelles elles sont fondées soient en cohérence et qu’ils soient associés à leur élaboration démocratique. Là encore, ce sont les élèves les plus vulnérables qui ont le plus besoin qu’on y soit attentif afin d’avoir un fonctionnement d’école inclusif.
Terminons en soulignant, comme nous l’avons exposé dans cette page à travers les six catégories de pratiques rapportées par les participant·e·s aux focus groupes sur le thème de l’éducation démocratique, que les écoles alternatives tentent de rompre avec la tendance des milieux scolaires traditionnels à confier aux enseignants l’exercice cumulé des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire). En effet, l’enseignant·e dans sa classe est souvent le “despote éclairé” qui décrète ce qu’on va (doit) faire, qui édicte les règles selon lesquelles la classe doit fonctionner et sanctionne selon ses propres lois implicites les élèves qui désobéissent. Nous avons pu montrer comment les écoles alternatives tentent de partager avec les élèves et plus largement avec le démos que constitue la communauté scolaire, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Bien sûr, personne n’a prétendu y parvenir complètement mais tous ont témoigné de leur volonté d’oeuvrer en ce sens. Les limites et les obstacles rencontrés ont été évoqués en particulier pour l’exercice du pouvoir judiciaire qui est souvent lié à la faute et à sa sanction laquelle requiert un exercice tempérant et conséquent de ce pouvoir, ce que de jeunes enfants ne peuvent d’emblée avoir car il y faut plus qu’aux deux autres une l’expérience de vie.
En quoi ce chapitre vérifie-t-il l’hypothèse selon laquelle les pratiques des écoles alternatives peuvent aller favorablement dans le sens de l’éducation inclusive ?
Essentiellement, en offrant à tous les élèves une grande diversité de situations où exercer leur capabilité de sujet parlant. Diversité des contenus de cette expression : ressentis, opinions, raisonnements, délibération, débats, prises de décision, projets individuels ou collectifs etc. ; diversité des modes d’organisation : nombre et qualité des participants, déroulement, règles de fonctionnement, etc. Cette diversité est de bon aloi. Elle permet à l’élève de progresser en lui accordant prioritairement une attention individuelle sur des questions le concernant et en l’amenant progressivement à s’investir dans la dimension collective de l’interlocution. Sur cette base de fonctionnement, les écoles alternatives disposent sans aucun doute d’un savoir faire qu’elles peuvent développer autant que possible dans une direction inclusive, à condition en particulier, d’exercer la plus grande vigilance et la plus forte inventivité pour soutenir et développer les capabilités des élèves les plus fragiles.
Arendt, H., (1988). Condition de l’homme moderne. Paris : Paris Presses pocket.
Astolfi, J.-P. (2014). L’erreur, un outil pour enseigner. Paris : ESF Editeur.
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